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CA 235 - décembre 2013

BONNETS ROUGES : LA CRISE TAILLE DANS LE VIF !

lundi 16 décembre 2013, par ocl-lyon

Suppression de subventions et nouvelles taxes, pertes de marchés et délocalisations, l’agro-industrie bretonne précipite un territoire dans la tempête. Et le mouvement social multiforme qui s’est levé, dérange beaucoup de schémas préconçus, de chasses gardées.


AU DÉBUT ÉTAIT L’AGRO-ALIMENTAIRE BRETON

Le productivisme agricole breton n’est pas arrivé par hasard ; il a résulté d’une politique étatique délibérée d’intensification des productions agricoles en Bretagne dans les années 50-60, en phase avec le CELIB (comité d’études et de liaison des intérêts bretons). Ce lobby breton regroupait déjà entrepreneurs, représentants de corporations et de syndicats, militants bretons et élus de toutes obédiences – sauf le PC –, universitaires et associations familiales ou culturelles. Dans la foulée du plan Marshall et de la reconstruction après guerre, il a obtenu le plan routier breton notamment pour désenclaver la péninsule armoricaine. Le CELIB n’a pas freiné l’exode rural avec le « miracle économique breton » qui permettait parfois aux entreprises, alléchées par les primes et les exonérations de patente, de verser des salaires 30 à 50 % plus bas qu’à Paris : implantation de PSA à Rennes, plan électronique à Lannion, Joint Français à Saint-Brieuc, aides et structuration de la production agricole sous la pression violente des légumiers du nord Finistère, emmenés par le « syndicaliste entrepreneur » Gourvennec... On parle alors d’usines-pirates toujours prêtes à déménager en cas de baisse de la rentabilité. La délocalisation ne date pas d’hier... L’évolution de l’agriculture est particulièrement rapide avec des lois d’orientation : spécialisation, intensification, intégration au marché élargi, dépendance à l’égard des firmes agro-alimentaires. Dés la fin des années 60, les conditions de la crise actuelle sont réunies.

Aujourd’hui la production agricole bretonne est centrée sur l’élevage (1) hors-sol majoritairement donc sensible aux cours internationaux de l’alimentation pour le bétail, avec un secteur agro alimentaire (boucherie et charcuterie industrielle) employant 70 000 salarié-e-s peu qualifiés et mal payés, qui produit « beaucoup et pas cher », avec des rendements du capital inférieurs à la moyenne hexagonale, avec des subventions aux productions ; l’ouverture des marchés à la concurrence, annoncée depuis dix ans par Bruxelles avec l’arrêt des subventions, a commencé à produire les effets prévisibles.

UN PATRONAT DE COMBAT

Le CELIB s’est transformé en Club des Trente, qui regroupe discrètement un patronat breton de combat (2) et qui crée à son tour l’Institut de Locarn, avec le parrainage de réacs avérés et de l’Opus Dei. Locarn est présidé aujourd’hui par Glon, 2eme fortune bretonne qui condamnait l’écotaxe dés 2009 au nom de « la liberté d’entreprendre »... Ce lobby de choc a créé un réseau de 300 patrons autour du label « Produit en Bretagne » (la moitié des entreprises ont moins de 50 salariés). Il soutient les projets d’infrastructure, TGV à Rennes, aéroport à Notre Dame des Landes, etc, pour maintenir l’activité économique. Ce patronat fustige les aides sociales et le code du travail, un marché du travail pas assez flexible et des règles environnementales tatillonnes, mais réclame néanmoins toujours plus de subventions de l’Etat.

LA RÉALITÉ DE L’AGRO ALIMENTAIRE

La concentration dans l’agro alimentaire crée des emplois quand le marché est porteur, mais en détruit bien plus chez les petits agriculteurs qui se retrouvent intégrés, pour la plupart, dans une chaîne de production, qui va de l’oeuf au poulet emballé, et du soja débarqué du Brésil au pâté Hénaff en supermarché. Les petits producteurs y sont pieds et poings liés par les conditions fixées par les fournisseurs d’aliments pour bétail, matériel d’élevage, intrants divers, ou écoulement de leur produits et autres conditions financières. Les coopératives de producteurs n’ont plus grand chose à voir avec l’esprit initial de leurs créations car elles sont de plus en plus éloignées de leur base d’adhérents, lancées dans un mouvement de concentration-fusion toujours en cours pour atteindre une taille suffisante et résister à la compétition internationale prônée par Bruxelles, maintenant que l’Etat français pèse de moins en moins sur la PAC (politique agricole commune) et que le dogme libéral s’installe. Les accords de libre échange signés par l’UE avec le Canada, et ceux en préparation avec les USA sous l’égide de l’OMC, fragilisent encore plus l’agriculture française qui bénéficiait jusqu’ici de primes à la production, d’aides à l’exportation, de règles sanitaires limitant la concurrence internationale. Les droits de production (quotas laitiers par exemple) fixaient un prix garanti pour une certaine quantité livrée par chaque exploitation ; cela limitait les fluctuations du marché et des revenus protégeant les plus fragiles, même si cela constituait aussi un encouragement à la concentration des terres et des exploitations toujours plus grandes.

LA CRISE ACTUELLE

Avec l’austérité financière pour résorber la dette de l’Etat et avec une diminution de la consommation, l’accélération de la mise en concurrence sur le marché mondial et la diminution des aides financières et dispositifs de correction-soutien face aux autres économies (fluctuations monétaires, protection de l’environnement), ont entraîné ces derniers mois une augmentation rapide de fermetures d’usines, délocalisations, réductions de capacité productive, avec licenciements et chômage partiel ; 7000 emplois sur la Bretagne sont menacés . La taxe poids lourds – l’écotaxe , cf encart- avait déjà mobilisée le lobby agricole et le cercle de Locarn dés le printemps. Mais c’est la mobilisation autour des 400 ouvrier-e-s de Marine Harvest (3) de Poullaouen, en centre Bretagne, menacés de licenciement par la délocalisation de la production, qui a déclenché à Carhaix mi octobre l’appel à la mobilisation de tout le secteur pour le 2 novembre à Quimper. L’initiative du collectif « Vivre, décider et travailler en Bretagne », si elle est relayée par la FDSEA 29 (4) et le MEDEF local, est aussi soutenue par le maire divers gauche et régionaliste breton de Carhaix, Troadec(5) et par des sections syndicales d’entreprises menacées. La manifestation violente contre un portique d’écotaxe à Pont de Buis, entre Brest et Quimper le 26 octobre, polarise l’attention sur les « bonnets rouges », apparus à cette occasion. En quelques jours, les médias modifient la représentation de la future mobilisation, assimilée à une action du patronat anti écotaxe et de gros producteurs, coutumiers de ces actions coup de poing.

Les unions régionales de la CGT et de Solidaires se désolidarisent de l’appel à manifester le 2 novembre à Quimper, en appelant le même jour à Carhaix pour « ne pas manifester derrière le patronat ». La CFDT s’abstient, la FSU appelle aux deux initiatives, FO restera sur l’appel de Quimper... Cette initiative de Carhaix lancée deux jours avant, sans concertation interne des unions locales et sections d’entreprise, ne remportera que peu d’écho en réunissant un millier de manifestants ; le rassemblement quimpérois draine prés de trente mille personnes, sans que le patronat ou l’extrême-droite – qui tente de récupérer le symbole du bonnet rouge...- ne s’imposent dans la manifestation. Au contraire un cortège anticapitaliste avec drapeaux rouges et slogans se constitue autour du NPA, Breizhistance, SLB (variante bretonne des syndicats STC ou LAB), Alternatifs, ATTAC,... Mais les médias oublieront opportunément cette expression. Et de nombreux journaux ou politiciens évoqueront les « nigauds » et « esclaves qui marchent derrière leurs maîtres »... Un bretonbashing !

A PROPOS DE L’INTERCLASSISME DU MOUVEMENT

Effectivement le porte parole du mouvement, Troadec, exprime clairement une volonté d’associer tous les groupes sociaux à la mobilisation pour maintenir une activité économique en Bretagne, sans préciser quoi produire, pour qui et comment. Le lundi 4 novembre, le patron de Tilly Sabco, après avoir manifesté à Quimper et menacé de fermer son usine d’un millier d’emplois, apparaît entouré de ses salariés à la sous préfecture de Morlaix, sommant le ministre Le Foll d’intervenir pour refinancer sa boîte, grassement subventionnée jusque là par l’Etat... Mais dans leur lutte, les salarié-e-s trouvent peu d’appuis auprès des confédérations syndicales qui veulent remobiliser sur le social à Rennes le 23 novembre en intersyndicale. Sans aller jusqu’à évoquer le rôle de la CFDT de GAD à Josselin, qui a organisé deux cents personnes pour repousser leurs collègues licenciés de Lampaul venus bloquer leur usine, la faiblesse de l’appel intersyndical du 23 novembre est remarquable, comme un clin d’oeil au pouvoir PS et à son « Pacte d’avenir », alors que des milliers de salarié-e-s sont dos au mur, face à une absence de perspectives d’un quelconque reclassement. Cette manif traîne-savates du 23 novembre, répartie sur quatre villes au lieu de se rassembler en une seule initiative régionale à Rennes, rassemble très peu au vu de la situation critique : 2000 à Rennes, 1500 à Lorient, 4000 à Morlaix... Loin des 20 ou 30 000 de Quimper.

Le 13 novembre, le mouvement de l’usine de Marine Harvest à Poullaouen a obtenu, au bout de dix jours de grève et d’occupation, de meilleures conditions de départ, avec une prolongation de l’activité, des primes plus conséquentes et le reclassement de certains salariés dans une autre usine du groupe. De même le gouvernement a obtenu l’autorisation par Bruxelles de verser des aides aux groupes Doux et Tilly Sabco pour maintenir leur activité en 2014. Il semble que le simple fait de lutter en étant moins isolés permette d’obtenir quelque chose, même si dans le cas de Tilly Sabco, ce soit le droit de continuer à se faire exploiter...

Le rassemblement du 30 novembre à Carhaix veut rassembler toute la population du centre Bretagne pour dépasser la fin de non recevoir du pouvoir. Les mots d’ordre ne posent pas de perspectives vraiment révolutionnaires, et ce n’est sûrement pas la suppression de l’écotaxe qui changera les annonces de licenciements faites avant même son entrée en vigueur. Mais les défaites à répétition depuis trente ans et le sentiment d’impuissance et d’isolement sont peut-être aussi des obstacles à dépasser avant d’oser se lancer vers une formulation d’initiatives collectives et d’objectifs. Car il faudra bien tenter de mettre en question le modèle productiviste, la production et ses modalités. Et aussi dépasser les différents statuts de travailleurs, chômeurs ou salariés pour atteindre un rapport de forces moins dégradé. Poser ces pistes comme une perspective à moyen terme peut être un début de clarification à mettre en oeuvre, à coordonner et généraliser.

L’existence d’une lutte comme la résistance au projet d’aéroport de Notre Dame des Landes pourrait permettre d’aborder ces aspects à partir d’expérimentations concrètes en cours. Reste à trouver des modalités de rencontre, au-delà de ce mouvement multiforme s’il en est.

Nantes le 24/11/13

1) parts de la production : porcs 26%, lait 21%, volaille-oeufs 17 %, viande bovine 10 %, légumes 8 % - chiffres 2008

2) – Leclerc, Pinault, Bolloré, Yves Rocher, et autres patrons d’Intermarché, du CIO, des Chantiers de Saint-Nazaire,...

3) Marine Harvest : multinationale norvégienne du saumon , qui fait plus de deux cent millions d’euros de bénéfice annuel.

4) FDSEA 29 : fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles du Finistère, emmenée par son président, Th. Merret, légumier léonard du nord finistère qui représente une corporation d’agriculteurs très productivistes, aux pratiques revendicatives régulièrement violentes dés que les cours des marchés s’effondrent, pour surproduction.... S’exprimant sur une radio parisienne après la manifestation du 2 novembre, il revendiquait moins de freins administratifs, fiscaux, sociaux, environnementaux pour libérer les énergies !

5) Troadec s’est illustré en 2008 en menant la mobilisation de la population carhaisienne et du Poher-centre Bretagne contre la fermeture de l’hôpital local, pour cause d’économies du ministère de la santé. Contrairement à d’autres régions, Carhaix a gardé son hôpital, illustrant de nouveau la capacité des populations bretonnes à bloquer certains projets de l’Etat français : centrales nucléaires, stockage de l’ANDRA, aéroport de Notre Dame des Landes...

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