Accueil > Courant Alternatif > *LE MENSUEL : anciens numéros* > Courant Alternatif 2014 > 238 Mars 2014 > Ukraine : Rien à attendre de l’Europe ni de la Russie

CA 238 mars 2014

Ukraine : Rien à attendre de l’Europe ni de la Russie

mercredi 26 mars 2014, par ocl-lyon

Entre la révolution orange de 2004, et l’« euroMaidan » de 2014, bien des choses ont changé en Ukraine. L’image d’un Eldorado européen pouvant attirer les populations « post communistes », s’est considérablement ternie à coup de mesures drastiques d’austérité et de diktats du FMI. Les leaders politiques ukrainiens avaient encore une certaine crédibilité. Ils l’ont aujourd’hui en partie perdue : En 2014 les « leaders » s’auto-proclament comme tels et ne sont pas forcément suivis par la foule. Pendant dix années les partis se sont successivement alliés puis combattus, se succédant à la tête du pays sans que rien ne change pour une population appauvrie, maintenue sous le joug d’une dictature, molle ou dure et à plusieurs têtes, selon la période.


Retour sur la dite révolution orange et ses suites

Nous écrivions dans Courant alternatif en janvier 2005 que si la plupart des médias occidentaux présentaient la « révolution orange » comme un mouvement spontané pour la démocratie, en y regardant de plus près on s’apercevait que la spontanéité devait plus à la CIA qu’aux Ukrainiens eux-mêmes et que la présence importante d’éléments fascistes dans ce mouvement tempérait singulièrement l’esprit démocratique ! En 2004, c’est le candidat soutenu par l’UE et les Etats-Unis, Viktor Iouchtchenko qui est sorti vainqueur du « troisième » tour présidentiel ukrainien. Il ne pouvait en être autrement tant l’Occident avait mis de forces et de dollars dans le jeu pour s’assurer que le pays basculerait bien dans le camp euro-atlantique. Pourtant la persistance d’un score important (43 %) pour le candidat considéré comme « prorusse » (déjà Ianoukovitch) montrait bien que rien n’était réglé sur le plan intérieur.

S’en est suivi alors une longue période de jeu de chaises musicales entre les principaux acteurs de la vie politique que l’on retrouve encore maintenant, pour la plupart. Ioula Timochenko (1) est un court moment premier ministre avant d’être limogée en septembre 2005. Elle le redevient en décembre 2007 puis est défaite à la présidentielle de 2010 par Viktor Ianoukovitch (déjà deux fois premier ministre – 2002 puis 2004) qui remet l’alliance avec Moscou au goût du jour et qui emprisonne Ioulia Timochenko (récemment libérée pour entamer une ixième carrière après la destitution de Ianoukovitch).

Ces alternances, qui n’ont à aucun moment permis d’améliorer le sort des Ukrainiens, ont ruiné la crédibilité de la sphère politicienne jugée de plus en plus corrompue. C’est ce qui a permis que cette fois, une partie non négligeable de la « parole populaire » s’affranchisse à la fois des leaders, y compris fascistes, et des grands frères, européens ou russes.

Un désir d'Europe fantasmé mais qui n'est pas le seul moteur de la révolte !

Le mouvement dit EuroMaïdan, né le 27 novembre 2013 officiellement pour s’opposer à la décision du gouvernement de ratifier un accord d’association avec l’Union Européenne, a rapidement débordé sa demande initiale, sans toutefois l’abandonner. Par sa dynamique d’occupation massive des rues et des places il s’est constitué et solidifié autour d’une autre exigence : le renversement du président Ianoukovitch et de son gouvernement et implicitement le nettoyage de l’appareil d’Etat corrompu. Pour un militant syndicaliste révolutionnaire ukrainien, « l’intégration à l’UE n’est pas du tout la question centrale des protestations, mais elle est implicitement considérée par les manifestants comme une étape naturelle qui devrait éventuellement être prise par un « bon » gouvernement après la chute de M. Ianoukovitch. » [2]

C’est un peu prendre les Ukrainiens pour des cons sous-informés que de proclamer que si le peuple est descendu dans la rue c’est uniquement parce que l’Europe représente massivement à ses yeux des valeurs qui parlent de libertés et de démocratie. Cette vision un peu idyllique d’une Europe aux salaires élevés, dotée d’une sécurité sociale garantie avec une liberté de parole sans limite et une vie agréable pouvait s’expliquer en 2004 dans l’Ukraine de la révolution orange qui n’avait connu aucune amélioration économique et sociale depuis l’indépendance intervenue en 1991 et parce qu’à l’époque l’UE ne connaissait pas ses politiques d’ajustement, de restructuration et d’austérité actuelles. Des années de dépression économique, de baisse du niveau de vie, de corruption généralisée avaient eu raison de l’espoir suscité par la fin du « communisme réel », et c’est un pays excédé par le régime plus qu’autoritaire de Leonid Kuchma, président soutenu par les USA depuis 1994, puis par son successeur Ianoukovitch qui caractérise l’état d’esprit majoritaire de la population ukrainienne d’alors.

Dix ans après, la donne a un peu changé. Si à Kiev on brandit encore le drapeau européen, beaucoup d’Ukrainiens savent aussi qu’en Grèce, en Espagne, au Portugal ou en Italie, on les brûle ! Si, en 2004, on pouvait raisonnablement penser qu’un ralliement du pays à l’Europe pouvait drainer vers l’Ukraine des aides financière conséquentes destinées à redonner un peu d’air à l’économie, beaucoup savent que maintenant la donne a, là aussi, changé, que l’Europe de Barroso et de Catherine Ashton est celle de l’austérité imposée, des diktats du FMI et que l’heure est à l’étranglement des populations plus qu’à la distribution de mannes pour calmer le peuple et acheter la paix sociale. Il faut aussi souligner que, du bloc opposé, les sommes déversées sur l’Ukraine pour maintenir l’influence russe ont également toutes les chances de se réduire considérablement, crise et nouvelle situation obligent.

L'échec de Ianoukovitch depuis 2010

Au-delà du conflit interne latent redevable à une division historique du pays – entre l’Est russophone, industriel et culturellement très proche de la Russie et l’Ouest plus « ukrainien », agraire, catholique (de rite grec-oriental et romain), moins peuplé, plus attiré par l’Ouest européen, plus loin de la Russie – les vraies raisons qui expliquent la détestation du Ianoukovitch tiennent à la fois à la corruption de son gouvernement et, dès son arrivée au pouvoir en 2010, à ses tentatives, en partie ratées et reportées à plus tard, d’imposer des mesures néo-libérales impopulaires ; la réforme du système de santé conduisant à la fermeture de nombreux hôpitaux, l’introduction d’une assurance-maladie au lieu de la couverture inconditionnelle, une réforme des retraites très impopulaire (avec l’augmentation de l’âge de la retraite des femmes) contre la volonté de plus de 90 % de la population, la tentative de rédiger un nouveau Code du travail qui aurait légalisé la semaine de travail de 48 heures et la journée de 10 heures, la transformation des chemins de fer en société commerciale…

Mais tous ces projets ont été arrêtés et le gouvernement a dû faire machine arrière. Les tarifs du gaz naturel, de l’électricité, du chauffage, de l’eau sont gelés à un niveau qui est l’un des plus bas en Europe et en ex-URSS, le projet de Code du travail est enterré au parlement ; la réforme des retraites (introduction de plans d’épargne retraite obligatoire à la place du système de solidarité) est paralysé. Le gouvernement a pris conscience qu’il ne pouvait pas faire passer ce train de mesures avec un niveau de soutien aussi faible dans la population. Et ceci, alors même que les conditions de vie, d’habitat, les salaires et revenus des travailleurs, ainsi que l’état général de l’économie, laissent déjà beaucoup à désirer, et que les gens ont tous les raisons légitimes d’exiger de meilleures conditions de vie.

Une radicalisation du mouvement en janvier 2014

Les lois scélérates du « jeudi noir », le 16 janvier, ont provoqué une radicalisation du mouvement. Elles devaient punir les manifestants pour toute une série d’actions : occupation de bâtiments administratifs : 5 ans de prison, port des casques ou d’uniformes lors de manifestations, cortège de voitures ou montage d’une tente ou d’une estrade : 15 jours, etc., plus des amendes, sans oublier toute une gamme de condamnations possibles, laissées dans un certain flou, pour de simples propos jugés diffamatoires envers les autorités ou dangereux car « extrémistes ».

L’évacuation de l’hôtel de ville de Kiev, quartier général du mouvement de protestation, occupé depuis le mois de décembre et où avaient trouvé refuge environ 700 personnes, était la condition posée par le gouvernement pour la mise en œuvre de la loi d’amnistie concernant 234 manifestants poursuivis pour des délits politiques, certains risquant jusqu’à 15 ans de prison. Mais, les négociations, conduites exclusivement par les partis d’opposition et les conditions mises par l’exécutif étaient loin de satisfaire les exigences des dizaines de milliers de personnes qui occupaient la place. Un signe de ces tensions au sein du mouvement a été le fait que les groupes paramilitaires des partis nationalistes de l’opposition, immédiatement après l’évacuation de l’Hôtel de ville le dimanche 16 février, ont été déployés pour défendre le bâtiment afin d’éviter qu’il soit réoccupé par d’autres manifestants. Cette fracture a été immédiatement utilisée par Ianoukovitch qui n’a attendu que 2 jours pour lancer son offensive de représailles contre le Maïdan.

« Quant aux "figures majeures" du mouvement, nous voyons la même chose qu’en Russie, en Turquie etc. : il y a des hommes politiques qui essaient de se poser à la tête du mouvement, mais la grande masse des contestataires ne les reconnaît pas du tout comme les leaders. Oui, il existe des courants politiques différentes, même nationalistes ukrainiens dans le mouvement (et aussi la gauche qui fait partie du "secteur civil" des contestataires), mais la majorité écrasante en est - tout comme en Russie etc. - les militants civils sans parti, les simples citoyens. » (Julia, centre Praxis de Moscou http://www.praxiscentre.ru/)

La décision de Ianoukovitch de lancer une sanglante répression avait été prise de longue date, mais retardée par des considérations tactiques (chercher à opposer entre eux les deux principaux partis de l’opposition, faire quelques concessions en échange d’un reflux du mouvement, gagner du temps…). Le refus des manifestants de quitter la place et une partie des bâtiments malgré le retrait des lois scélérates et les mesures d’amnistie, l’élargissement et la radicalisation du mouvement, la consolidation d’une organisation d’auto-défense susceptible de renverser à terme le rapport de force avec les unités anti-émeutes (Berkut) [voir l’encart 2], ont accéléré sa décision de frapper un grand coup.

Malgré la répression terrible de la première journée, avec une vingtaine de morts, le mouvement a tenu bon, a réoccupé la place, a reconstruit des barricades dans la nuit. Le deuxième jour, avec au moins 47 morts, le pouvoir déjà fragilisé a joué son va-tout en lançant une seconde offensive meurtrière, en militarisant officiellement les Berkut (les « Aigles », police anti-émeute) avec des armes de guerre et des policiers qui ne prenaient même plus la peine de se cacher pour se transformer en snippers et tirer à balles de Kalachnikof sur la foule.

Pendant ce temps, à Lviv, grande ville de l’Ouest, les habitants se rendent maîtres des lieux après avoir neutralisé les forces de police et proclament l’autonomie de la ville tandis que dans plusieurs régions, des renforts policiers sont bloqués par des manifestants et qu’à Kiev, des renforts affluent en masse des zones rurales proches et des quartiers périphériques pour prêter main forte et résister aux charges des Berkut épaulés par des bandes de « titushkis » (nervis civils enrôlés par le régime). Dans les combats, 67 policiers sont faits prisonniers par les insurgés et des milliers de manifestants parviennent à faire face derrière leurs boucliers de métal ou de bois, à défendre la place mètre par mètre et y passent toute la nuit. Les forces de police se retirent.

Malgré le terrible bilan, la répression n’a pas vaincue, c’est-à-dire qu’elle a déjà perdu, que l’équilibre des forces ne s’est pas inversé et que la rue impose son pouvoir. De toute évidence, à ce stade, la poursuite d’une répression à outrance contre des milliers de personnes prêtes à se défendre par tous les moyens, y compris armés, aurait conduit à une spirale inimaginable. La fragilité du pouvoir politique du président, les contradictions internes de la classe dirigeante, les pressions externes (de l’Allemagne, de la France et de la Pologne ainsi que de la Russie), aura fait le reste et contraint Ianoukovitch d’accepter une trêve (imposée par l’UE et la Russie), qui se révélera être une reddition.

La radicalisation logique et inévitable du mouvement à ce moment-là, son élargissement à de nouvelles populations et couches sociales, sa possible généralisation sur une grande partie du territoire et l’élévation probable de ses niveaux d’affrontements « militaires » ont poussé les puissances continentales voisines (UE et Russie principalement) à intervenir pour, sous couvert de jouer les pompiers et de ramener le calme, rétablir avant tout l’ordre social et institutionnel. En outre, comme le disent les camarades du SAT « L’UE, la Russie et d’autres puissances mondiales sont peu susceptibles de permettre la création d’une zone de guerre chaotique dans un pays qui possède de grandes voies de transit du gaz et du pétrole, 15 réacteurs nucléaires ». (3)
À ce moment-là, pour l’UE et la Russie, il convient de pousser Ianoukovitch vers la sortie et de changer l’équipe dirigeante du pays en mettant en selle l’opposition parlementaire, chargée de maintenir les équilibres entre les intérêts du capital européen et ceux du régime poutinien.

De plus, ni l’UE ni la Russie n’ont intérêt à laisser se développer des mouvements qui pourraient faire écho à ce qui s’est passé ces derniers temps dans les Balkans (Croatie, Slovénie) et cet hiver en Bosnie-Herzégovine (Tuzla, Mostar, Sarajevo…) où s’est dessiné un mouvement social qui, faisant fi des découpages ethniques imposés par l’Union européenne et en particulier l’Allemagne, a unis des Serbes, des Croates et des Bosniaques pour tenter d’imposer un pouvoir local contrôlé par des assemblées générales contre les administrations officielles installées et contrôlées par la Communauté internationale.

Les principaux éléments de la crise

La crise ukrainienne se joue à plusieurs niveaux, avec différents acteurs et autant d’enjeux.

Il y a tout d’abord la polarisation qui se manifeste dans l’affrontement entre Ianoukovitch et le mouvement de protestation qui, avec les affrontements armés des journées du 19 et 20 février, ne pouvait que se poursuivre et s’étendre tant qu’une autre issue n’était pas trouvée. Cependant, les tensions internes au mouvement des rues et de la place de l’Indépendance traduisent à la fois une compétition entre les différents groupes politiques (droite et extrême-droite) mais aussi entre les divers groupes organisés et une nouvelle dynamique de mouvement née en janvier dernier quand le pouvoir a promulgué les « lois du 16 janvier », qui a vu une mobilisation nouvelle et l’irruption de nouvelles personnes, n’obéissant à aucun leader ou parti, dans l’occupation de la place et des rues : un ensemble hétérogène mais capable de s’affirmer à côté et indépendamment des groupes politiques déjà structurés, et cela en dépit de l’importance de leur rôle, en particulier sur le plan « militaire ». Socialement aussi, la composition semble avoir légèrement évolué à partir de la mi-janvier. Si les participants au mouvement continuent à provenir de toutes les couches et classes sociales comme au début, ces dernières semaines une composante plus « prolétarienne » a été remarquée, avec notamment la présence notable de nombreux jeunes des quartiers périphériques de la métropole.

Pourtant, « on ne peut pas dire que la classe ouvrière est entré dans le Maïdan. Oui, le nombre d’ouvriers a augmenté, mais ils ne se considèrent pas comme une classe, pour eux, c’est une catégorie non pertinente. Donc, il n’y a aucune “classe-pour-soi” à Maidan. Et la majorité de la population ouvrière à Kiev est encore apathique. Comme je le disais, la composition de la classe est maintenant plus “universelle”. La majorité, je pense, est toujours représentée par les étudiants et la petite bourgeoisie, plus des prolétaires de régions de l’Ouest de l’Ukraine. C’est particulièrement vrai pour ceux qui y restent en permanence ». (2)

Émergences d'initiatives populaires autonomes

Le seul élément imprévisible – et incompréhensible pour les diverses élites – qui s’est dressé en travers de la voie des négociations et de la « normalisation » en vue de parvenir à des accords mutuellement bénéfiques à ces différents acteurs institutionnels, a été le fait que des dizaines de milliers de personnes déterminées ont refusé de quitter le Maïdan contre le retrait des lois scélérates ou une amnistie, ne faisant confiance qu’en leur propre capacité de lutte et d’auto-défense, même si, pour la défense des barricades, tous les témoignages concordent pour dire que les divers groupes fascistes ont joué un rôle non négligeable.

Mais, en deçà des barricades et de la ligne de front des combattants de rue, dans l’espace qu’il s’est approprié au cœur de la capitale, le mouvement d’occupation est aussi tout autre chose : des terrains de camping autogérés, des centres d’informations, des espaces d’aide mutuelle, des centres de soins d’urgence auto-organisés, des lieux de distribution de repas chaud… en deux mots, les traits paradigmatiques d’un soulèvement urbain contemporain et bigarré, avec ses dynamiques d’implication individuelle, de solidarité collective, de prise en charge horizontale des tâches… tout cela coexistant avec les occupations de bâtiments du pouvoir politique, pour la plupart à l’initiative et contrôlées par des groupes organisés (principalement Svoboda), la présence remarquée des unités d’auto-défense et la grande visibilité d’une propagande d’extrême droite, ses innombrables croix celtiques, drapeaux et autres insignes distinctifs.

L'extrême droite

Il a été dit beaucoup de choses souvent contradictoires, ou en tous cas très différentes, sur la présence et l’importance de l’extrême droite. Si certains la minimisent ouvertement et veulent l’ignorer, d’autres font exactement l’inverse, ne parlent que de ça, ne voient que les fascistes à l’œuvre ou à la manœuvre, que ce soient chez certains « antifa » ou parmi les « conspirationnistes » qui prétendent voir derrière chaque mouvement social, chaque conflit interne à un pays du camp qu’ils défendent, la main de la CIA, de l’administration US, de Wall Street et du fascisme, selon la même mécanique que celle des politiciens occidentaux qui croyaient voir la « main de Moscou » dans chaque mouvement social ou anti-colonial important.

Sur cette ligne, le PCF fait très fort : il explique la situation ukrainienne par l’apparition de mouvements nazis, utilisant ainsi la même recette que celle qui expliquait les grèves de 1953 en Allemagne ou en Hongrie en 1956 par la présence d’éléments fascistes pro-occidentaux.

Ceci dit, les mouvements d’extrême droite sont bien présents dans le mouvement.

De tous, le plus connu est le Parti Svoboda (Parti de la Liberté), qui a obtenu 10,44 % des voix (plus de 2 millions) lors des dernières élections législatives en 2012. Jusqu’en 2004, il s’appelait Parti national-social d’Ukraine. Présent au Parlement avec 38 députés, il est le seul parti à être actif dans la rue et à l’initiative de plusieurs occupations de bâtiments à Kiev, à Lviv. Il est maintenant pro-européen, alors qu’il y a trois ans encore, il militait contre l’intégration à l’Union européenne. Il se réclame de l’héritage des mouvements nationalistes du passé qui collaborèrent activement avec l’occupant allemand, par antisoviétisme et nationalisme, pendant la seconde guerre mondiale. Il est ouvertement xénophobe, raciste, antisémite, homophobe.

Les drapeaux rouges et noirs que l’on voit flotter dans les manifestations, l’occupation de l’Hôtel de Ville, c’est eux. Dans l’Ukraine occidentale, ce parti semble recueillir des votes relativement importants dans les catégories ouvrières (sauf à Kiev où il aurait surtout un soutien dans une partie de la classe moyenne instruite et aisée), tandis qu’en Ukraine orientale, ce sont les populistes du Parti communiste et du Parti des régions qui bénéficient le plus du vote ouvrier.
Selon un militant du Syndicat Autonome des Travailleurs, il faut distinguer les militants et la sympathie diffuse qu’ils peuvent rencontrer dans une partie de l’opinion.
« Les deux camps politiques sont dominés par des idéologies populistes de droite - un mélange sauvage de conservatisme et de nationalisme. C’est le principal problème, parce que le nombre réel des militants d’extrême droite est encore petit par rapport à la foule qui, à certains moments, a rassemblé 100.000 personnes, voire plus, alors que le potentiel de mobilisation des fascistes de toute l’Ukraine est d’environ 1-2 milliers. Mais leurs idées sont bien accueillies par la foule apolitique et ils sont très bien organisés ; et aussi des gens aiment leur “radicalisme”. Un travailleur ukrainien moyen déteste la police et le gouvernement, mais il ne les combattra jamais ouvertement de peur de risquer son confort. Donc, il ou elle accueille favorablement une « avant-garde », qui est prête à se battre en son nom, surtout si cette avant-garde partage de « bonnes » valeurs patriotiques. »(2)

Mais ajoute-t-il, les gens ne se mélangent pas, « il y a une certaine distance physique entre les combattants nazis et les manifestants “normaux” ». C’est un trait relevé par plusieurs témoins et acteurs de la situation : beaucoup de gens, surtout chez les plus jeunes, mélangent les références idéologiques et vont puiser à la fois dans les idées de droite (tradition, machisme…) et de gauche (anticapitalisme), dans un passé national mythifié ou dans d’autres sources (New Age) de quoi se construire des références et un imaginaire social-politique. Il y a même un groupe, Avtonomniy Opir (Résistance Autonome), qui mélange allègrement anarchisme et nationalisme ultra-conservateur.

L’extrême droite occupe indéniablement une place importante, mais n’est ni hégémonique ni la force dirigeante du mouvement de masse et il n’est pas vrai que ses objectifs politiques coïncident avec ceux des manifestants, qui ont, rappelons-le, comme seul dénominateur commun le départ de Ianoukovitch et une confiance très limitée, ou absente, dans les partis d’opposition.

Parallèlement, il est un fait que les groupes de la gauche révolutionnaire et anarchistes sont très petits et ont une réelle difficulté pour avancer des axes qui permettraient d’introduire d’autres questions, sur le terrain des besoins sociaux notamment, et d’ouvrir un espace politique qui parvienne, au moins, à faire contrepoids à l’extrême droite. La pression réelle exercée par les groupes fascistes d’un côté, et de l’autre, l’incapacité des groupes radicaux et anticapitalistes à s’accorder sur des points limités mais précis et concrets (contre la hausse de 50% des transports publics de Kiev, par exemple), les contraint à une sorte de semi-clandestinité et à des interventions éparpillées, plus individuelles et édulcorées. Enfin, certains militants de gauche, par antifascisme, soutiennent le gouvernement ou se déclarent neutres.

La suite… ?

La crise ukrainienne est donc loin d’être résolue. D’une part parce que la chute de Ianoukovitch et le mouvement qui l’a provoqué n’ont pas épuisé tous leurs effets, notamment locaux et régionaux, et bien malin qui peut prédire les dynamiques à venir. En second lieu, et surtout, parce que la nouvelle équipe gouvernementale va devoir faire tenir ensemble les intérêts contradictoires à l’origine de la crise politique et, très concrètement, la classe dirigeante, faible et divisée, va-t-elle parvenir à se recomposer dans cette nouvelle situation politique ? L’Ukraine est en récession, la monnaie a été dévaluée, la dette publique ne cesse d’augmenter et place le pays au bord de la faillite (défaut de paiement), c’est-à-dire dans une crise de liquidités. On parle de réserves limitées à moins de 3 mois... Et là, les inconnues sont légion : le rôle de bailleur de fonds de la Russie dans cette nouvelle conjoncture, les réels moyens de pression de l’UE sur ce plan, le jeu et de la place réelle de l’administration étatsunienne, etc.
Le nouveau ministre ukrainien des Finances par intérim, Iouri Kolobov, a estimé que « le montant de l’aide macroéconomique dont a besoin l’Ukraine peut atteindre 35 milliards de dollars en 2014-2015 » et a déclaré avoir demandé l’octroi d’un crédit d’urgence « d’ici une semaine ou deux » (4) sans en préciser le montant. Et il a ajouté qu’il souhaitait une conférence internationale des donateurs (UE, États-Unis, FMI…) qui, bien sûr, ne « donneront » rien, mais prêteront sous conditions expresses de réformes « libérales » susceptibles de faire du pays une vaste zone profitable pour les besoins du capital – celles notamment que Ianoukovitch souhaitait mettre en œuvre mais auxquelles il a renoncé – comme cela a été réalisé dans l’Europe de l’Est post-communiste, dans les années 1990-2000, puis dans les pays de la périphérie de la Zone Euro depuis 2008…

L’UE n’ayant ni les moyens ni la volonté de prêter quoi que ce soit en dehors de la zone euro, c’est le FMI qui est subitement – et très vivement – encouragé par les instances gouvernementales de la bourgeoisie européenne à faire le job, à venir d’urgence prendre les choses en main et faire ce qu’il sait faire dans cette division du travail entre les principaux décideurs du capitalisme global.

Des camarades de l’OCL
(fin février 2014)

___

Notes :

(1) Ioulia Timochenko était appelée la « princesse du gaz » en Ukraine. Le terme fut repris en boucle dans la presse occidentale à l’époque de la révolution orange. Or, au cours des événements de 2014 ce qualificatif, a quasiment disparu des plumes du monde dit libre et elle est qualifiée maintenant d’« icône » ou de « passionaria ». Or Ioulia Timochenko n’est rien d’autre qu’une oligarque ayant fait son beurre grâce à la compagnie du pétrole ukrainien et a été plusieurs fois épinglée pour blanchiment et abus de pouvoir. Tout est fait présentement pour occulter les aspects économiques dans des événements qui sont réduits à une simple opposition politique entre deux blocs et deux parties du pays.

(2) “Maïdan and its contradictions : interview with an Ukrainian revolutionary syndicalist”, Přátelé komunizace. http://pratelekomunizace.wordpress.com/

(3) “Les politiciens ont dû obéir à la foule”, interview du 28 janvier 2014, disponible sur notre site Internet : oclibertaire

(4) AFP, 24 février 2014


 {{– Encart 1 –}}

Les partis parlementaires

L’ex-opposition

L’Union panukrainienne « Patrie » [Bat’kivshchyna], de l’ancienne présidente Ioulia Timochenko (dont les références vont de Margaret Thatcher à Evita Perón) et dirigé actuellement par Arseni Iatseniouk (25% des voix aux élections de 2012) ;

L’Alliance démocratique ukrainienne pour la réforme (UDAR), « le Coup » en ukrainien, de l’ancien boxeur Vitali Klitschko (14% des voix), centre-droit libéral, lié à la CDU d’Angela Merkel ;

Le parti philo-nazi Svoboda [« Liberté »] (10% des voix), très présent dans l’ouest du pays et principale force organisée dans la rue.

L’ex-bloc gouvernemental

Parti des Régions de Viktor Ianoukovitch (30% des voix) ;

Parti Communiste d’Ukraine (13%).


– Encart 2 –

L’organisation militaire du mouvement

Sujet peu abordé par les médias occidentaux. Le mouvement de protestation a vu se créer un corps de protection et de défense, formé de volontaires encadrés pas d’anciens militaires ou vétérans de la guerre d’Afghanistan... Ce super service d’ordre, a été placé sous l’autorité de Andriy Parubiy, 42 ans, fondateur du Parti National-Social d’Ukraine (ancêtre de Svoboda), réélu député en 2012 sur les listes du parti « Patrie » de Timochenko et surnommé le « Commandant d’EuroMaïdan ». Le 7 février, Parubiy annonce publiquement que le « Conseil de l’autodéfense de Maïdan » organise « l’armée révolutionnaire unie » dans l’ensemble de l’Ukraine. 

« Nous voyons la nécessité que nos rangs grandissent de 10 000-15 000 à 30 000-40 000 personnes, qui pourraient se rendre à Kiev et s’opposer efficacement au régime. Par conséquent, dans les prochains jours, nos dirigeants de l’auto-défense vont aller à travers toute l’Ukraine pour coordonner les activités de toutes les divisions des unités de défense qui existent déjà. Là où elles n’existent pas, nous chercherons à les créer. Nous allons au-delà des barricades de Maïdan, parce que Maïdan n’est pas seulement nous ici, dans la capitale, il est toute l’Ukraine ».

Les principales structures de base de l’auto-défense seront les Sotni (“centuries”, groupes de 80-150 personnes) coordonnées par un commandement régional. « Nous précisons que nous préparons un plan pour une résistance, non-violente, mais très active. Nous allons combattre la corruption locale, nous allons faire un nettoyage efficace, nous allons mener notre propre guerre de l’information. Nous aurons notre propre armée révolutionnaire active.[*] ».

Le communiqué indique que cette force d’autodéfense compte déjà 12.000 volontaires, chiffre sans doute surestimé. Officiellement non-armées, en fait équipées de bâtons, battes de baseball, barres, couteaux et de cocktails Molotov lors des affrontements, ces unités de défense ressemblent à l’embryon d’une force paramilitaire visant explicitement à se mesurer – et à faire au moins jeu égal – avec les forces de la police anti-émeute… tant que ces dernières bien sûr n’utilisent pas massivement des armes de guerre, avec blindés et artillerie, etc. Les journées des 18 et 19 février, ont montré que la résistance des différents groupes combattants, renforcée par des milliers de manifestants, avait été déjà suffisamment puissante pour conserver la rue, malgré les dizaines de morts, les centaines de blessés ; qu’en aurait-il été quelques semaines plus tard ?

D’autres groupes ont aussi été très actifs dans la rue, la défense des barricades et les affrontements avec les Berkut. On peut en citer deux, Narodniy Nabat (Le Tocsin du Peuple) et Volna Zemlya (Vague Terrestre), où les références semblent diamétralement opposées et aller de l’anarchisme à l’écologie radicale.

Sur les hypothèses d’une militarisation progressive du conflit, les camarades syndicalistes révolutionnaires du SAT de leur côté la sentaient venir et n’excluaient pas vers la fin-janvier, « l’émergence d’un mouvement combattant clandestin de guérilla, qui ne serait pas sans rappeler l’IRA en Irlande du Nord ».

___

[*] « The council of Maïdan self-defense organizes united revolutionary army throughout Ukraine », 8 février 2014, annonce publiée sur le site web officiel du movement EuroMaïdan (http://euroMaïdanpr.wordpress.com/).


Répondre à cet article

2 Messages

  • Texte très intéressant surtout au niveau de sa méthode matérialiste et non-idéaliste qui analyse le mouvement, son processus et sa dynamique, puis et seulement après aborde ses faiblesses, ses manques, les illusions de ses protagonistes, leurs idéologies, le nationalisme, l’influence de l’extrême-droite, etc. Je traduis ce texte en anglais qui sera bientôt disponible sur Libcom.org.

    repondre message

    • Comme nous l’avions promis il y a quelques semaines déjà, voici enfin la traduction en anglais de ce texte de l’OCL, disponible sur Libcom.org (http://libcom.org/library/ukraine-nothing-expect-europe-or-russia/). Texte très intéressant surtout au niveau de sa méthode matérialiste et non-idéaliste qui analyse le mouvement, son processus et sa dynamique, puis et seulement après aborde ses faiblesses, ses manques, les illusions de ses protagonistes, leurs idéologies, le nationalisme, l’influence de l’extrême-droite, etc.

      Seul bémol que nous voulons ici souligner, c’est que le texte est acritique d’une part vis-à-vis du syndicalisme « révolutionnaire » (bien que nous comprenions qu’historiquement d’importants secteurs du prolétariat se soient revendiqués de cette appellation) qui méthodologiquement ne peut pas plus l’être que le parlementarisme du même nom.

      Et d’autre part vis-à-vis des « plenums » qui se sont développés comme réponse de la dictature démocratique (peu importe qu’elle se déclare parlementaire, « directe », « ouvrière » ou autre) aux besoins de notre classe lors des récentes luttes en Bosnie-Herzégovine. Ces « plenums » ont été suffisamment critiqués par de nombreuses structures (tant locales qu’internationales) se revendiquant de la révolution sociale, de « l’anarchisme » ou du communisme que pour ne plus tomber tête baissée dans le piège des mythes démocratiques. Bonne lecture…

      repondre message


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette