Extrait de Courant Alternatif n° 256 de janvier 2016
lundi 25 janvier 2016, par
Plus d’un mois après l’instauration de l’état d’urgence, nous dressons ici un premier bilan avant la modification de la Constitution où devrait être inscrit l’état d’urgence. Le piètre résultat actuel de ces perquisitions administratives massives au niveau de la lutte antiterroriste interroge. Et pourtant la répression est sévère et massive. Mais il nous reste à supporter au moins 2 mois de ce régime policier.
Dans le précédent article daté du 22 novembre, nous avions été un peu rapides en écrivant que le contrôle parlementaire sur l’état d’urgence n’était en fait qu’une information à l’Assemblée nationale des mesures prises par le gouvernement.
Dans les faits, le député du PS, J.J. Urvoas, a présenté, le 2 décembre, un dispositif de contrôle de l’état d’urgence approuvé par la commission des lois de l’Assemblée nationale, dont il est président. A l’entendre, il s’agirait d’une « veille parlementaire continue », « une vigie » destinée à « évaluer la pertinence des moyens mobilisés dans le cadre de l’état d’urgence et signaler le cas échéant tout risque d’abus ». Cette « veille parlementaire continue » n’est en fait que de la poudre aux yeux. Contrôler les agissements d’une administration qui ne doit plus demander d’autorisation (pour les perquisitions, les assignations à résidence, …) à la justice, cela ne peut se passer qu’après-coup, sans aucun pouvoir réel sur les pratiques de l’État et ses flics. Même si les parlementaires font bonne figure en s’appuyant sur les données transmises quotidiennement par un réseau de correspondants dont les 397 délégués territoriaux de Jacques Toubon, Défenseur des droits, les dérives ne sont et ne seront pas évitées. Au fait, s’agit-t-il de dérives ou de pratiques tout à fait logiques et normales dans un État policier où pour une perquisition, les flics commencent par casser la porte, détruisent tout sur leur passage, humilient les occupants avec dans certains cas quelques coups ; où pour une assignation à résidence les préfets se font un plaisir de demander à l’assigné de pointer 3 fois par jour (parfois 4 alors que la loi va jusqu’à 3…) au commissariat ou à la gendarmerie situés à de nombreux kilomètres, le privant ainsi de tout travail salarié ou étudiant, sans oublier l’obligation de rester dans le lieu où vous êtes assignés de 20 h à 6 h ! Le sieur Urvoas doit actuellement être débordé de travail…
Alors, le pouvoir socialiste n’hésite pas à dire que nous sommes toujours dans un État de droit étant donné que des recours sont possibles… C’est ainsi que des avocats ont déposé des référés-libertés (procédure rapide) devant des tribunaux administratifs qui ont tous abouti à des refus. Ensuite, dans ce type de juridiction administrative, vous pouvez toujours faire appel devant la cour administrative d’appel… peine perdue… puis se sera le Conseil d’État et enfin lorsque tous les recours sont épuisés, il ne reste plus que la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Mais là, l’État français s’est empressé de demander le 24 novembre des dérogations afin d’éviter toute condamnation voire tout procès car jugée par la CEDH irrecevable !
En fait, l’état d’urgence est un État policier où les recours devant les juridictions administratives, à quelque niveau que ce soit, sont perdus d’avance ; même si, évidemment, lorsqu’on est victime de ces lois scélérates, il faille y recourir ne serait-ce que pour transmettre les informations, dénoncer publiquement, mobiliser… C’est d’ailleurs ce qui se passe dans de nombreuses villes (Paris, Nantes, Rennes, etc.)
Les droits garantis par la Convention européenne et par l’ONU sont de 2 types : les « indérogeables » et les « dérogeables ». Les droits reconnus comme étant « indérogeables » sont le droit à la vie, qui peut toutefois être sacrifié pour tuer des combattants de guerre (à condition que la guerre soit officiellement déclarée), de l’interdiction de la torture, de l’esclavage et du travail forcé et du principe « pas de peine sans loi » (articles 2, 3, 4 et 7 de la Convention européenne des droits de l’Homme).
L’article 15 donne l’autorisation à un État membre de déroger les autres articles de la Convention « en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation ». Les droits « dérogeables » sont… tous les autres, c’est-à-dire le droit à la liberté et à la sûreté, le droit à un procès équitable, le droit au respect de la vie privée et familiale, la liberté de pensée, de conscience et de religion, la liberté d’expression, de réunion et d’association, le droit au mariage…
Dans ce découpage, il faut déjà noter des contradictions :
Actuellement, la déchéance de la nationalité en France est prévue par le code civil (article 23 et 25) et ne peut concerner que les français nés étrangers et naturalisés ensuite. Un citoyen français et né français ne peut être privé de sa nationalité. Il n’y a eu que quelques cas de déchéance (21 entre 1989 et 2007).
La déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 énonce clairement que tout être humain a droit à une nationalité. La Convention de New York du 30 août 1961, entrée en vigueur le 13 décembre 1975, lutte contre l’apatridie en interdisant aux États signataires de créer des apatrides. C’est pourquoi la France n’autorise pas ses nationaux à renoncer à la nationalité française s’ils ne peuvent démontrer qu’ils bénéficient d’une autre nationalité et, de la même façon, s’interdit de la retirer à un de ses nationaux qui en deviendrait apatride. Mais, le Président actuel souhaite une modification de la loi afin qu’elle permette de retirer la nationalité française aux binationaux nés Français, en plus des binationaux naturalisés. C’est ainsi qu’il devrait proposer après l’article 3 de la Constitution, un article 3-1 ainsi rédigé :
« Un français qui a également une autre nationalité peut, dans les conditions fixées par la loi, être déchu de la nationalité française lorsqu’il est définitivement condamné pour un acte qualifié de crime ou de délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme. »
Aucun élément statistique précis et officiel ne permet de déterminer le nombre de français possédant une autre nationalité. C’est logique car pour l’instant la France ne faisait aucune distinction entre les binationaux et les autres français sur le plan des droits et devoirs liés à la citoyenneté et aucune loi française n’obligeait un citoyen à signaler à l’état civil qu’il possède une autre nationalité. Ce qui devrait changer si cet article 3-1 de la Constitution est adopté, ce qui entraînerait, de facto, une modification du Code civil. Mais notons que depuis 2011, lors de l’acquisition de la nationalité française, le requérant doit indiquer la ou les nationalités qu’il possède déjà, la ou les nationalités qu’il conserve en plus de la nationalité française, ainsi que la ou les nationalités auxquelles il entend renoncer. S’il le peut d’ailleurs, car par exemple quasiment aucune autorisation de renonciation à la nationalité marocaine n’a été accordée depuis l’indépendance du Maroc en 1956.
Personne n’imagine que l’extension de la déchéance de la nationalité française serve, d’une manière ou d’une autre, à lutter contre le terrorisme sur notre sol. Aucun effet dissuasif pour le kamikaze de base qui se fait sauter et le cadre qui organise et commande cette tuerie. Cette proposition a donc un autre but !
Renvoyer les terroristes à leur autre nationalité est complètement irrespectueux, digne de l’État colonial français, stigmatisant pour les États et les peuples dont ces terroristes dépendraient exclusivement. D’après les conventions internationales, ces États ne pourraient même plus les déchoir à leur tour de leur nationalité. Les terroristes dont nous parlons ici sont français parce qu’ils sont nés et ont grandi en France. La France doit donc assumer ce qu’elle a produit d’une manière ou d’une autre ! Ce qu’elle refuse en donnant ces terroristes à l’État dont leur famille est issue. Notons tout de même qu’un quart des jihadistes français partis en Syrie était issu de famille française depuis des générations. Là, la France devra assumer !
Durant les dix premiers jours de l’état d’urgence (du 14 au 23 novembre), la police et la gendarmerie ont réalisé environ 120 perquisitions par jour. Désormais, depuis le 2 décembre la moyenne est d’une quarantaine. Le 15 décembre, le gouvernement a donné le décompte suivant :
La fonction essentielle de cet état d’urgence est de foutre la trouille. Là-dessus, le pouvoir a gagné !
Sources : La Quadrature du Net, délinquance.blog.leMonde.fr (observatoire de l’état d’urgence), Le HuffPost ; …
Denis, OCL-Reims le 16 décembre
L’arrêté du 1er décembre 2015, pris en application de l’état d’urgence, réprime de 7 500 € d’amende et de 6 mois d’emprisonnement le fait d’être à pied sur l’emprise de la RN 216 et de refuser de se soumettre à un contrôle d’identité qui pourra être fait à tout moment sans réquisition du procureur. La Route Nationale 216 est la rocade à 4 voies qui contourne Calais et mène au port. Les exilé-e-s la suivent à pied dans un sens ou dans l’autre pour aller vers différents lieux de passage ou en revenir, ou pour aller à l’hôpital en évitant le centre-ville où les contrôles au faciès sont fréquents. Ils essayent également de monter dans les camions lorsqu’il y a des embouteillages. Le bidonville où les autorités ont concentré la quasi-totalité des exilé-e-s est en contrebas de la rocade.
Sous l’état d’urgence, une simple décision du préfet peut transformer le fait de marcher à un endroit donné en un délit passible de prison.
Source : lespasseursdhospitalites.wordpress.com
Le fichier S est l’une des 21 catégories du fichier des personnes recherchées (FPR). Une fiche « S » est graduée par des chiffres, de « S1 » à « S16 ». « S14 » correspond aux jihadistes qui reviennent d’Irak ou de Syrie. Notons que les « fous d’Allah » n’ont pas tous été en Irak ou en Syrie.
Un décret de 2010 précise que peuvent être fichées « S » les personnes « faisant l’objet de recherches pour prévenir des menaces graves pour la sécurité publique ou la sûreté de l’État, dès lors que des informations ou des indices réels ont été recueillis à leur égard ».
La fiche « S » est un élément de surveillance, établi par les services de renseignement, servant notamment d’alerte pour les forces de l’ordre. Les personnes fichées ne sont donc pas forcément coupables de quoi que ce soit. Elles ne sont d’ailleurs pas au courant qu’elles figurent dans ce fichier. La loi n’impose pour l’instant aucune obligation à leur égard : ni suivi automatique, ni surveillance de facto, ni arrestation sur-le-champ.
Pour ces fiches « S », les nouvelles entrées sont le plus souvent établies par la Direction générale de la sûreté intérieure (DGSI). Une personne fichée peut ne pas se trouver sur le territoire français, mais être fichée à la suite de partage d’informations venant d’autres pays. En effet, depuis le traité de Prüm de 2005 sur la coopération policière entre pays européens, ce fichier n’est pas simplement français, mais européen. 14 pays de l’espace Schengen versent à cette base leurs propres fiches et chacun peut en faire disparaître celles qu’ils estiment datées ou plus pertinentes. C’est donc un fichier de l’espace Schengen, ce qui doit expliquer en partie, l’augmentation du nombre de ces fiches qui seraient passées de 10 500 sous Sarkozy à 20 000 sous Hollande. Mais nous n’avons aucun moyen de vérifier quoi que ce soit d’autant plus que ces chiffres peuvent être manipulés par le Pouvoir.
Source : Pierre Breteau, Le Monde.