Bonjours... Votre critique des syndicats s’applique t’elle aux CNTs (vignoble et AIT) ? Quelle est votre approche du syndicalisme révolutionnaire ?
Merci d’avance..
La question posée et la situation actuelle m’ont amené à ces quelques réflexions.
Je précise d’où je parle : je me sens proche de l’OCL (sans y être formellement) et mon propos n’engage que mon pseudo.
A la question de savoir si c’est la même critique pour tous les syndicalismes, en tous lieux et en tous temps, la réponse est non, me semble-t-il.
Il y a en fait plusieurs niveaux de critiques.
Il y a celui qui peut être partagé par plein de monde, sans aller chercher des analyses théoriques très poussées et en regardant simplement ce qui se passe : le caractère bureaucratique, vertical, institutionnalisé (comme médiation entre salariés et patrons), subventionné et globalement collaborationniste du syndicalisme “réellement existant”. Une critique qui dit que les structures syndicales (mais c’est la même chose pour toute organisation humaine : associations, partis…) en tant que telles ont une “vie propre”, une logique de fonctionnement et de survie qui les éloignent et les amènent à s’opposer aux intérêts de ceux et celles qu’elles déclarent représenter. Et d’ailleurs, ce type de rapport entre représentants et représentés fait partie du problème puisqu’il assure la reproduction du statu quo social.
Tout cela dessine un positionnement pas seulement “critique“ mais d’opposition, de combat et de recherche de modes (formes et contenu) autres de s’organiser et de lutter contre l’exploitation et les diverses dominations.
Après, il y a un autre niveau de critique, qui vise surtout à pointer quelques problèmes ou limitations de ce que certains camarades peuvent mettre dans une sorte de syndicalisme “idéal”, qui serait débarrassé de toutes ses tares, de tous les freins qu’il a placé en travers de l’auto-organisation et de l’émancipation sociale/politique. Là-dessus, les critiques sont plutôt des doutes sur la signification et la possibilité (utilité) de créer des organisations (explicitement syndicalistes révolutionnaires ou anarcho-syndicaliste) simplement sur la base d’une orientation et d’un modèle issus d’une histoire un peu lointaine, de périodes du capitalisme qui n’est pas celle d’aujourd’hui, dans des textes de congrès écrits il y a 100 ans et plus…
L’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire est une source d’enseignement et d’inspiration. Mais il faut avoir à l’esprit que lorsqu’il était vivant, dynamique, lorsqu’il avait du poids, une influence, c’est parce qu’il correspondait à une situation historique donnée, qu’il en était une des expression, qu’il était sans doute la forme la plus appropriée dans le contexte de l’antagonisme de ces époques là, et donc ce par quoi il a pu exister véritablement.
Mais ce qui était vrai ou adapté à une période, ne l’est plus dans une autre. Depuis, il y a eu des guerres (particulièrement en Europe), des crises du capitalisme, des tentatives révolutionnaires et des contre-révolutions, des périodes de reconstruction, de réorganisation et de mise en place d’une sorte de compromis historique entre la classe ouvrière et la bourgeoisie (compromis intégrant des formes de conflictualité) par l’intermédiaire de dispositifs de dialogue social, de concertation, de croissance économique à l’intérieur d’un marché national, etc. Période qui est d’ailleurs terminée.
Les références anarcho-syndicalistes comme celles du syndicalisme révolutionnaire, sont des éléments, des références qui sont sur la table. Evidement. Avec d‘autres. Avec toutes les références qui en somme ont visé (et visent encore) à prendre en charge les luttes sociales immédiates sans se couler dans les modèles établis de la reproduction sociale, sans doute parce que ces expériences inscrivaient ces luttes immédiates dans une perspective de libération sociale qui ne semblait pas très éloignée.
Maintenant, faut-il se référer explicitement à tel ou tel courant du mouvement ouvrier historique au point de vouloir en incarner la continuité aujourd’hui ?
C’est un choix assez ouvert.
Dans les faits – et c’est là un point de vie contestable comme tous les points de vue – l’affirmation à toute force d’une appartenance à un courant historique bien défini qu’il faudrait faire croître par des mécanismes d’adhésion, de ralliement et/ou la proposition de faire tenir la richesse, le caractère hétérogène, voire les contradictions, parcourant les diverses expériences de la rébellion sociale dans la construction d’une seule organisation qui en ferait la synthèse, contient beaucoup d’éléments qui, me semble-t-il, empêchent de voir les phénomènes émergents, de comprendre ce qui se joue, d’élucider leur dynamique et potentialité. Un courant politico-social délimité et affirmé et une organisation censée l’incarner deviennent souvent des “objets” clos qu’il faut défendre, promouvoir, faire exister… indépendamment des rapports de force, de leur utilité, mais pour eux-mêmes, dans quelque chose de très auto-référencé et qui devient un but en soi. C’est un mouvement de militants, d’activistes, qui peut acquérir une légitimité s’il apparaît comme utile dans les luttes, auprès de ceux et celles qui n’en sont pas membres. Mais ce n’est pas là la somme des formes organisées (comités, collectifs, assemblées, coordinations, moyens d’expression…) que les mouvements de lutte se donnent à eux-mêmes pour exister et mener leurs combats.
L’histoire ne repasse pas les plats. Et on ne peut pas comprendre à la chute, à la défaite, de ces courants révolutionnaires dans le mouvement ouvrier si on ne relie pas cela à une évolution du capitalisme lui-même dans le premier tiers du XXème siècle, dans l’organisation du travail, dans les rapports sociaux (dans la production et la reproduction sociale), dans l’évolution du cadre politique et juridique dans lequel s’est insérée la lutte de classe (les conventions collectives, le droit social, l’“étatisation” des formes d’entraide mutuelle pour la santé et la retraite…), dans les modifications de la production matérielle, dans ce que certains ont appelé la composition sociale/politique de la classe, dans les formes de consommations, etc. Par exemple, les grandes entreprises tayloriennes, avec des milliers et même des dizaines de milliers d’ouvriers, avec une organisation très hiérarchisée qui se sont accompagnées de l’instauration des conventions collectives (d’entreprises ou de branches) ont favorisé un syndicalisme centralisé, vertical, professionnel, bureaucratique, social-démocrate ou stalinien… ce qui n’a pas toujours empêché d’ailleurs l’éclatement de mouvements de luttes autonomes dans les ateliers, l’apparition de formes d’insubordination et d’organisation de la base (y compris parfois la base syndicale contre ses directions), tout au long des années 1960 et 70 surtout.
Ce rapport étroit entre l’organisation matérielle de la production et l’organisation syndicale interne à l’entreprise se retrouve à l’échelle de toute la société : l’Etat-providence ou Etat social, a depuis longtemps instauré un cadre réglementaire, juridique et politique donnant un certains nombre de droits au syndicalisme, droit d’exister et de prospérer mais à condition de respecter des limites infranchissables : pas de grève politique, de solidarité, pas d’atteinte à la propriété privée des moyens de production (interdiction des grèves avec occupation). Limites qui ne cessent d’ailleurs de s’étendre et qui donne à ces droits un caractère de plus en plus théorique : pas de grève-bouchon, pas de blocage des flux (de marchandises et de force de travail). Le droit de grève oui, mais à condition de ne gêner personne, ni les consommateurs, ni les clients, ni les fournisseurs, ni l’administration... Signe supplémentaire que l’on change de période. Des syndicats dotés d’une position institutionnelle reconnue, confortée essentiellement par le code du travail et un système de délégations dans les grandes entreprises, mais sans véritable pouvoir de s’opposer (ou faire mine de le faire) aux impératifs du capital auxquels obéit les décisions de l’État, comme on a pu le voir lors des manifestations de l’automne dernier sur les retraites.
Ceux et celles qui, comme nous, veulent être les héritiers de cette histoire des luttes sociales, “doivent” (c’est pas une obligation) sans cesse réfléchir à son actualité, rechercher, inventer, expérimenter des formes d’organisation, de mobilisation, qui correspondent à l’époque, à ses caractéristiques, aux capacités de résistance et aux types de subjectivités qui traversent aujourd’hui les opprimé-es, les dépossédé-es, les sans pouvoir.
S’organiser collectivement pour résister et lutter est plus que jamais à l’ordre du jour. Le syndicalisme des années de l’après-guerre est en train d’évoluer vers un système de prestations, de conseil et de service individualisés auquel tout un chacun pourra avoir accès contre une modeste adhésion (qui se fait maintenant via Internet). Il est tout à fait adapté à une période marquée par le reflux des luttes collectives dans les entreprises (sauf quand c’est presque trop tard, quand les boîtes ferment et licencient comme en 2008) et en contrepartie, d’une montée des conflits et contentieux “individuels”, comme en témoigne par exemple la croissance continue des affaires traitées en prud’hommes (+ 12% de plus chaque année, c’est plus que la croissance économique chinoise !), ou encore, sous une autre forme, les arrêts maladies en nombre, les gens qui craquent (et même se foutent en l’air).
Il y a évidement autre chose à faire que ce syndicalisme là. Mais les réponses toutes faites n’en sont pas, ne fonctionnent pas, cela se saurait. En même temps, plein de gens essaient des choses, tentent des expériences pour dépasser et s’affranchir des carcans existants. On peut faire le pari sans trop risquer de se tromper que la situation actuelle (de crise économique et sociale mais pas seulement : crise de la politique, de la démocratie, crise d’adhésion idéologique dans des croyances comme le productivisme…) est grosse de transformations profondes de l’ensemble des équilibres sociaux, des modes de gouvernement et d’administration, et finalement de la totalité des sociétés elles-mêmes, et va modifier les formes de l’antagonisme, sans que l’on puisse prévoir quoi que ce soit. La situation est très ouverte, très mouvante (et c’est d’ailleurs ce qui la rend passionnante).
En Espagne, c’est une irruption “citoyenne” mais avec un fort contenu social et des formes d’expression et de manifestation autonomes des partis et syndicats. Contenu social qui se manifeste déjà dans des actions de blocages d’expulsions de logements, dans des mobilisations de voisins contre des rafles visant les immigrés sans papiers (récemment dans le quartier populaire de Lavapiés à Madrid, des habitants ont empêché un raid policier et ont chassé les flics, y compris en tenant tête aux forces anti-émeute habillés et équipés en Robocop), dans des débats et des propositions visant à déverrouiller une situation bloquée par le poids hégémonique des syndicats du système (CCOO et UGT) et ouvrir des espaces de conflictualité jusque dans les lieux de travail, là où, comme partout ailleurs, le terrorisme patronal a rendu les choses beaucoup plus difficiles. Et là l’enjeu n’est pas négligeable : est-ce que la vague de contestation actuelle va aller jusqu’à défoncer les portes des lieux de travail et s’y installer ou s’en détourner, rester sagement sur les trottoirs d’en face et se contenter de s’occuper des éléments périphériques dans la production et la reproduction du capital ou divaguer sur le méchant capital financier qu’il faudrait contrôler et assagir et mettre au service des citoyens ? Ce qui n’est pas négligeable mais loin de suffire dans une perspective rupturiste ou même simplement visant à inverser les rapports de force avec le capital.
En Grèce, depuis 18 mois et plus, en plus de toutes les journées de grèves de 24h (et même de 48 heures), de manifestations, des affrontements avec les forces répressives, de l’émergence d’un syndicalisme de base dans certains secteurs, il y a eu aussi une vague d’occupation des places publiques et le siège du Parlement à Athènes aux cris de « Qu’ils s’en aillent tous ! », pendant que de nouveaux mouvements ont surgit, directement liés aux effets de la crise, comme le mouvement « den plirino » (« je ne paie pas »), qui met en pratique, dans des actions concrètes (refus des péages autoroutiers, des augmentations des transports publics, des frais médicaux et tout récemment le refus de payer pour accéder à des plages dans la région d’Athènes) et par de nouvelles formes d’organisation liées à cette lutte, le refus de la dette, le refus en acte de payer la crise.
En Grande-Bretagne, en Italie, il y a un vrai “réveil social” depuis quelques mois, multiforme, encore balbutiant mais qui déjà commence à inquiéter dans les sphères gouvernementales. Dans le Valsusa, toute une population de cette vallée piémontaise s’est de nouveau soulevée devant l’obstination de l’Etat à construire une ligne chemin de fer à grande vitesse, aussi coûteuse qu’inutile et nuisible. Et ces montagnards ne sont pas seuls, des milliers de personnes de toute la péninsule sont venus manifester le 3 juillet. Hier vendredi soir, ils étaient près de 20 000 dans les rues de Turin, du jamais vu depuis des années.
En France, dans des départements ruraux comme l’Ardèche, l’Aveyron, le Lot, des dizaines de réunions publiques dans les villages ont provoqué une mobilisation importante, et cela indépendamment des “grandes” organisations (qui de toute façon n’existent pratiquement plus), contre l’exploitation des gaz de schistes. Les projets de LGV, notamment entre Poitiers et Limoges, ainsi que dans les zones rurales du grand Sud-ouest (avec des niveaux de mobilisation impressionnants au Pays basque) se heurtent à un refus massif de mégaprojets destructeurs et inutiles et d’une logique productiviste qui ne vise qu’à satisfaire les intérêts de grands groupes capitalistes (Alstom, les boîtes BTP) et des minorités privilégiées (des cadres qui veulent vivre à la campagne ou en région et pouvoir travailler ponctuellement à Paris, Milan, Londres, etc.). Et aussi à justifier le nucléaire (son maintien et son développement). Dans cette même logique, on peut citer aussi le refus déterminé d’un nouvel aéroport de Nantes qui entre dans une phase décisive.
Remarquons aussi que tous ces thèmes ne proviennent pas de la tradition ouvriériste, du monde du travail et du syndicalisme, même anarchiste ou révolutionnaire, mais des inquiétudes et des critiques de type politique (les manières de vivre, d’exister dans le monde avec les autres, c’est très politique) que pleins de gens ont formulé par eux-mêmes, sur la base de leur propre intelligence et de leur volonté de ne pas se laisser imposer des décisions aberrantes « d’en haut ».
Ce sont tous ces mouvements réels qui font l’histoire aujourd’hui, et pas les organisations qui au mieux les accompagnent, mais le plus souvent essaient de les récupérer ou de les saborder. Ce sont des mouvements qui visent à bloquer la machine économique dans sa folie destructrice actuelle visant directement les conditions de vie (au sens large) du plus grand nombre. Ce sont aussi des luttes qui manifestent une volonté collective de reprendre le pouvoir sur sa propre vie, sur les espaces sociaux et géographiques où les gens vivent, de décider ce qui est souhaitable et ce qui ne l’est pas. Ce sont des mouvements, malgré leur limitations (c’est clair, ils n’ont pas pour horizon explicite une rupture révolutionnaire), qui ne se contentent pas d’exprimer une “indignation” ou une opinion contraire à celle du gouvernement, des partis politiques établis et des médias de masse : une partie non négligeable des personnes mobilisées passe à l’action, tire les conclusions pratiques ce qu’elle dit (« ils ne nous représentent pas ») et traduit cela en une volonté et une capacité d’action directe collective, de désobéissance sociale, de solidarité à la base, d’invention de nouvelles formes de protagonisme et de relations sociales et politiques égalitaires.
Tout cela a bien sûr à voir avec bien des thèmes portés jadis par le syndicalisme révolutionnaire ou l’anarcho-syndicalisme. Leur coller cette étiquette peut sembler par contre très abusif, un peu facile et surtout complètement inutile. Je suis persuadé que les courants (politiques, idéologiques, sociaux) du passé ne reviendront jamais de manière explicite, même en se relookant, parce que tout simplement il n‘y en a pas la nécessité et qu’une nouvelle période avec la création de nouvelles formes de lutte et d’engagement, avec la création d’un nouvel imaginaire social dont on peut deviner de quoi il peut être composé (égalité/horizontalité, démocratie directe, autonomie/autogestion, contre le productivisme et la consommation/production de n’importe quoi, n’importe comment…), ne peut pas signifier la réédition à l’identique du déjà connu, et donc réduire la richesse et l’originalité du présent dans des visions, souvent très schématisées, reconstituées et glorifiées, d’un passé définitivement révolu.
Anoni Mousse