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CA 211, juin 2011

Libye : une population sous la dictature des armes

mardi 21 juin 2011, par Courant Alternatif

Les précédents textes parus dans Courant alternatif, en mars et avril 2011, ont d’une part dressé le portrait de Kadhafi et dénoncé son régime autoritaire, et d’autre part dénoncé l’intervention militaire contre la population libyenne, qui se retrouve coincée sous le feu continu des bombardements. Les derniers développements de cette guerre confirment les craintes exprimées ; et à cela s’y ajoutent les premières dissensions au sein des représentants des insurgés. De ladite « révolution » libyenne, il ne reste que l’espoir que cela recommence sur d’autres bases.


Terrain d’intervention occidentale

Pendant quarante ans, une grande partie des Libyens ont rêvé de cette journée du 15 février 2011 où les gens sont sortis dans les rues de toutes les villes et ont exprimé leur ras-le-bol des années de répression et d’humiliation. Quarante ans que les gens rêvaient de sortir dans les rues sans peur, de déchirer les portraits gigantesques du dictateur. Et pendant quarante ans, venant de différentes couches de la société libyennes, diverses formes de résistance ont été tentées : manifestations d’étudiants, tentatives de coup d’Etat par des militaires, résistance armée des islamistes, formation de partis politiques par la bourgeoisie d’opposition basée à l’étranger (ceux qui ont demandé de l’aide au gouvernement américain et la CIA), rébellions de prisonniers, etc. Tout cela sans succès véritables, si ce n’est quelques rapports d’Amnesty International et de Human Rights Watch condamnant les exactions du régime et ses violations des droits de l’homme.

C’est avec les soulèvements de Tunisie et d’Egypte que les Libyens ont compris qu’une insurrection populaire et massive pouvait être la solution à leurs problèmes. Ils ont alors essayé de sortir dans les rues un peu partout, mais le rêve s’est vite transformé en cauchemar. L’insurrection devient un coup d’Etat armé orchestré par une partie – l’aile droite – de l’ancienne équipe de Kadhafi, qui profite de la colère populaire pour prendre le pouvoir. On assiste à une sorte de contre-révolution de la bourgeoisie qui commence à s’organiser dès les premiers jours. Un Conseil national de transition (CNT) est constitué le 5 mars par d’anciens ministres et fonctionnaires du régime, tous réactionnaires, islamistes ou capitalistes libéraux – et soutenus par Sarkozy, Berlusconi, Obama, les cheiks arabes du pétrole, l’OTAN et BHL. Ils ont opéré un véritable hold-up sur l’insurrection ; et ils ont réussi à s’imposer sans effort comme le gouvernement provisoire seul représentant des Libyens, même si la communauté internationale n’a pas reconnu cette structure (à l’exception de la France, du Qatar et de quelques autres pays). Aujourd’hui, après deux mois de bombardements intensifs de l’OTAN sur des cibles « militaires », nous en sommes exactement au même point, la situation n’évolue pas. Tous les arguments des va-t-en-guerre pour justifier cette intervention paraissent faux, car Kadhafi continue de massacrer toujours plus de « civils innocents » (notamment à Misrata et dans la région de Naffoussa), sans parler des dégâts « collatéraux » résultant des frappes aériennes de l’OTAN.

L’OTAN s’est lancée depuis le 31 mars dans une intervention militaire intensive en Libye, sous mandat de l’ONU et de la résolution 1973 qui a pour objet d’empêcher le régime de Kadhafi de massacrer la population civile libyenne. Cependant, le conflit entre insurgés et forces pro-Kadhafi s’enlise malgré les frappes, une cinquantaine de raids par nuit, 1 200 cibles détruites. La France est donc tentée d’accélérer les opérations, d’intensifier les frappes et de mettre plus de pression sur le régime, d’autant que le coût de la guerre s’élève déjà à 54 millions d’euros depuis le début de l’intervention, soit 1,2 million d’euros par jour. De plus, si l’opération dure plus de six mois, le gouvernement devra s’en expliquer devant l’Assemblée nationale, bien que toute la classe politique en France soit sur la même longueur d’onde.

On pensait que les Libyens avaient le choix entre la peste ou le choléra (Kadhafi ou l’OTAN), mais en fin de compte, après deux mois de guerre, ils ont gagné à la fois la peste et le choléra, et le cauchemar n’est pas près de se terminer. En effet, les gouvernements français et anglais viennent d’engager des hélicoptères d’attaque dans des opérations de combat menées contre les forces du colonel, ce qui signifie des opérations proches du terrain et des cibles plus précises. Douze hélicoptères de l’aviation légère de l’armée de terre française ont été embarqués à bord du bâtiment de projection et de commandement (BPC) Tonnerre, qui a quitté Toulon le 18 mai en direction des côtes libyennes. L’escadrille d’hélicoptères sur le Tonnerre comprend une douzaine de Gazelle antichar, mais aussi des Tigre, de plus grande taille et d’une très importante puissance de feu. Le dispositif inclut également des appareils de recherche et de sauvetage, au cas où un hélicoptère serait abattu.

En même temps, selon la presse libyenne de l’opposition, les rebelles s’organisent grâce à l’appui d’experts militaires envoyés par la France, l’Italie et l’Angleterre à Benghazi. Ils attendent le feu vert de l’OTAN pour marcher sur Tripoli. Cet attentisme signifie que l’OTAN espère qu’une solution sera trouvée pour que le colonel libyen quitte le pouvoir, lui et son fils. L’assassinat ou l’exil de Kadhafi est en projet depuis le début des opérations, même si publiquement on ne peut le dire. Dernières évolutions dans ce sens, le procureur de la Cour pénale internationale, Luis Moreno-Ocampo, a lancé des mandats d’arrêt contre Kadhafi, son fils Seïf al-Islam et le chef du renseignement libyen Abdullah Sanusi sur des accusations de crimes contre l’humanité.

L’opposition à Kadhafi

A Tripoli, la population vit dans une terreur sans nom imposée par des forces de répression enragées et chauffées à blanc, et aussi par les frappes aériennes et les vols incessants de Mirage, Rafale et drones – sans parler de la terreur que vivent des milliers de travailleurs immigrés pris au piège dans ce chantier imprévu.

Misrata, devenue un champ de ruines et une ville fantôme, est toujours assiégée. A quelques kilomètres de Tripoli, au sud-ouest, les insurgés ont libéré une route qui relie la région berbère de Naffoussa à la Tunisie ; et ils ont occupé le poste frontière de Dhiba, qui devient un point de passage des ravitaillements dans un sens, et une porte de sortie des milliers de refugiés libyens de Naffoussa dans l’autre sens, vers les villes tunisiennes proches.

Tous les Libyens qui le peuvent ont fui, et passé la frontière vers la Tunisie ; il y aurait 50 000 réfugiés. La population tunisienne a accueilli ces réfugiés comme elle peut et avec de modestes moyens, souvent chez l’habitant, sinon dans des tentes gérées par le Croissant rouge tunisien. Aucune mesure internationale n’est déployée pour aider les Tunisiens à faire face à cette situation. Au contraire, on expulse les quelques travailleurs tunisiens qui ont échappé à la noyade en mer Méditerranée et qui arrivent à Lampedusa. L’OTAN ne peut plus reculer, le CNT libyen pousse à l’intervention terrestre, et la communauté internationale se contente de dénoncer des frappes « disproportionnées » ou non-conformes à la résolution 1973.

La bourgeoisie libyenne à l’étranger s’organise pour préparer son retour et se réserver des places dans le futur pouvoir. Une chaîne de télévision est ouverte au Qatar, financée par son pouvoir et par l’argent de riches libyens exilés. Elle diffuse douze heures par jour actuellement, avec trente minutes en tamazight (langue berbère), ce qui est un événement pour les Berbères libyens. Mais, en même temps, il y a beaucoup de place réservée à l’islam. Ainsi, on y voit d’éminents cheikhs expliquer que Kadhafi n’est pas un musulman, et qu’on a donc le droit et le devoir de se révolter contre lui.

D’autre part, à Londres, Mohammed al-Sanoussi (héritier du roi Idris), qui travaille depuis des années avec l’opposition, prépare son retour comme roi légitime de la Libye. Invité par des députés européens à Bruxelles le 20 avril 2011, il a affirmé qu’il sera le garant de la nouvelle Libye démocratique. Il a déjà gagné sur deux points symboliques forts : l’adoption de son drapeau et l’hymne national – qui avait été instauré après l’indépendance en 1951, sous la royauté, et supprimé en 1969 par Kadhafi.

La situation est tellement dramatique que la majorité des Libyens, de l’intérieur comme de l’extérieur en exil, estime qu’il faut se débarrasser de Kadhafi coûte que coûte avec l’OTAN, la CIA ou le Mossad, s’il le faut… La répression est tellement féroce qu’on peut bien s’allier même avec le diable pour le déloger, et pour épargner les civils qui ne cessent de mourir tous les jours par dizaines, victimes des tirs d’armes lourdes. La communauté internationale, l’ONU, le conseil de sécurité des Nations unies, mais aussi les intellectuels et les médias ont adopté un peu rapidement ce point de vue. D’autres options, comme la négociation (notamment la médiation proposée par l’Union africaine) n’ont pas été retenues ; c’est la solution militaire qui a primé dès le début, ce qui est en contradiction flagrante avec la Charte de l’ONU. Quelques jours après l’intervention, des conseillers militaires français, anglais et américains ont été envoyés sur place ; l’étape suivante pourrait être l’arrivée de soldats au sol et l’occupation du territoire, une guerre à l’irakienne, en quelque sorte ; ou bien encore l’enlisement du conflit avec l’armement des rebelles.

Création d’une seconde armée libyenne

Le général Abdel Fattah Younis – ancien ministre de l’Intérieur du régime de Kadhafi, compagnon de route et instigateur du coup d’Etat de 1969 avec Kadhafi, resté fidèle au régime pendant quarante ans et rallié aux insurgés le 22 février 2011 – est devenu chef de l’opposition et chef d’état-major d’une nouvelle armée de libération. Cette armée serait constituée de 15 000 volontaires recevant une instruction militaire actuellement à Benghazi, épaulés par quelques centaines de conseillers américains et européens.

Lors d’une conférence de presse, le 3 avril, un homme a interrompu le général en lui disant qu’il avait du sang sur les mains : « Salopard, vous avez tué mon fils en 2006 ! » Il y a en effet de plus en plus de problèmes à l’intérieur du CNT, et les gens commencent à se poser des questions sur ces hommes, anciens fidèles de Kadhafi, qui sont à la direction aujourd’hui.

On voit apparaître aussi, pour la première fois, des combats entre citoyens pro-Kadhafi et insurgés ; et il y a eu l’explosion d’une première voiture piégée à Benghazi, derrière le tribunal qui abrite le QG des insurgés. A la mi-mai, un affrontement a eu lieu entre des insurgés et les habitants d’une commune voisine de Zentan, située à 15 kilomètres à l’est, quand des insurgés ont voulu contrôler une route utilisée par les forces de Kadhafi. Zentan est le centre de la résistance au sud-ouest de Tripoli, mais il reste aux alentours plusieurs villes et villages fidèles à Kadhafi. Il y a eu 6 morts et plus de 30 blessés. C’est la première fois que des civils pro-Kadhafi prennent part à des affrontements armés ; et c’est très grave pour les relations futures entre les différentes communes de la région de Naffoussa, car cela peut réveiller d’anciennes querelles sur la propriété de la terre, à propos de rivalités entre Arabes et Berbères, etc.

Le CNT constitue non seulement une armée, ce qui va inévitablement prolonger la confrontation des deux armées libyennes, mais il a aussi créé une banque centrale à Benghazi et une compagnie nationale d’exploitation pétrolière. Avec tous ces éléments, la partition est en cours de réalisation. Le journal The Independant a publié le 26 mai des extraits d’une lettre du Premier ministre Al Baghdadi al-Mahmoudi adressée aux gouvernements européens, à l’occasion de la réunion du G8 en France. Dans cette lettre, le gouvernement de Kadhafi propose encore une fois un cessez-le-feu immédiat et sans condition sous le contrôle de l’ONU et de l’Union africaine. Il propose aussi de négocier avec l’opposition la formation d’un conseil de dialogue afin d’élaborer une nouvelle Constitution et de faire des réformes sur le système de gouvernement en Libye. Il demande l’amnistie générale, ainsi que l’octroi de dédommagements à toutes les familles de victimes de deux camps. Les Etats-Unis et l’Europe pourraient être sensibles à cet appel, et tentés d’étudier cette proposition malgré l’insistance du CNT à exiger le départ de Kadhafi en préalable à toute négociation. Si ce processus aboutit, l’intervention militaire n’aura servi à rien, car avant les bombardements le gouvernement libyen proposait déjà de négocier.

C’est pour toutes ces raisons qu’il faut dénoncer et s’opposer à l’intervention militaire occidentale, mais aussi à l’attitude de ces opposants qui poussent les Libyens à se faire massacrer à la fois par l’armée de Kadhafi et par celle de l’OTAN. Les intérêts des puissants n’ont jamais servi à l’émancipation du peuple ; ce sont des menaces perpétuelles sur les populations, et ce qui se passe en Libye en est la triste illustration. En Libye, on assiste au déclenchement d’une guerre préventive motivée par un danger potentiel ; l’intervention militaire aurait « sauvé des milliers de victimes », mais qui le dit ? Les mêmes qui sont intervenus en Irak, en Yougoslavie, dans les Balkans, en Afghanistan, etc., sur les mêmes suppositions. L’ingérence militaire, pendant de l’ingérence humanitaire, se targue de venir en aide à des populations en détresse, mais les moyens utilisés ne soulèvent aucun doute : il s’agit de détruire, tuer, massacrer pour mieux s’installer ensuite, et reconstruire et soumettre un pays devenu exsangue.

Saoud, le 26 mai 2011

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