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Faut-il défendre les services publics ?l’exemple d’un Etat dans l’Etat : E.D.F.

mardi 1er novembre 2005, par Courant Alternatif

Une partie des revendications du mouvement social concerne la défense des services publics : contre la privatisation de la SNCF, grève de la SNCM, manifestation l’année dernière dans la Creuse, grèves à la poste... C’était également un des axes de la campagne pour le non lors du référendum sur l’Europe. Si nous sommes évidemment opposés à la privatisation, les libertaires doivent-ils pour autant défendre « le service public ». Et d’abord qu’est-ce que c’est et quels en sont les enjeux ?


Au-delà de cette grande thématique, chaque service public a son histoire et ses fonctions : la poste a presque toujours été un service public, pour l’heure nul ne parle de privatiser l’armée (bien que ce soit partiellement fait en Irak), la police (bien qu’il existe des sociétés de sécurité) ni la justice (malgré les prisons privées), et on imagine mal, mais sait-on jamais, les libertaires défendre ce type de service public... C’est pourquoi il nous semble intéressant pas seulement de débattre « du service public », mais de reprendre l’histoire des différents services publics pour analyser leur fonction. La privatisation d’EDF est une question d’actualité depuis un certain temps qui pèse aussi sur les recompositions politiciennes et les tactiques parfois difficiles à suivre de la direction de la CGT par exemple.

La nationalisation d’E.D.F.

E.D.F. a été nationalisée en 1946 par l’Assemblée constituante, en même temps que le crédit et les assurances, le gaz et l’ensemble des houillères. C’est la première caractéristique d’une partie du service public, il est issu des nationalisations de la Libération, et donc mythologiquement relié à la Résistance, qui les avait mises à son programme. C’est donc dans notre pays un symbole politique fort.

Cependant, ceci ne doit pas nous faire oublier une deuxième caractéristique, tout aussi importante. Ce qui motivait ces nationalisations, c’était bien déjà la reconstruction d’une économie capitaliste nationale. Aucune entreprise privée française n’avait les moyens d’assurer les investissements nécessaires à la reconstruction. Le capitalisme a besoin d’infrastructures solides et bon marché, et à l’époque seul l’Etat pouvait réaliser ce programme. L’Humanité rappelait d’ailleurs encore en janvier 1945 que les nationalisations ne sont pas intrinsèquement une mesure socialiste, et le PCF avait hésité avant de soutenir ces nationalisations légales, qui ont été une bonne affaire pour les actionnaires, à qui les entreprises privées concernées ont été rachetées.

Il faut enfin revenir sur un troisième aspect, celui du statut des salariés d’E.D.F. On a tendance à expliquer leurs avantages sociaux exclusivement par leur appartenance au service public. Les salariés de l’énergie occupent une position stratégique qui leur a permis d’arracher un certain nombre d’acquis, service public ou pas. Et si leur statut est avantageux, c’est aussi parce qu’il a été fixé à un moment où le rapport de forces était très favorable à la classe ouvrière. N’oublions pas qu’en 1944, une partie de la population était armée, les anciens résistants, et que ça n’a pas été une affaire gagnée d’avance que de leur faire rendre leurs armes au nouvel Etat. C’était une époque où le PCF était tout autant auréolé de la résistance que les gaullistes, et où il faisait 40% des voix, un PCF déjà social-traître mais pas encore réformiste au point d’aujourd’hui.

EDF, un service public au service de la nation... et réciproquement

La mission première d’EDF était d’électrifier la France, et elle l’a fait. Elle l’a fait comme jamais une entreprise privée n’aurait pu le faire. Seul l’Etat avait les moyens de construire d’immenses barrages hydrauliques comme cela a été fait à l’époque. Seul l’Etat a le sens de l’intérêt collectif du capital suffisamment poussé pour facturer l’électricité à prix coûtant aux entreprises. Quant à « l’égalité des usagers devant les services publics », elle n’a jamais existé, ou plus exactement elle a existé sous une interprétation propre à EDF : le tarif est lié à la puissance d’abonnement, ce qui signifie que les entreprises ont toujours payé moins cher. Mais là encore, il fallait une entreprise publique pour assurer l’accès généralisé et rapide de la population à l’électricité, ce qui était une nécessité pour développer l’industrie de consommation (comment aurait-on pu vendre sinon frigos, machines à laver, télés, robots moulinex, etc).

Déjà du glorieux temps de l’hydraulique, en bon service public, EDF savait ce qui était bon pour la nation donc la population, mieux que la population elle-même. Les grands barrages ont été privilégiés, avec leur cortège de vallées englouties et de villages déménagés, jusqu’au tragique accident de Malpasser, barrage qui s’est rompu près de Fréjus, qui a quand même fait 405 morts en 1959. C’est là un aspect moins glorieux commun à l’ensemble des services publics, « tous-les-usagers-sont-égaux » devant une institution dont la technocratie incarne l’intérêt collectif, mieux l’intérêt national, et a donc le pouvoir d’imposer sa vision et ses projets, notamment ceux qui renforcent son prestige et son pouvoir, par la force armée de l’Etat s’il le faut.

Le service public peut se définir ici par une symbiose entre une vision nationale, le pouvoir d’une technocratie et les intérêts du capitalisme. Le symbole de cette symbiose particulièrement poussée en France est le nucléaire. Rappelons que l’énergie nucléaire civile est en effet issue de la recherche militaire (le CEA n’est pas seulement un organisme de recherche, il était lié à l’origine au Ministère de la Défense). Si EDF a profité du choc pétrolier pour imposer le tout nucléaire, la décision a été réellement prise bien avant par la commission PEON (production d’électricité d’origine nucléaire), née en 1957, commission consultative qui comprenait des représentants d’EDF, des ministères et des plus grands groupes capitalistes français intéressés à l’affaire comme la CGE, Creusot Loire, Alsthom, Framatome, Schneider,... La décision de construire des centrales de type PWR (type de la majorité des centrales actuelles) date de 1969, la construction d’Eurodif de 1971. On retrouve ici la convergence nationaliste issue de la Libération : des scientifiques proches du PCF (les Curie), l’idée d’une énergie « nationale », la foi dans le progrès technique auréolée paradoxalement de pacifisme (utilisation pacifique d’une technologie d’origine guerrière), réunissant dans une touchante unanimité le syndicat et les représentants du grand capital.

Nous ne reviendrons pas ici sur la lutte antinucléaire qui n’est pas l’objet de cet article, mais dont il faut rappeler que ce fut un des mouvements les plus massifs et les plus puissants des mouvements extra-institutionnels, que malgré l’unanimité de la classe politique (et à une époque où on ne parlait pas encore de « crise du politique ») et des syndicats, pendant longtemps l’immense majorité de l’opinion y fut opposée, que tous les moyens de lutte ont été tentés, de la non violence au « terrorisme », de l’action directe aux tentatives de lobbying, et que la répression fut particulièrement importante et violente pour l’époque. Ce fut aussi un des mouvements qui a duré le plus longtemps, sous différentes formes.

C’est un aspect qu’il ne faut pas oublier des services publics. Incarnation de l’intérêt collectif dans le sens de national, ils ont les moyens d’imposer leurs décisions au nom de la population sans aucun débat démocratique ni consultation, puisqu’ils sont automatiquement légitimes de par leur définition même. Bien sûr, les entreprises privées ne consultent personne non plus, mais la légitimation n’est pas la même, il est admis qu’il s’agit de leur recherche de profit, et si l’Etat est à leur service, elles ne disposent pas directement de ses institutions répressives.

EDF est une entreprise depuis longtemps, mais il ne faut pas le dire

EDF était jusqu’à récemment un EPIC. C’est quoi ce truc ? C’est un Etablissement Public à Caractère Industriel ou Commercial. C’est une entreprise de droit privé, dont les salariés ont néanmoins conservé leur statut et dont l’unique actionnaire est l’Etat. On peut donc considérer ces « services publics » (il n’y a pas qu’EDF qui aie ce statut), comme des entreprises ordinaires, ou plutôt de très grandes entreprises, à ceci près qu’elles ont un patron particulier, l’Etat, et que leurs salariés ont réussi à conserver leurs avantages (parfois durement) acquis. Vestige du compromis social de la Libération, il leur reste un cahier des charges leur imposant quelques obligations de type « service public » au sens où on le mythifie habituellement. Depuis 2004, EDF est devenu une société anonyme à statut particulier pour permettre sa privatisation (comme France Télécom), en conservant notamment des obligations de service public.

La majorité des services publics privatisables n’ont donc de public que le nom et quelques « archaïsmes » qui gênent notre patronat moderne et combatif. A partir du moment où ils ont été transformés en entreprise, c’est la logique capitaliste qui domine, qui entre en conflit avec les autres logiques, et qui finit toujours par l’emporter, victoire symbolisée par la privatisation. C’est particulièrement vrai d’EDF qui a consacré sa trésorerie ces dernières années à participer à tous les programmes de privatisation dans le monde, dans lesquels elle a réussi à emporter des morceaux importants. De mémoire, et c’est donc une liste non exhaustive, elle possède des entreprises en Angleterre, en Argentine, a failli atteindre une taille monopolistique en Italie... Vu de l’étranger, EDF n’est ni plus ni moins qu’une grande multinationale, et ceci a entraîné assez peu de protestations.

Finalement, on assiste à un processus assez classique, qu’un théoricien du PCF avait déjà analysé il y a 30 ans comme « socialisation des pertes et privatisation des profits ». Lorsque l’intérêt collectif du capital l’exige, l’Etat investit dans des secteurs vitaux exigeant des investissements importants, en fait supporter les frais à l’ensemble de la collectivité, ce qui permet d’assurer un approvisionnement bon marché et fiable. Lorsque ces secteurs deviennent rentables, ou que les conditions de la concurrence se sont modifiées, ou que la lutte entre entreprises pour acquérir de nouveaux marchés devient plus âpre, ces secteurs sont privatisés. On peut rajouter deux remarques. La nationalisation n’est pas le seul moyen d’assurer cette fonction. On peut prendre l’exemple des transports routiers. Ils sont privés, il n’a jamais été question de les nationaliser, et ils assurent un service particulièrement bon marché, parce que c’est la collectivité qui paye l’équipement qui revient le plus cher, les routes. Ce que change la privatisation, c’est que le nouveau propriétaire poursuivra ses intérêts personnels et souvent à court terme, ce qui peut se faire au détriment des intérêts collectifs à long terme des entreprises.

EDF a joué de ce point de vue un rôle tout à fait particulier avec la production d’électricité nucléaire. On a pu souvent lire que le nucléaire n’était pas rentable. Ceci n’est pas tout à fait vrai. Produire de l’électricité d’origine nucléaire est certes la façon la plus chère de produire de l’électricité, du moins si on daigne intégrer le coût du retraitement des déchets et du démantèlement des centrales. Mais le nucléaire a représenté un énorme débouché pour les plus grandes entreprises multinationales françaises : c’est un marché fantastique pour l’électronique, la métallurgie, le bâtiment, la chimie... Qu’on imagine les tonnes de bétons, les centaines de kilomètres de tuyaux, les millions de soudures, les capteurs, les valves, les systèmes de refroidissement, de détartrage, etc., le tout se corrodant particulièrement vite et devant donc être régulièrement remplacé. EDF a été le maître d’oeuvre d’une production d’électricité financée par ses clients et dynamisant toute l’industrie française, avec des marges confortables. De ce point de vue, la concomitance d’une relance du nucléaire et d’une perspective de privatisation laisse plutôt perplexe...
Conclusion ?

Est-ce à dire que la privatisation ne change rien ? Sûrement pas.

Elle change les choses pour les salariés concernés, qui sont nombreux. Leur situation institutionnelle leur avait permis de préserver des acquis malgré la dégradation générale et continue du rapport de forces. Le premier objectif des actionnaires privés sera bien entendu de les laminer pour mieux rentabiliser leurs affaires.

Elle change les choses pour les « usagers-consommateurs ». On nous fait miroiter les vertus de la concurrence, mais la situation d’EDF est plutôt comparable à celle des distributeurs d’eau, dont les clients sont en réalité les otages. Ne pourront faire jouer la concurrence entre fournisseurs que les très gros consommateurs, les autres ne sont pas des clients intéressants. Et il est exact que la facture d’eau peut être sept fois plus élevée suivant l’endroit où on réside. Nous serons donc dans la même situation de dépendance, sauf qu’il n’y aura plus d’intervention de l’Etat pour réguler et limiter les aléas du marché. Elle change les choses pour la qualité du service. Il y avait encore un reste de culture du service public dans les entreprises qui disparaîtra complètement, sous la pression des primes à la rentabilité. On peut parier que, comme partout, c’est la maintenance qui en prendra un coup. Or là, il y a un léger détail, c’est que 80% de l’électricité en France est d’origine nucléaire. Nous vivons déjà sous la menace permanente d’un accident majeur, et les plaintes sur la baisse de la « culture de la sûreté » à EDF font déjà froid dans le dos. Il semble difficile d’envisager une privatisation de l’électricité nucléaire à cause de son manque de rentabilité. Mais il est certain que la seule façon de la rentabiliser, c’est de faire des économies sur la maintenance qui est particulièrement chère en ce domaine.

Au-delà, les privatisations et la défense du service public sont symptomatiques d’une évolution profonde de notre économie. Les services publics sont issus d’un compromis entre le patronat et un mouvement social réformiste en position de force, compromis garanti par l’Etat. Le ciment idéologique de ce compromis était un certain nationalisme, « la reconstruction de la France » et l’idée d’un avenir commun entre une nation, ses couches populaires et un capitalisme national. C’est ce compromis qui est fini. La mondialisation est passée par là, et il n’y a plus de corrélation aussi étroite entre le niveau de vie de la population d’un pays et la santé de ses grandes entreprises devenues multinationales. Le terrain de jeu de ces dernières est devenu mondial, et ce qui faisait le ciment d’une cohésion sociétale nécessaire au maintien de la paix sociale n’est plus qu’un marché à conquérir parmi d’autres dans le grand jeu d’échecs de la concurrence et de l’exploitation planétaires.

Finalement, nous sommes acculés à défendre nos utopies. Ce que nous pouvons défendre dans les services publics, c’est une production socialement utile, et reconnue comme telle, à laquelle tous doivent accéder (Mais pourquoi l’électricité plus que les tomates ?(1)). C’est pourquoi nous ne pouvons qu’être opposés aux privatisations. Mais cette opposition ne peut être cohérente qu’à condition de critiquer un certain type de discours. Lorsque la CGT écrit : « La vente, même partielle, d’EDF à des actionnaires privés est contraire aux intérêts de notre pays », nous devons poser la question de quels intérêts. Lorsqu’elle écrit dans le même tract : « Les performances économiques de notre pays, la pérennité de votre emploi, votre niveau de vie sont étroitement liés au prix de l’énergie et donc à l’efficacité des services publics. », c’est le type de compromis social que cet argumentaire reflète que nous refusons, et qui de plus est périmé. Nous sommes contre les privatisations parce que nous sommes pour une production socialement utile autogérée et décentralisée, ce qui n’est hélas pas le cas du « service public ».


Sylvie, Paris banlieue
Article écrit le 24 octobre 2005, avant la privatisation d’EDF

(1) Je sais : c’est parce qu’on ne peut plus vivre sans électricité. Mais ceci est une autre histoire, celle de l’usage d’une technologie centralisée comme instrument de dépendance et du productivisme.

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