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Extrait de Courant Alternatif n° 256 de janvier 2016

Élections régionales : le grand leurre

lundi 25 janvier 2016, par ocl-lyon

Au moment où les républicains de gauche et de droite se faisaient passer pour des remparts au fascisme se mettaient en place, sous leurs yeux et avec leur consentement, des formes tangibles de nouvelles formes de domination absolue plus adaptées aux besoins des capitalistes que le fascisme historique.


{{L'abstention, blancs et nuls}}

Les élections se ressemblent à tel point qu’il est difficile de ne pas se répéter. Il est pourtant nécessaire de rappeler encore et encore quelques vérités de base.
Il y a 66 millions de Français et 45 millions d’inscrits sur les listes électorales. L’abstention tourne fréquemment, depuis quelques années, autour de 50 % des inscrits soit 22 millions.
Mais si on considère la démocratie du sol préférable à celle du sang et de la citoyenneté il faut toujours redire qu’en plus des inscrits il y a environ trois millions de Françaises et de Français qui ne le sont pas, au moins un million qui ne le sont plus pour avoir été déchus de leurs droits civiques, plus ou moins 4 millions d’individus qui n’ont pas la nationalité française. Si on tient compte de cette réalité ce sont seulement 40 % des plus de 18 ans vivant en France qui donnent officiellement un avis par le biais des élections. Sans compter le million, et parfois plus, de bulletins blancs et nuls non comptabilisés dans les suffrages exprimés ! Tout cela écorne singulièrement la légitimité du système lui-même. Et encore davantage celle des grands partis qui nous gouvernent, autour de 5 à 6 millions chacun selon les cas pour le PS, les Républicains et le FN, soit en moyenne 12 % des inscrits et 10 % seulement en tenant compte de tous les habitants réels. Ce qui veut dire, pour faire simple, que lorsque vous vous promenez dans la rue seulement 4 adultes sur les dix que vous croisez ont voté lors du dernier scrutin ; et un seul pour chacun des trois « grands partis », dont le FN.

{{Le FN}}

Le Front national a été au centre du buzz médiatique des 6 et 13 décembre 2015 et l’objet de toutes les peurs, de tous les fantasmes, de toutes les tractations. Une aubaine pour faire oublier l’état d’urgence !
Une étude (1) réalisée après le 13 décembre affirme que plus de la moitié des électeurs du FN du 1er tour ne se sont pas reportés sur lui au second et que ce déficit a été largement compensé par de nombreux suffrages qui l’avaient ignoré au premier. Ce qui voudrait dire, selon l’étude, que ce sont en réalité 9 millions de personnes qui ont voté au moins une fois FN en deux dimanches. Une interprétation qui, en rajoutant de la peur à la peur, suggère que Marine est encore plus à la porte du pouvoir qu’on le croyait. Mais on peut aussi faire une autre lecture de cette étude (si elle est fiable, ce qui n’est pas, loin de là, une certitude !) : Au premier tour beaucoup ont voté FN pour faire chier les autres partis et «  utile  » au second. Au second certains ont voté par dépit, écœurés – à juste titre – par l’imposture et l’hypocrisie du Front républicain ou parce que leur candidat n’était plus présent. De fait ce sont moins de 4 millions de voix qui se sont portées sur le Front aux deux tours, ce qui représente un socle solide mais loin des 7 millions du second tour. Les 800 000 voix qu’il gagne globalement d’un tour à l’autre sont à peu près identiques à celles gagnées en 2002 au deuxième tour des présidentielles 13 années plus tôt. Et s’il totalise 1,2 millions de voix supplémentaires au premier tour par rapport à 2002 (6 millions contre 4,8 soit 25 % de plus) il faut quand même tenir compte des 4 millions d’inscrits supplémentaires.

Même si il est évident que le FN aurait bien aimé emporter dès maintenant une ou deux Régions, c’est dans la préparation de l’avenir qu’il a gagné de vrais motifs de satisfaction. Rester encore un peu dans l’opposition sans avoir à montrer ses capacités de gestion ne peut que lui être profitable d’autant plus qu’il sera la véritable opposition à un UMPS (ou plutôt LRPS – prononcer herpès comme ils disent finement !) qui apparaîtra encore plus clairement pour peu que l’offensive « centriste » Raffarin-Valls- Bayrou prenne de l’ampleur (ce que semble penser Estrosi qui prépare son avenir, lui aussi) au détriment du duo Sarkozy-Vauquiez.
En outre, le FN compte maintenant 358 conseillers régionaux (plus que le PS) contre 118 précédemment, et c’est là un avantage considérable. 358 conseillers régionaux (le triple de 2010) auxquels il faut rajouter une centaine de « grands élus » (maires, députés divers, etc.) c’est un socle idéal pour étoffer un véritable appareil nécessaire à l’amplification de sa dynamique et à son implantation sur tout le territoire et encore trop faible s’il veut devenir crédible pour la gestion du pays. Cela représente un vivier qui va se former aux affaires et dans lequel le parti pourra sélectionner les plus compétents et les plus sûrs.
450 « grands élus » qui reversent une partie d’un salaire conséquent au parti, cela consolide aussi de manière substantielle des finances que la vente du château n’a pas totalement assaini. Et avec eux cela constitue un maillage de quelques 1 900 personnes (conseillers municipaux et autres) présentes sur tout le territoire, dont beaucoup sont toutes nouvelles à la fois en politique et, bien entendu, au FN. Il est à noter que ce dernier est le seul parti où il y a encore des places à prendre pour qui s’en donne les moyens et le seul qui peut les offrir à des gens d’extraction populaire (et surtout jeunes depuis que « la jeunesse n’emmerde plus le Front national » !). Ce dont le PS comme les Républicains sont incapables.

Bien entendu cet avantage n’est pas sans poser des problèmes dont nous verrons d’ici peu s’ils restent annexes ou bien s’ils entravent la progression frontiste. En effet les nouvelles places prises, tant comme élus que comme cadres moyens ou locaux du partis le sont bien souvent par ces relativement récents adhérents au détriment des plus anciens qui ont mouillés leur chemises pendant les années de vache maigre sans la récompense de devenir élus, et qui se retrouvent frustrés de devoir céder une place qu’ils considéraient comme leur étant légitimement due.

{{Une menace fasciste ?}}

70 ans après la fin des régimes fascistes européens c’est encore leur paradigme qui s’impose dès lors qu’émergent des forces ultra nationalistes, xénophobes, populistes, prônant un État fort, voire d’exception… Cela était déjà une erreur lorsque l’on criait « le fascisme ne passera pas » contre le putsch de De Gaulle en 1958, ou bien « CRS-SS » en 1968, mais ces simplifications pouvaient s’expliquer et se comprendre par une proximité temporelle bien réelle de la seconde guerre mondiale et des régimes disparus. C’est le même schéma qui a prévalu dans les années 1980 avec la mobilisation des démocrates et la naissance des mouvements « antifa » pour faire face à l’émergence du FN. Des décennies après la guerre, la répétition de ces faiblesses idéologiques sont devenues des erreurs sources d’un aveuglement terriblement démagogique qui a eu, et a encore, pour effet de masquer une réalité autrement plus menaçante et tout aussi catastrophique que le fascisme historique. Et c’est justement au moment où la classe politique s’unissait contre une menace fasciste imaginaire que cette dernière était en train d’adouber des mesures, bien modernes elles, dessinant les contours de nouvelles formes de totalitarisme mieux adaptées aux besoins des capitalistes : l’état d’exception.

Comme l’affirme Alain Bihr (2), « le fascisme a été le produit d’une conjoncture historique très particulière et il n’est pas le seul régime d’état d’exception auquel un capitalisme en crise puisse donner naissance » et si les démocraties occidentales devaient s’infléchir vers ce genre de régime dans les prochaines années ou décennies, « ceux-ci ne seraient en aucun cas la simple répétition des régimes fascistes des années 1920-1940, ni de près ni de loin. »

{{Le Medef}}

Pour aborder la question des formes politiques qui peuvent convenir aux besoins des capitalistes en fonction desconjonctures historiques, il n’est pas inutile de jeter un œil sur les positions du Medef.
C’est bien connu « Le Medef est non partisan, il ne porte aucun jugement, aucune opinion sur les candidats, il ne donne aucune consigne de vote, ne labellise personne » déclarait en 2002 l’organisation patronale juste avant le premier tour des élections présidentielles. Normal ! Il avait bien compris que, malgré son opposition aux 35 heures, il n’y aurait guère de différence pour lui entre la politique de Jospin et celle de Chirac. Mais exit Jospin du second tour, le Medef se prononce contre Jean-Marie Le Pen.
Aux dernières régionales, le Medef a tardivement, mais vigoureusement, condamné le FN. Remarquons quand même que cette condamnation a porté uniquement sur son programme économique, dont il suggère même qu’il est… d’extrême gauche ! « Car [le programme économique] me rappelle étrangement le programme commun de la gauche de 1981 » (Pierre Gattaz, Le Parisien) et « Extrême droite, extrême gauche, c’est la même chose : Mélenchon-Le Pen, même combat », martèle-t-il. Il fait semblant de croire que les quelques ouvertures sociales du Front (p.ex. hausse du smic, revalorisation des petites retraites, échelle mobile des salaires…) pourraient être appliquées par un FN au pouvoir et ne relèvent pas d’une démagogie à quelques semaines du scrutin ; ce qui permet à l’organisation patronale à la fois de se glisser dans l’habit bien pensant anti-FN sans avoir à en détailler les raisons les plus dérangeantes, tout en rassurant l’électorat de droite quant à son orientation ultra libérale.
Car évidemment le Medef ne dit pas un mot sur les positions dites « de société » du FN. Ce qui veut dire que, dans l’avenir, un retournement de la politique économique théorique du Front et une lecture réaliste de l’avenir par le Medef pourront se réconcilier puisque rien d’autre ne les sépare. De fait le patronat n’a pas besoin pour l’instant d’une forme d’État plus autoritaire que celle que lui offrent les Républicains ou le PS. Même s’il considère que ça pourrait être un peu mieux, la venue aux affaires du Front risquerait de créer plus de désordre que d’avantages… pour l’instant. Et l’ordre est la première des vertus pour que les affaires marchent !

{{2002/2015 d'un « Front républicain » à l'autre…}}

Et l’ordre, c’est, pour l’heure, ce front républicain qui, sans avoir pourtant une réalité solidement ancré dans l’histoire du pays, a permis à la fois un certain consensus sur l’état d’urgence et d’écarter, provisoirement peut-être, un troisième larron qui met à mal le bipartisme traditionnel.
Bien sûr, nous ne sommes pas en 2002 avec un taux de participation de 72 % au premier tour, puis de 80 % au second avec le « front républicain » contre Jean-Marie Le Pen qui fait gagner 20 millions de voix à Jacques Chirac. Les gains seront plus modestes maintenant !

Utiliser le terme « front républicain » signifie qu’il se fait contre des non-républicains, le Front National en l’occurrence. Or, encore très récemment, les dirigeants du FN ont été reçus par le président de la République sans la moindre protestation des dirigeants PS ou LR ; à plusieurs reprise ces dirigeants ont affirmé que le FN devait être considéré comme « un parti comme les autres » (ce qui est vrai !)… La conséquence logique c’est que ce parti est bel et bien traité et reconnu comme un parti républicain. Alors pourquoi utiliser à son encontre, subitement, une stratégie baptisée front républicain. Cela ne relève d’aucune analyse sérieuse et assumée mais d’une pure posture politicienne le temps d’une élection. Une posture destinée à faire monter la peur afin de n’être que deux à se partager le gâteau à un moment où le rejet des partis qui gouvernent depuis des décennies ne fait que croître et où commence à naître l’idée « qu’on pourrait les essayer, eux » (le FN). A l’heure où les supposés fondamentaux de gauche concernant le droit d’asile, l’ouverture des frontières, l’antiracisme, etc… volent en éclat il n’y a plus d’obstacle « moral » à le faire.
Le racisme s’appuie peu ou prou sur des théories qui se veulent scientifiques  : il y a des races inférieures par essence - à peine des hommes, des sous-hommes - la science est là pour le démontrer avec les théories des races. Or, dans la société française nous sommes passés de l’expression d’un racisme classique à la xénophobie. La xénophobie, elle, n’a nul besoin de se draper dans des oripeaux scientifiques ou s’apparentant à un semblant de rationalité. Ne pas aimer et rejeter se suffit à soi-même et, dès lors, toute démonstration rationnelle ou scientifique prouvant l’inanité du racisme, glisse sur le xénophobe comme un pet sur une toile cirée.
Rappelons que ce n’est pas tant la quantité de racistes avérés qui a augmenté que les espaces qui leur ont été offerts. Au moyen des attaques frontales contre les conquis sociaux, des restructurations et de l’offensive patronale pour toujours plus de profit en faisant exploser le chômage, de l’apartheid territorial chassant les pauvres dans des zones « abandonnées… bien sûr, cela a été dit et redit. Mais aussi, et cela est le plus souvent occulté, par la manière dont bien des antiracistes se sont mis, malgré eux, au service de la propagation d’idées qu’ils sont sensés combattre. Tout le monde l’a remarqué, le FN n’a pas eu à faire de campagne pour récolter ses 6 millions de voix.

En désignant les questions de l’immigration, de la nation française, de la laïcité, de la religion, comme étant au cœur des « problèmes que connaît la société française », comme le proposait le FN, les forces qui lui étaient normalement opposées n’ont réussi qu’à le mettre sur les rail sans qu’il n’ait trop d’efforts à faire. Comme l’affirme Jacques Rancière les idéaux républicains sont devenus des armes de discrimination et de mépris : « Demandez des nouvelles lois antiracistes [Les plus radicaux demandaient l’interdiction du FN !] qui permettent de sanctionner l’intention même d’exciter au racisme, un mode de scrutin qui empêche l’extrême droite d’avoir des sièges au Parlement et toutes mesures du même ordre. D’abord, des lois répressives peuvent toujours resservir. Ensuite, vous prouverez que votre légalité républicaine se plie à toutes les commodités des circonstances. Enfin, vous consacrerez les racistes dans leur rôle de martyrs de la vérité, réprimés pour délit d’opinion par des gens qui font les lois à leur convenance. » (3). A méditer...

Jpd

1.Publiée et commentée par Le Monde du 19/2, elle a été réalisée par LMP, une société de conseil électoral autoproclamée « la première start-up de stratégie électorale en Europe ». Rien que ça ! De quoi lui faire confiance, non  ?

2. Lire le texte clair et complet d’Alain Bihr sur ces questions : «  Le fascisme n’est pas le seul régime d’état d’exception auquel un capitalisme en crise puisse donner naissance » (http://alencontre.org/societe/le-fa...).

3. Voir « Sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes en France », « Le FN est un pur produit de la Ve République », « Les idéaux républicains sont devenus des armes de discrimination et de mépris », « L’introuvable populisme », « Racisme, une passion d’en haut », des textes de Jacques Rancière publiés sur le site de l’OCL :http://www.oclibertaire.lautre.net/... , qui développe ces points de vue.

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