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LES "NOUVEAUX REACTIONNAIRES" NE SONT PAS CEUX QUE L’ON CROIT !

lundi 1er mai 2006, par Courant Alternatif

S’adapter, même aux pires horreurs ; accepter le monde tel qu’il est puisqu’il est inéluctable et naturel, puis s’y couler, même si, à l’évidence, il va très mal ; avoir le regard fixé vers l’horizon radieux du progrès comme dans les images stalino-maoïstes que les premiers communiants des PC utilisaient pour marquer les pages des œuvres du petit père des peuples et qu’on aurait cru d’un âge révolu.

Tel est le credo qui vous taxera de réactionnaire, de rétrograde, d’archéo quelque chose, pour peu que vous ne vous y conformiez pas. Vous doutez de l’avenir de l’Europe ? vous ne voudriez pas bosser plus de 40 heures et pas après 60 ans ? vous pensez que les soins devraient être gratuits ? Que les gros sont trop gros ? Bref vous êtes un passéiste, has been, rétrograde, ringard, étriqué, conservateur... et REACTIONNAIRE ! L’horreur ! Une litanie qui nous fut une nouvelle fois répétée jusqu’à la nausée pendant le mouvement anti CPE ! Comme il le fut en 1995 lors de la lutte contre le plan Juppé, puis lors du référendum sur la constitution européenne...


Dans un petit livre, Le rappel à l’ordre, Enquête sur les nouveaux réactionnaires , paru en 2002, Daniel Lindenberg (DL) s’attaquait à un certain nombre d’intellectuels supposés avoir été de gauche (voire gauchistes ou communistes) qu’il accusait de défendre un “ nouveau moralisme ” (soupçonné par lui de n’être qu’un retour à l’ordre moral), de s’opposer à la “ pensée de 68 ”, d’être contre la culture de masse, contre les Droits de l’Homme, l’antiracisme et le féminisme, contre l’Islam... au bout du compte d’être une menace contre “ notre démocratie ”... Ils auraient ainsi ouvert la porte du second tour de la présidentielle de 2002 à Jean-Marie Le Pen (1)... (Comme sur le reste, nous le verrons, Lindenberg se garde bien de nous livrer la moindre analyse politique, sociale ou économique sur la crédibilité d’un danger fasciste en France.)
Après le bruissement de quelques rumeurs dans le petit monde politico-intellectuel français lors de la sortie du livre, la polémique semblait éteinte jusqu’à ce qu’elle se ranime de nouveau et s’enflamme au moment des émeutes banlieusardes, et juste avant le mouvement contre le CPE... dans la perspective des élections présidentielles de 2007.
A coup sûr, ceux que Lindenberg dénonce sont bel et bien réactionnaires dans le sens courant que le terme a pris en politique, c’est-à-dire opposés à tout changement allant dans le sens d’une plus grande égalité et d’une plus grande justice sociales.

Pour que vive la modernité !

Mais Lindenberg, lui, n’utilise pas le mot “ réactionnaire ” dans ce sens là, mais au pied de la lettre : être réactionnaire, selon lui, revient à être opposé (ou méfiant) vis-à-vis de ce qui est nouveau, à la marche du monde comme il va, à ce qui bouge et innove, et être, par conséquent, tourné vers un passé auquel il serait préférable de revenir, ou, au pire, pour le maintien du statu-quo... Défense de l’ancien, de l’archaïque, une attitude ringarde, en somme... Il s’agit d’une “ réaction ” et d’une peur vis-à-vis de l’innovation, du neuf, de ce qui bouscule et dérange. Mais, là encore, Lindenberg ne décrit ni n’analyse la réalité politique et sociale de ces innovations qui dérangent et sont combattues par les ringards en question. Rien non plus sur le pourquoi de ces frilosités, autrement dit : peu importe ce qui est nouveau pourvu que ça le soit, peu importe ce qui est rejeté pourvu que vive la modernité !

Or le terme “ réactionnaire ” n’a de pertinence que si on le replonge dans un contexte historique précis. Au XIXe siècle royalistes et républicains pouvaient être tour à tour taxés de réactionnaires lorsqu’ils œuvraient à “ revenir ” au système qu’ils chérissaient sous un régime dirigé par leurs adversaires. Sous les dictatures fascistes les gens de gauche étaient réactionnaires s’ils se battaient pour un retour à la République, comme l’étaient, et le sont encore, les nostagiques d’un ordre caporalisé sous une “ République laxiste ”.

Dans le cas contraire, si le contexte n’est pas resitué et la continuité historique décrite, il ne s’agit que d’une incantation destinée à clouer au pilori l’adversaire que l’on veut disqualifier (Fasciste ! Réac !, etc.). Sont ainsi visés toutes celles et ceux qui, actuellement, contestent la modernité et ne s’y plient pas. Et derrière les authentiques réacs que notre homme fustige, sont visés tous ceux qui n’acceptent pas le monde tel qu’il est et où il va.

Ce fut par exemple le cas en 1995 lorsque Lindenberg fut à l’origine du Manifeste de gauche de soutien au plan Juppé ! Un plan “ nouveau ”, “ dans le vent ” comme son maître d’œuvre, et qui “ prenait les problèmes à bras-le-corps ” en s’opposant aux corporatismes divers et variés accrochés aux vieux systèmes obsolètes (celui des retraites, de la sécurité sociale, etc.). Et à cette époque, ce ne fut pas aux intellectuels - qu’il castagne aujourd’hui, sept ans plus tard - qu’ils s’opposa mais à tout un mouvement social mené par le prolétariat salarié (2).

En fait, Daniel Lindenberg n’est qu’un défenseur de l’ordre économique et social actuel , celui de la mondialisation rebaptisée “ ouverture sur le monde ”, celui du libéralisme conquérant compris comme nouvelle liberté de la remise en cause des miettes accordées par les luttes aux salariés et assimilée à un rejet d’antiques carcans obsolètes. Il considère que c’est au sein même de cet ordre, en l’améliorant sans le contester, que la gauche doit mener une politique “ progressiste ” pour approfondir la démocratie. Il veut, pour cette tache, une gauche novatrice dans un grand rassemblement au centre. Lindenberg est un homme de gauche et le fait savoir. Pas étonnant que les journaux Le Monde et Libération se soient fait les publicitaires actifs de son opuscule !


Les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis

Une nouvelle fois nous allons voir que les ennemis de nos ennemis ne sont pas toujours nos amis, contrairement à ce que les arcanes de la politique et de la pensée binaire et molle prétendent.

Qui sont les gens attaqués dans son pamphlet ? Un certain nombre d’intellectuels de gauche, souvent ex-communistes, parfois ex-gauchistes, supposés ex-soixantuitards, qui jugent catastrophique l’évolution du monde et se replieraient, de dérive en dérive, sur les positions précités. Citons P.A Taguieff, Marcel Gauchet, Alain Finkelkraut, Pierre Manent, Philippe Muray, Shmuel Trigano, Régis Debray, et même Luc Ferry entre autres, ainsi que les écrivains M. Houellebecq et Maurice Dantec. Autant de grands esprits capables de tout dire et son contraire, qui se sont souvent davantage illustrés par leur âme de procureur et d’inquisiteur que par leur engagement au service de l’indivisible liberté !
Ces tristes héros d’une tempête dans un verre d’eau en sont présentement à peu près au niveau des brèves de comptoir lorsqu’ils expriment le fond de leur pensée : “ Tout fout l’camp ma brave dame ! J’te foutrait un coup d’balais là’dans ”, “ Y’a plus de morale ”... Il ne manque plus que le fameux “ Faudrait une bonne guerre ! ”... (Mais non, je me trompe, la guerre ils l’ont et ils la soutiennent : jadis dans l’ex-Yougoslavie, présentement en Irak et en Afghanistan, nos néo-réactionnaires ne sont jamais avares d’un soutien au rédempteur yankee). Ils rejoignent ainsi un Alexandre Adler stalinien reconverti au Figaro et devenu aussi proaméricain qu’il fut prosoviétique, où une ex, elle aussi, Blandine Kriegel, devenue conseillère de Chirac et auteure d’un rapport sur la violence à la TV dont les appels à l’ordre moral serviront à coup sûr de programme à Ségolène Royal !
Pourtant, contrairement à ce que laisse entendre Lindenberg, ces néosréactionnaires ne sont pas si nouveaux que cela et n’ont jamais vraiment eté des parangons de “ progressisme ” !

De très anciens “ néoréactionnaires ”

Par exemple, figure centrale mais non unique de cette gallerie, disparâtre sur quelques points, très semblable sur d’autres, les “ anciens nouveaux philosophes ”. Et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’y a aucune dérive les concernant. Ex-chevaliers servants d’un ordre stalinien d’obédience maoïste bien au-delà de leur adolescence, fervents serviteurs du nouvel ordre mondial étatsuniens ensuite, ce sont des hommes d’ordre, amoureux de l’encadrement des masses, adorateurs de l’Etat d’Israël et sionistes convaincus, préférant l’injustice au désordre. Des “ réacs ” sans doutes mais néo, non !

Pour étayer notre propos, revenons sur un aspect qui concentre les attaques de DL à l’encontre de ces intellectuels, la critique qu’ils font de la pensée de mai 68. : Il reproche à ces supposés ex-soixantuitards ou ex-communistes, de prôner un retour à l’“ ordre, à l’autorité, à la restauration des valeurs, au culte des racines et des identités constituées ”... donc une réaction.

En fait, ces gens ont toujours été, pour la plupart, du côté de l’ordre. Il est de bon ton actuellement de villipender le fameux “ il est interdit d’interdire ” supposé - à juste titre, selon moi - incarner l’ “ esprit de 68 ”. Pourtant, ces intellectuels n’ont jamais été du côté de ce mai libertaire ! Leur credo était le très stalinien, version Mao, “ pas de liberté pour les ennemis de la liberté ” ! Appliquant à la lettre ce slogan de leur jeunesse (totalement étranger à la “ culture de 68 ! ”) ils se sont fait plus tard une spécialité de la lutte juridique, procédurielle et législative contre le fascime et le racisme, en en masquant ainsi les causes réelles. Véritables “ inquisiteurs ” à défaut d’être “ néo réactionnaires ” ils ont bâti, puis promotionné et vendu leur pensée comme pivot incontestable du convenable et du juste. Et il arriva ce qui devait arriver : le mode de pensée et les juridictions adoubés par eux ont fini par se retourner contre tout ce qui ne pensait pas comme eux, oubliant au passage la réelle réaction, l’extrême droite : c’est ainsi par exemple que Finkielkraut, Alexandre Adler, Shmuel Trigano et Pierre-André Taguieff se sont retrouvés devant la justice... comme témoins à charge contre Daniel Mermet accusé... d’antisémitisme ! Et que certains d’entre eux se sont malenconteusement trouvés en position d’accusés tel l’arroseur arrosé (Taguieff).
On peut également avoir une petite idée de ce qui est considéré par eux comme “ esprit de 68 ” en se remémorant le même Finkielkraut à la TV, visage tordu d’inquiétude et de haine, expliquer que le centre Raymond Aron pourrait être rebaptisé... centre Guy Debord ! Et, toujours à propos du même, on ne peut que s’étonner que ce ne soit que très récemment que les bien-pensants des écrans et de la plume se soient émus des “ dérives ” de la journaliste italienne de gauche Oriana Fallaci lorsqu’en 2002 elle écrivait : “ les fils d’Allah... qui se multiplient comme des rats ”, Finkielkraut affirmait qu’elle “ nous oblige à regarder la réalité en face et à voir enfin ce que sont les Arabes... ”(3 ). Ou encore lorsqu’en 1998 il vilipendait les pédagogues à la Philippe Mérieux qui sont des “ gardes rouges de la “cuculture” ”, on comprend vraiment ce que peut être la haine de soi !

Enfin pour montrer que leurs positions actuelles n’en font nullement des renégats et sont clairement conformes à leur constitution première, rappellons-nous le livre de Bruckner et Finkielkraut paru vers 1970 Le Nouveau désordre amoureux qui, derrière quelques concessions “ libertarisantes ” propre au politiquement correct de la période, laissait poindre ce qu’ils pensent maintenant de la dérive des mœurs causée selon eux par ce fameux esprit de 68 ! Mai 68 et les années qui suivirent n’auraient été qu’un gigantesque lupanar où tout le monde couchait avec tout le monde, et où, sous l’influence maléfique de W. Reich, l’orgasme était devenu obligatoire et le sexe une contrainte. Pour eux, l’image de Mai 68 ce sont des enfants se jetant des yaourts à la figure en toute liberté dans une salle commune, crasseuse et en désordre, au milieu d’à peine adultes barbus et vêtues de robes roses, changeant obligatoirement de partenaire chaque nuit... Et discutant sans fin de comment refaire le monde, bien sûr. Une vision apocalyptique à faire frémir et à hanter les rêves de ce refoulé inquiet, ancien élève d’une école de jésuites, que fut Bruckner, passé ensuite chez les Maos les plus dogmatiques, les disciples de Tony Negri. Images caricaturales qui, comme souvent, oubliant que mai 68 ce fut aussi et surtout 10 millions de grévistes, n’en considèrent et n’en connaissent qu’un aspect infime et déformé à l’extrême.

Leur démocratie n’est pas la nôtre

Lindenberg confond critique et rejet. Bien évidemment aucun des personnages attaqué ne rejette la démocratie... parlementaire, mais surtout aucun ne la critique réellement !

Ces intellectuels ont simplement tendance à faire leur la devise “ la démocratie c’est cause toujours ”, montrant par là-même qu’à leurs yeux, tout va très bien si on pense comme eux, si le peuple vote bien... mais que dans le cas contraire, mieux vaudrait dissoudre le peuple ou du moins ne pas tenir compte de son avis. Et le moins qu’on puisse dire c’est qu’à cet exercice, ils ne sont pas les seuls !

Et avec eux, Daniel Lindenberg ! Ce dernier, en effet, derrière la critique ciblée sur ces quelques “ réacs ”, se livre à une attaque contre celles et ceux qui n’acceptent ni la mondialisation, ni le nouvel ordre mondial, ni en définitive le capitalisme ; et ce, au nom d’une néo-orientation de gauche (4)

En fait, lorsque les uns et les autres parlent de crise de la démocratie il ne s’agit que d’une crise de l’Etat et de sa gouvernance ! Dans leur tête elle ne peut être QUE d’Etat (Parlementarisme) si bien que les faillites étatiques, liées à l’organisation sociale actuelle, apparaissent, à leurs yeux, comme des crises d’un système indépassable et éternel. Or il serait vain de prétendre rechercher, puis de s’y rattacher, une essence de la démocratie qui nous servirait de guide.

Persuadés, comme la plupart des intellectuels, que la démocratie née à Athènes a imprégné toute l’histoire de l’Occident, ils pensent que l’exporter serait donc peu ou prou exporter, au moins en partie, cette civilisation occidentale. On excuse ainsi une attitude pour le moins impérialiste au nom d’une démocratie qui n’a jamais existée et qui fonderait une démocratie qui n’existe toujours pas.

JPD

(1) Sur ce point, tout est en place pour rééditer ce leurre en 2007, à seule fin de permettre à la gauche de l’emporter : “ Voter socialo au premier tour, ne faites pas les cons comme en 2002 ! ”
(2) On se rappelle que ce Manifeste lancé par la revue Esprit à laquelle appartenait Lindenberg, fut signée par les Gluksman, Finkielkraut, Bruckner, BHL (pour qui la grève fut “ un coup de folie ”), autant d’ennemis d’aujourd’hui attaqués par le Rappel à l’ordre, et par ses toujours alliés de la gauche du centre, Julliard et Rosanvallon... ainsi que par Claude Lefort !.
(3) Oriana Fallaci, La Rage et l’Orgeuil, Plon, Paris 2002 et A.F in Le Point 24 mai 2002.
(4 ) Nous aurons, dans un avenir très proche, l’occasion de nous apercevoir que le socle idéologique du ou des programmes des candidats de gauche, est du même acabit : une acceptation fondamentale des nouvelles donnes du capitalisme à savoir la flexibilité. Sous la plume de Martine Aubry ou dans le bouche de Ségolène Royal cela s’appellera flexi-sécurité ou accompagnement personnalisé, mais il s’agira de la même imposture : faire croire que le monde ne se change pas

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