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CA 235 - décembre 2013

Libye, une société perdue  ?

lundi 16 décembre 2013, par ocl-lyon

Il y a tout juste deux ans, le 20 octobre 2011, la mort de Kadhafi et la fin du régime ont entraîné la destruction des institutions d’Etat et notamment du système de sécurité alors que se formaient dans le pays des centaines de groupes lourdement armés. Aujourd’hui, on voit des Libyen-nes manifester dans la rue pour réclamer une armée, une police, la démission du gouvernement actuel et la formation d’un gouvernement de « crise » ; les plus désespéré-es envisagent même de demander l’intervention de l’Otan, pour finir le travail.


Mardi 1er octobre 2013, une jeune femme de 27 ans frappe à la porte d’un officier de l’armée de l’air libyenne ; Mohammed al-Soussi ouvre la porte et immédiatement la femme sort une kalachnikov et tire sept balles, il meurt sur le coup. Dans l’entrée de la maison elle prend un verre, le remplit de sang et inscrit sur le mur « Death to rats » (mort aux rats), slogan de Kadhafi contre les insurgés de 2011. Les habitants du quartier Souq Aljumâa à Tripoli se rassemblent devant la maison, avertis par les coups de feu, ils trouvent la jeune femme assise devant le cadavre de sa victime. Ekaterina Ustiuzhaninova est une activiste russe qui fait partie d’un groupe de soutien à Kadhafi créé par des Libyens exilés en Russie, elle a fait plusieurs séjours en Libye avant d’être expulsée mais a réussi à revenir clandestinement via la Tunisie. Le lendemain des jeunes se regroupent devant l’ambassade russe à Tripoli et essayent de l’occuper. Résultat : deux morts, les gardiens de l’ambassade ont tiré, l’équipe diplomatique russe est évacuée et l’ambassade fermée. Ce scénario de mauvais polar n’est pas rare par les temps qui courent, à Tripoli et encore plus fréquent à Benghazi. Cette ambiance de bruits de coups de feu à n’importe quel moment de la journée, d’enlèvements de toutes sortes (hommes politiques, femmes, hommes proches des personnalités), d’assassinats de journalistes et d’hommes politiques, de barrages, de fermetures des champs pétroliers, des stations d’électricité ou des pipelines alimentant les grandes villes en eau potable, fait partie du quotidien des Libyen-nes. L’un des derniers enlèvements en date est celui de 50 chauffeurs de camions égyptiens par un groupe armé à Jdabia (à l’ouest de Benghazi) pour les monnayer en échange de prisonniers libyens en Egypte.

Géopolitique du pays

La Libye est constituée de trois grandes régions, à l’Est la Cyrénaïque, au Sud le Fezzan et à l’Ouest la Tripolitaine. Dans les villes de Benghazi, Derna, en Cyrénaïque se concentrent les islamistes radicaux et la population a le sentiment de ne pas profiter pleinement des richesses du pays d’autant plus que la majorité des sites pétroliers sont situés dans cette zone. Le Fezzan comporte d’immenses frontières et une population qui s’est enrichie depuis des décennies avec l’immigration venue du Tchad, du Niger, où l’on compte une forte présence Touarègue et Toubou ; cette région profite du fait qu’elle abritait une grande partie de l’arsenal militaire de Kadhafi ce qui a permis, après sa chute, le développement d’un trafic d’armes et l’armement de la quasi totalité de la population. Les villes de Tripoli, Zentan, Misrata, en Tripolitaine sont des zones quasi autonomes militairement et administrativement, auxquelles il faut ajouter les zones berbérophones qui réclament à leur tour des droits culturels et linguistiques. Le pouvoir central a été transféré à Tripoli après la mort de Khadafi alors que la « révolution » avait démarré à Benghazi le 15 février. Après la chute du régime les choix politiques du CNT de l’époque sont dictés par la communauté internationale, l’Otan, la France, les USA, etc. L’instauration d’une démocratie parlementaire et des élections ne fait l’objet d’aucun débat à part les islamistes radicaux qui sont les seuls à dénoncer le système parlementaire comme invention de l’Occident qui ne correspond pas à la tradition musulmane.

Des élections ont lieu le 7 juillet 2012, 200 députés sont élus dont 120 sont issus de listes individuelles et 80 de listes de partis politiques qui ont été créés par pur opportunisme sans aucune base sociale. Ils sont répartis ainsi  : 100 pour la Tripolitaine, 60 pour la Cyrénaïque et 40 pour le Fezzan. Après la dissolution du CNT (conseil national de transition) et la démission de son président M. Abdeljalil, le 8 août 2012, c’est le CNG (congrès national général) qui a officiellement pris le pouvoir. Il a été formé pour nommer un gouvernement provisoire, former une « constituante » chargée d’élaborer une constitution et d’organiser des élections  ; son mandat s’achève normalement le 7 février 2014.

L’Etat libyen

Zeidan, premier ministre, déclare continuellement que l’Etat libyen n’est pas un Etat en échec puisque cet Etat n’existe pas (mais il refuse d’en partir !). De nombreux analystes croient en ce grossier mensonge, mais comment croire qu’il suffit qu’un Etat perde le monopole de la violence par son armée et sa police pour qu’il disparaisse. En fait cet Etat existe bel et bien  : les affaires continuent, des contrats sont officiellement signés, des lois émises et cet Etat a à sa disposition plusieurs milices armées ; de plus la lutte pour le pouvoir qui fait rage au sein du parlement prouve son existence. Cet Etat continue à avoir des relations internationales, négocie avec le FMI, rencontre les dirigeants de l’Otan pour trouver une solution au problème de la « sécurité » et demande l’aide de l’Europe pour réprimer les migrants et fermer les frontières. Selon Anders Fogh Rasmussen, secrétaire général de l’Otan, lundi 21 octobre 2013, l’Otan a décidé la création d’un comité de conseillers militaires américains en Libye en réponse à la demande du premier ministre libyen concernant une aide pour la mise en place des institutions de sécurité en Libye. Même si l’autorité de l’Etat libyen est contestée par certains groupes armés, la population refuse l’usage de la force pour changer de gouvernement, contrairement aux Frères musulmans qui sont prêts à utiliser n’importe quel moyen pour faire partir Zeidan alors qu’ils ont participé à sa nomination en octobre 2012.

Des groupes politiques instrumentalisent les groupes armés pour porter leurs revendications, comme l’année dernière, où certains ont envahi le siège du parlement provisoire durant quelques jours jusqu’à l’obtention d’une loi d’exclusion interdisant aux personnes ayant participé à l’ancien régime d’occuper des postes importants. Cette loi n’a pas été appliquée sérieusement à l’exception du président du congrès général national (CGN), Mohammed Almogarief, occupant un poste d’ambassadeur avant de se déclarer opposant à Kadhafi et qui préféra démissionner plutôt que d’être limogé. Cette loi constitue une véritable épée de Damoclès sur la tête de nombreux responsables. Son remplaçant actuel, Nouri Bousehmein, est comme lui proche des Frères musulmans, nommé en tant que berbère pour couper court aux revendications de reconnaissance de la culture berbère qui demandent que la langue berbère soit inscrite dans la constitution comme langue officielle. Cependant les postes de pouvoir au sein de l’Etat sont toujours occupés à près de 70% par des anciens du régime Kadhafi (« armée », police et gouvernement) ce qui explique en partie les assassinats politiques à Benghazi. Ce qui brouille les cartes et fragilise encore plus les autorités. Ainsi, jeudi 10 octobre 2013, au matin, un groupe d’une centaine d’hommes en armes arrête le premier ministre Ali Zeidan à l’hôtel Corinthia de Tripoli. Il sera conduit dans les locaux de l’Office de lutte contre le crime (une instance d’investigation pénale) pour l’interroger sur une tentative de corruption des groupes armés qui bloquaient la production de pétrole depuis quelques semaines. L’arrestation d’Anas al-Liby, en plein jour à Tripoli par les Américains sur le sol libyen qui l’accusent de faire partie d’Al-Qaïda et d’être impliqué dans les attentats de Nairobi (1998), serait selon certains une raison à l’enlèvement du premier ministre. D’autre part le directeur du bureau de lutte contre le crime, Abdelmuneim Asseid, a déclaré, lors d’une conférence de presse organisée par des députés islamistes, être le responsable de cette arrestation car selon lui, Zeidan est impliqué dans des affaires de trafic de drogue et de corruption. Bien sûr, personne ne peut croire à cette histoire mais cela permet de disculper les Frères musulmans. Il faut savoir tout de même que Zeidan a reconnu avoir ordonné un virement de 3,7 millions de dollars aux « autonomistes » de Benghazi pour limiter les dégâts causés par l’arrêt de la production de pétrole, selon lui.

Les responsables de l’enlèvement sont membres de la « chambre des Révolutionnaires de Libye », attachée au parlement provisoire et chargée de la protection et de la sécurité de Tripoli. Après sa libération, Ali Zeidan a déclaré que son enlèvement avait pour objectif de le forcer à démissionner  ; il accuse explicitement les Frères musulmans d’être derrière cet enlèvement. Un bras de fer s’est engagé entre lui et les Frères musulmans surtout après le coup d’état militaire en Egypte qui a entrainé la chute des Frères musulmans et le soutien d’Ali Zeidan au nouveau pouvoir égyptien, notifié par sa récente visite en Egypte. Les Frères musulmans à l’Assemblée Nationale ont essayé à plusieurs reprises de faire limoger Zeidan. Comme ils n’ont pas réussi, ils bloquent le budget du gouvernement depuis plusieurs mois et au final ils ont fait comprendre que si la voie démocratique ne marche pas, ils utiliseront les armes.

Les groupes armés

Dès le début, les « Révolutionnaires » ont affirmé, après la mort de Kadhafi, qu’ils ne rendraient les armes qu’après l’instauration d’un gouvernement et d’un Etat Libyen. Leurs arguments tiennent toujours avec la complicité d’ailleurs du CGN et du gouvernement qui répète sans arrêt la non-existence de l’Etat. Mais l’origine du problème remonte plus loin, à Mustafa Abdeljalil, président du CNT (conseil national de transition) qui n’a pas trop insisté pour obtenir la dissolution des groupes armés, soit par manque de clairvoyance sociale et politique et par ignorance de la sociologie de la société libyenne, soit pour d’autres raisons obscures. En laissant tout le monde armé, il jouait la carte de l’équilibre des forces, peu nombreuses à l’époque, et pariait sur une auto-neutralisation réciproque mais ce fut une erreur fatale car à ce moment le désarmement était encore possible. Les Libyens paient le prix de cette stratégie qui a eu l’aval et le soutien de l’Union Européenne.

Il y a pas moins de 300 groupes armés en Libye actuellement ce qui représente entre 200 et 300.000 hommes en armes ; certains de ces groupes sont directement financés par l’Etat libyen, d’autres le sont par des sources diverses difficiles à identifier comme le Qatar, l’autofinancement avec les prises opérées pendant l’insurrection de stocks d’or et de monnaie venant des caisses de l’Etat kadhafiste mais encore par la vente d’armes ou la corruption. Certains de ces groupes sont aux mains des Frères musulmans et de leur parti le « Parti de la justice et de la construction » (PJC) qui contrôle à un certain degré le parlement (congrès général national). D’autres sont plus radicaux et se retrouvent à l’Est notamment à Benghazi et Derna. Il existe une troisième catégorie de groupes armés qui sont plus ou moins inféodés au gouvernement comme les « cellules opérationnelles des révolutionnaires de Libye » chargées de la sécurité de la capitale Tripoli et aussi les « brigades de lutte contre le crime » qui luttent contre les trafics de drogue et d’alcool. Ces deux groupes dépendent directement du gouvernement et en même temps sont impliqués dans l’enlèvement du premier ministre Ali Zeidan.

Ces groupes ne sont pas forcément très différents et peuvent fusionner, disparaitre et de nouveaux groupes se créent au gré des chefs désignés ou autoproclamés. De son côté, le gouvernement crée sans cesse de nouvelles entités militaires pour maîtriser ces groupes sans y arriver, justement. La dernière tentative a été la création du Conseil supérieur de sécurité (CSS) responsable de plusieurs enlèvements et assassinats. La structure de ces groupes est mouvante et aléatoire, constitués de jeunes sans emploi au départ, ces 200.000 miliciens continuent à mener une vie active en dehors de leur engagement militaire ; ils ouvrent des boutiques, des cafés, créent de petites entreprises ou continuent leur travail salarié. Le budget de l’Etat, dont une partie est consacrée à ces groupes armés qui en théorie ont rejoint les structures de l’Etat, a plus que doublé passant de 6,6 milliards de dollars sous Kadhafi à 16 milliards de dollars en 2013. C’est un des facteurs évident de la multiplication des groupes armés. Les jeunes sans emploi pour la plupart, qui sont dans ces groupes armés, sont certes manipulés mais ils n’ont aucune confiance en l’Etat libyen car ils savent à quelle sauce ils seront mangés s’ils lâchent leurs armes et par qui. Par ceux qu’ils nomment les « double shafra », terme qui désigne les politiciens à double nationalité qui sont rentrés au pays après la chute de Kadhafi pour s’accaparer le pouvoir politique et économique. Ainsi Ali Zeidan a la nationalité allemande, comme beaucoup d’autres, américains ou français. Appartenir à un groupe armé c’est la garantie d’avoir un bon salaire, de pouvoir se défendre et s’installer dans de somptueuses villas abandonnées par les anciens du régime Kadhafi ainsi que dans les sièges sociaux de firmes leur appartenant. C’est aussi pouvoir faire pression par la force comme en investissant le bâtiment du gouvernement central et ainsi obliger le premier ministre à se réfugier avec tout son gouvernement à l’hôtel Corinthia. C’est dans cet hôtel que Zeidan résidait jusqu’à son arrestation, à l’aube en vêtement de nuit.

Société libyenne

Il est pratiquement impossible actuellement d’avoir une analyse claire sur ce qui se passe dans la société libyenne sans se contredire. Les Libyens qui subissent cette situation chaotique ne comprennent pas la situation, pas plus que les responsables de l’Etat, du président du parlement au premier ministre qui sont tous aussi paumés que le citoyen lambda. Cette situation est due à la multiplication des pouvoirs, à la complexité des structures sociales, aux conflits d’intérêts des différents groupes politiques et idéologiques, à la destruction totale des institutions de base comme l’éducation, la santé, la justice, la formation, les médias, etc. La population renvoie la responsabilité sur le gouvernement qui a participé à l’instauration de ce chaos par le manque de transparence, les déclarations mensongères, la corruption et le manque d’action politique pour améliorer la vie quotidienne. Ajoutons à cela la complicité avec les Américains qui se permettent d’agir sur le territoire libyen comme chez eux en kidnappant un citoyen en toute illégalité avec l’arrestation d’Anas al-Liby et avec l’apparition de drones à plusieurs reprises dans le ciel libyen.

La dégradation des conditions de vie, avec coupures d’électricité, manque d’eau potable, augmentation du prix des produits de base, manque de travail, de logements, n’empêche pas le capitalisme de progresser. Les investissements se multiplient dans la construction et le commerce notamment mais aussi dans les secteurs de l’éducation avec l’ouverture de plus en plus d’écoles privées. Les familles riches n’envoient plus leurs enfants à l’école publique vu la dégradation du système scolaire. Il en est de même pour le service de santé, depuis la chute de Kadhafi, la Libye a su dépenser des milliards pour soigner les « blessés » de la Révolution en Tunisie, en Jordanie, en Allemagne, en France, etc. mais rien n’a été fait depuis trois ans pour améliorer le secteur de la santé laissé à l’abandon et réellement délabré.

Assassinats politiques

Au moment de la rédaction de ce texte plus de 100 personnes ont été tuées dans des attentats à Benghazi et d’autres encore à Derna au cours de cette vague d’assassinats politiques qui va en s’amplifiant dans l’Est de la Libye et qu’on peut estimer à plusieurs centaines de morts sur tout le pays. Avec le meurtre d’Abdessalem al-Mesmari, le 26 juillet 2013, c’est la première fois, depuis que Kadhafi a été chassé du pouvoir, qu’un militant politique des droits de l’homme est assassiné. Cet homme, avocat et militant à Benghazi, a joué un rôle important en tant que coordonnateur de la « coalition du 17 février » au début de l’insurrection, opposant déclaré des Frères musulmans il dénonçait leur tentative de récupération de la révolution. Ce meurtre semble annoncer un nouveau tournant dans les violences, avec des conséquences graves pour la stabilité du pays. Parmi les autres victimes figurent deux juges et au moins 44 membres en activité des forces de sécurité, dont la plupart avaient occupé des fonctions au sein du gouvernement de Kadhafi, dont six d’entre eux étaient alors des cadres haut-gradés.

Répression

Le 26 août dernier à Tripoli, 19 prisonniers ont été blessés par balles lors d’un mouvement de contestation dans le principal établissement pénitentiaire et de réhabilitation (ancienne prison al-Roueimy) où près de 500 personnes sont détenues. Cette prison, sous autorité du ministère de la Justice, abrite des détenus dits de « sécurité » qui sont des anciens partisans de Kadhafi  : collaborateurs, force de sécurité ou combattants. Suite à ces événements 150 détenus ont été transférés à la prison voisine d’Ayn Zara, ils ont déclaré que c’est avec une extrême violence qu’on a tenté de leur faire interrompre une grève de la faim entamée pour réclamer le droit de bénéficier d’une procédure judiciaire normale. Les soutiens à l’ancien régime n’en finissent pas de payer. On assiste à un changement de rôles, les désignés bourreaux d’hier sont les victimes aujourd’hui d’un pouvoir qui utilise les mêmes méthodes de répression que du temps de Khadafi. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés affirme qu’en janvier 2013 la Libye comptait un peu moins de 60.000 personnes déplacées dont la moitié originaires de la ville de Tawergha qui a été complètement rasée. De nombreux habitants de cette ville sont en détention depuis plus de deux ans en l’absence de toute mise en examen, contrôle judiciaire et sans avocat. Il en est de même pour la majorité des 8000 personnes détenues par le gouvernement libyen ou par les différentes milices. Ce sont des groupes armés, venant de Misrata qui opèrent ces arrestations accusant la population de Tawergha d’avoir combattu avec les forces pro-Kadhafi ou de les avoir soutenues et aussi d’avoir commis des crimes de guerre à Misrata. Ainsi les habitants de Tawergha ne peuvent pas retourner chez eux et en conséquence le gouvernement envisage de construire deux petites villes pour les loger  ; l’une à l’Ouest de Benghazi et l’autre près de la ville de Jalou, au Sud.

Mais ceux qui ont payé et paient le plus lourd tribut sont les travailleurs immigrés. Certains commencent à revenir, surtout de l’Egypte et des pays africains, ils seraient près d’un million. Leur exploitation est encore plus flagrante qu’avant, du fait de l’absence de législation et d’instances publiques à qui se plaindre. Cependant s’ils acceptent encore cette situation dégradante, c’est pour envoyer de l’argent au pays ou réunir la somme suffisante pour payer leur billet pour l’enfer, sur les bateaux de riches commerçants « révolutionnaires » ! Le bateau du dernier carnage sur les côtes de Lampedusa, qui a fait plus de 350 victimes, est parti du port de Misrata. Selon un rapport des Nations Unies 30.000 personnes sont entrées en Libye de manière illégale en provenance du Nord du Niger via Agadès, entre mars et août 2013, la plupart originaire de l’Afrique de l’Ouest. Le rapport indique également que la Libye a expulsé 60.000 immigrés chaque année dont des mineurs (12-17ans). Pour la majorité d’entre eux, l’expulsion se fait après un long séjour en prison ou dans un camp de rétention dans des camions loués par l’Etat libyen vers Agadès au Niger.

Pétrole

Le ministre libyen de l’intérieur, Mohamed Khalifa al-Cheikh, vient de démissionner en août 2013, accusant le premier ministre Ali Zeidan d’ignorer le vol du pétrole libyen qui prend une dimension gigantesque. Ce n’est pas la première démission de ce genre  : en juin le ministre de la Défense et le chef d’état-major des armées ont également quitté leur poste. La Cyrénaïque produit jusqu’à 80% du pétrole libyen et n’obéit plus aux autorités centrales. Le trafic sur le pétrole implique des groupes locaux, des organisations islamistes et les unités de sécurité des ports et installations pétrolières, en charge des terminaux de Ras Lanouf, Marsa Brega, Sedra et Zoueitina. Ils reprochent au gouvernement de ne pas mesurer les quantités de pétrole exportées. Selon des chiffres officiels, la production ne dépasse pas 500.000 barils/jour et fin juillet elle est descendue à 330 000 barils, les pertes s’élèvent à 6 milliards de dollars.

Pour expliquer le blocage des sites pétroliers par des groupes armés, il faut revenir à l’initiative d’un groupe de jeunes qui le 17 août proclame l’indépendance de la région de Bargah (Cyrénaïque, en arabe). Un bureau politique est constitué pour gérer la région et Ibrahim Jadran est nommé président  ; il faut dire que cette région a déjà été proclamée « état fédéral » deux fois depuis la révolution par Ahmed Assanoussi, cousin de l’ancien roi. C’est donc ce groupe de Jadran, minoritaire dans la région, qui bloque la production de pétrole depuis le mois d’août à l’aide des Brigades de protection des champs pétroliers et qui accuse le congrès d’avoir voulu le corrompre en proposant 23 millions de dollars en échange de la réouverture des sites pétroliers. Le président du bureau exécutif de l’Etat de Cyrénaïque a formé jeudi 24 octobre 2013 un gouvernement de 23 ministres et a déclaré que l’Etat de Barqa se divise en quatre muhafadha : Jdabiya, Benghazi, la montagne verte et Tobrouk. Dans ce gouvernement fédéral il n’y a pas de ministère de la défense, ni des affaires étrangères qui restent la prérogative de l’Etat central libyen. Il a cependant indiqué la formation d’une « force de défense de Barqa ». Selon le ministre des Affaires Etrangères, le 25 octobre le président du congrès général national a refusé de reconnaître ce gouvernement fédéral et dit que la déclaration de Jdabiya faite par le bureau exécutif ne représente que les personnes qui l’ont prononcée. Mais la population a aussi son mot à dire et le 11 octobre une grande manifestation a lieu à Benghazi, organisée par les Révolutionnaires armés, contre la déclaration de Ras Lanouf qui proclame l’instauration du fédéralisme et l’autonomie de la Cyrénaïque.

Le blocage des sites pétroliers concerne aussi l’Ouest du pays, avec la fermeture du gazoduc Green Stream qui achemine la production du terminal gazier de Millitah vers l’Italie faisant chuter la production de gaz de 80%. Ce complexe situé près de la ville berbère de Zwara, à 100 km à l’ouest de Tripoli a cessé ses exportations vers l’Italie (17 millions de m3 de gaz par jour) ; il est géré par la Millitah Oil and Gas, société mixte détenue à parts égales par le groupe énergétique italien ENI et la Compagnie nationale de pétrole (NOC). Ces miliciens berbères réclament la reconnaissance constitutionnelle de la langue et de la culture tamazight.

Conclusion

Il est assez paradoxal que deux ans après la mort de Kadhafi ses idées sur la démocratie prennent de plus en plus sens  ; le pouvoir actuel ne faisant que confirmer ce qu’il disait  : « le système parlementaire est une imposture, la représentativité du charlatanisme et les partis politiques relèvent de la trahison ». Personne n’aura mieux servi les idées de Kadhafi que ses ennemis, jusqu’à l’Otan qui a réalisé son vœu d’un peuple en armes  ! Les Libyen-nes sans toutefois regretter la chute du dictateur, prennent conscience actuellement qu’il y a toujours pire…Tout ce qui vient d’être décrit relève de l’image véhiculée par les médias en Libye et en Occident et c’est forcément une image réductrice de la société libyenne, ne traitant que des luttes de pouvoir par les armes, de complots, combines, accords et négociations entre différents protagonistes mais en dehors de tout cela il y a la population libyenne qui ne s’intéresse qu’à vivre normalement avec dignité et liberté. Les jeunes, les femmes, les chômeurs, les travailleurs immigrés, les quartiers populaires, les pauvres en général vont bien, à un moment ou un autre, avoir leur mot à dire comme ce 15 novembre 2013 en organisant une manifestation pacifique contre la présence de groupes armés à Tripoli. Un groupe installé dans le quartier le plus chic de Tripoli a tiré sur la foule avec des armes lourdes faisant 40 morts et des centaines de blessés.

On peut certes se réjouir d’une certaine façon que les militaires se fassent éliminer, que les politiciens s’étripent entre eux, que les partis politiques soient discrédités, que le système parlementaire montre son vrai visage d’arnaqueur et de profiteur, que l’Etat soit totalement délabré et n’arrive pas à protéger son chef, mais ce qui doit nous inquiéter, c’est de savoir à qui va profiter ce chaos  ? A la population libyenne ou à la nouvelle vague qui va la représenter  ? Les Frères musulmans sont dévoilés, les libéraux aussi, mais quelle figure va émerger pour sauver la situation et pour juguler toute tentative de mouvement social. Le problème de la violence armée occulte la question sociale ; la place de la religion, des femmes, la centralisation du pouvoir avec la question du fédéralisme, les droits des travailleurs étrangers, etc., autant de questions qui ne sont plus en débat dans la société.

C’est triste, fatal, inconcevable et pourtant, c’est ainsi qu’on enterre les rêves de révolution, en Libye ou ailleurs (car une révolution ne se fait pas uniquement en réaction à la répression). Il faut une volonté consciente d’anéantir la répression, d’anéantir le pouvoir et de s’organiser collectivement pour le bien de tout le monde. En fait, le problème est que la situation ne fait que revenir à ce qu’elle était avant, si ce n’est des changements de rôles  ; il n’y a pas de dépassement de la violence et de la répression par la fin de la violence et de la répression. 

Peut-être que cette situation confuse est le prix à payer pour une prise de conscience de la nécessité d’un réel changement social et peut-être que la révolution libyenne n’a pas encore commencé….

saoud
OCL Toulouse
novembre 2013

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