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Il y a vingt et un ans, à Ouvéa…
Massacre et mensonges comme au bon temps des colonies

dimanche 7 juin 2009, par Courant Alternatif

Le 5 mai 1988, des troupes spéciales françaises lancent dans l’île d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, l’opération « Victor » contre la grotte où des militants du Front de libération nationale kanak et socialiste se sont réfugiés avec des gendarmes pris en otages ; les otages sont libérés, les indépendantistes se rendent… et ils sont liquidés. Cette tuerie qui va freiner la forte mobilisation des Kanak pour leur indépendance en débouchant sur les accords de Matignon et Nouméa (1) a principalement pour origine un enjeu électoral : la présidentielle française.


Tout commence le 22 avril 1988 – deux jours avant le premier tour de l’élection où le Président sortant Mitterrand doit affronter son Premier ministre Chirac : des militants kanak désireux de faire avancer la revendication indépendantiste investissent la gendarmerie de Fayaoué, à Ouvéa. Opposé au nouveau statut calédonien annoncé par Pons, ministre des DOM-TOM, le 22 janvier, le FLNKS a en effet décidé de boycotter activement les élections territoriales qui doivent l’instaurer, et qui sont elles aussi prévues le 24 avril. Mais l’action de Fayaoué, qui se voulait symbolique (2), tourne mal : un officier fraîchement débarqué sur le Caillou sort son arme et c’est la fusillade ; 4 gendarmes sont tués, les 27 autres deviennent otages. Des militants conduits par Alphonse Dianou se réfugient avec 16 de ces otages dans une grotte près de Gossanah et tentent de négocier leur reddition (3).
Gilles Perrault écrira avec une certaine lucidité, dans sa préface au rapport de la Ligue des droits de l’homme consacré à l’« affaire d’Ouvéa » : « Une gestion intelligente de cette affreuse péripétie [aurait] permis de rétablir l’ordre et de récupérer les otages sans coup férir. [Mais] une élection présidentielle était en cours et les victimes d’Ouvéa, gendarmes et ravisseurs mêlés, furent réduits au rôle d’agents électoraux involontaires. »

Le déclenchement de la boucherie
pour gagner des voix

Dès le départ, la gestion de la « crise » est assurée par le pouvoir parisien. Bernard Pons dépêche à Ouvéa 700 hommes des unités d’élite (GIGN, EPIGN, 11e Choc, et le commando Hubert qui dépend des services secrets), sous le commandement du général Vidal. Tandis que l’île est bouclée et interdite aux journalistes, les militaires procèdent à des interrogatoires musclés autour de Gossanah pour trouver la grotte. « Ils nous tapent avec des coups de crosse, ils nous tirent dessus juste à côté de l’oreille pour nous faire peur, et nous on sait rien… », se souvient un habitant. D’autres racontent comment les enfants sont enchaînés aux poteaux des cases et maltraités par les soldats sous le regard de leurs familles.
Le 24 avril, le résultat des régionales traduit le mécontentement de l’électorat loyaliste, qui sanctionne le Rassemblement pour la Calédonie dans la République de Jacques Lafleur, maître du TOM, au bénéfice du Front national (4), tandis que le mot d’ordre de boycott est largement suivi dans l’électorat kanak : 38 bureaux de vote sont fermés.
A Ouvéa, la grotte est repérée par l’armée le 27 avril ; mais le capitaine Legorjus, du GIGN, accompagné de 5 hommes et du substitut du procureur de Nouméa Bianconi sont alors à leur tour pris en otages. Legorjus et Bianconi seront cependant libérés le lendemain afin de servir de médiateurs (les autres membres du GIGN le seront le 5 mai).
Legorjus raconte : « Dianou voulait sortir vivant de cette affaire, avec ses camarades. J’expliquai à Bernard Pons que l’idée d’une reddition était possible – après le second tour de la présidentielle. » Il constate aussi : « Dianou ne demande rien. Il réclame l’indépendance de la Kanaky libre socialiste – comme les autres. » Oui, mais voilà : l’assaut de la grotte a été décidé dans les hautes sphères de l’Etat – du fait, selon le général Vidal et le ministre Pons, de l’impossibilité de négocier et de l’hostilité de certains preneurs d’otages. De façon bien plus vraie, parce qu’il y a l’enjeu du second tour : les candidats en lice comptent se servir des événements d’Ouvéa pour faire basculer l’opinion en leur faveur.
Résultat : l’opération « Victor » va se terminer au bout de huit heures dans un bain de sang, avec 19 Kanak et 2 membres du 11e Choc tués.
75 soldats sont lancés à l’assaut de la grotte, et les otages, qui se trouvent au fond… avec les clés de leurs menottes et un revolver, en profitent pour se libérer – sans que leurs ravisseurs réagissent. Après le second assaut, tout le monde sort : les otages s’échappent par une cheminée à l’autre extrémité de la grotte ; les Kanak se rendent un à un, mais y laissent leur peau.

Une pluie de fausses affirmations
pour couvrir les intérêts partidaires

De droite comme de gauche, le personnel de la « cohabitation » a menti à un moment ou un autre – au moins par omission ou minimisation des faits :

  • Pons qui, face aux caméras, prétend n’avoir jamais mis les pieds à Gossanah. Faux, rétorque indirectement Vidal, « il est venu à deux ou trois reprises » ; et quand on lui demande si le ministre était au courant de ce qui se passait, il sourit en répondant : « Oui, bien sûr. Il était là pour ça, non ? » Pons encore, qui prête à Legorjus une « analyse » selon laquelle la situation empire. Faux, dit le capitaine, « en déconnectant le temps présidentiel et le temps de la négociation, on aurait sorti tout le monde vivant ». Pons toujours, qui affirme : « Je ne peux pas croire une seconde que des militaires aient pu commettre des exactions » quand, après les passages à tabac et exécutions des indépendantistes, leurs cadavres ont été ficelés par l’armée et, avec une corde à chaque pied, traînés à terre pour être emportés vers l’aéroport de Nouméa, où pendant deux jours ils sont restés entassés dans un hangar.
  • Chirac qui, dès le début de l’affaire, insiste sur la « barbarie » et la « sauvagerie » de ravisseurs massacrant « à l’arme blanche ». Faux, comme le prouveront l’autopsie des corps des gendarmes tués à Fayaoué, ainsi que les otages partis dans la grotte et disant avoir été bien traités. Chirac encore, qui téléphone à Vidal et, selon celui-ci, lui demande : « Que pensez-vous de l’idée d’intervenir ? » A la réponse du général : « C’est possible, mais difficile et risquée », Chirac insiste : « Que feraient les Israéliens et Margaret Thatcher dans un pareil cas ? » Vidal constate : « Ils la feraient [l’opération] » et s’attire cette conclusion : « Alors, nous allons la faire. » (Le Premier ministre lui ordonnera ensuite de s’engager par écrit sur les pertes envisageables et obtiendra cette estimation : « 1 à 2 tués, 6 à 8 blessés, minimum. »)
    - Mitterrand qui assure avec aplomb, dans un débat télévisé le soir du 28 avril : « Personne ne m’a saisi de [la] question [d’un médiateur]. » Faux : les Kanak lui ont demandé quelques heures plus tôt via Edgard Pisani, conseiller à l’Elysée, d’en nommer un. Mitterrand encore, qui va faire porter le chapeau de l’opération « Victor » à Chirac quand pour la déclencher il a fallu l’accord du président de la République…

Le mensonge le plus gros de ces politiciens concerne évidemment la mort des 19 Kanak : la version officielle est que 18 d’entre eux ont été tués au cours du combat, alors que 12 cadavres ont, en plus de blessures diverses, une balle dans la tête. Plusieurs témoins certifient que des membres du commando étaient encore vivants après l’assaut - Wenceslas Lavelloi, Martin Haiwe, Samuel Wamo… et aussi Alphonse Dianou qui, blessé d’une balle au genou, sera laissé quatre heures sans soins, la perfusion posée ayant été arrachée par un militaire, avant de décéder ; ou encore Patrick Amossa Waina, le « porteur de thé » qui ne faisait pas partie des ravisseurs. Le légiste constatera à l’autopsie ce nombre anormalement élevé de Kanak tués d’une balle dans la tête, ainsi que le tabassage de certains, tel Dianou.

Les 20 ans d’Ouvéa ont toutefois été l’occasion de quelques révélations et aveux - à travers des documentaires comme Retour sur Ouvéa, de Mehdi Lallaoui, et Grotte d’Ouvéa : autopsie d’un massacre, d’Elizabeth Drévillon (passé sur France 2), relayés par des articles comme celui de Rue89. Certains politiques se sont lâchés, parfois pour régler leurs comptes. Pons a ainsi rappelé : « Cet assaut a été lancé avec mon accord, avec l’accord du Premier ministre et avec l’accord du président de la République. Moi, j’assume totalement ma responsabilité. J’attends que les autres en fassent autant. » Et si Chevènement, en devenant ministre de la Défense dans le gouvernement Rocard, avait estimé : « Aucun élément de l’enquête ne fait apparaître qu’il y a eu des exécutions sommaires » tout en évoquant des « actes contraires au devoir militaire » et « des points lui paraissant obscurs après l’évacuation d’Alphonse Dianou », son Premier ministre a commencé en 2008 à relever le voile qui couvre les cadavres. Il a tranquillement expliqué devant les caméras : « Ce que je savais, moi, et que j’étais seul à savoir - je ne pouvais pas le dire aux autres délégations parce qu’il ne fallait pas que le secret sorte -, c’est qu’il y avait aussi des officiers français… enfin, au moins un et peut-être un sous-officier, on ne sait pas très bien… A la fin de l’épisode de la grotte d’Ouvéa, il y a eu des blessés kanak, et deux de ces blessés ont été achevés à coups de bottes par des militaires français, dont un officier. […] Il fallait prévoir que cela finisse par se savoir et il fallait donc prévoir que cela aussi soit garanti par l’amnistie. »

Hypocrisie et cynisme
au rendez-vous
pour commémorer Ouvéa

L’amnistie : après de tels actes, elle était absolument indispensable, et devait viser les preneurs d’otages - pour calmer la tension dans le territoire -, mais aussi et surtout les militaires, pour enterrer ces nouveaux crimes commis au nom de la République. Car la boucherie d’Ouvéa s’est inscrite dans la « tradition » des meurtres réalisés par les forces de l’ordre ou par les loyalistes à l’encontre de militants kanak. Avant elle, il y a eu l’assassinat (resté non élucidé) à Nouméa du secrétaire général de l’Union calédonienne Pierre Declercq en 1981 ; celui de 10 militants du FLNKS, dont les 2 frères de Jean-Marie Tjibaou, dans une embuscade tendue par un groupe de métis loyalistes en 1984 ; celui d’autres dirigeants du Front, Eloi Machoro et Marcel Nonnaro, par les tireurs du GIGN en 1985…
Deux jours après l’opération « Victor », Mitterrand est réélu Président. En Nouvelle-Calédonie, il n’a recueilli que 10 % des suffrages exprimés (il y a eu 60 % de votants). Le Premier ministre Rocard constitue une mission chargée de renouer le dialogue entre loyalistes et indépendantistes dans le TOM. Elle débouchera sur l’accord de Matignon et sur cette loi d’amnistie générale.
Résolu à jouer avant tout la carte de l’apaisement, Tjibaou acceptera de signer le 26 juin avec Lafleur la fin des hostilités sur le terrain (5). L’accord de Matignon cassera la dynamique lancée par le FLNKS en le divisant profondément, en même temps que l’amnistie permettra de boucler les deux enquêtes qu’avaient ouvertes le procureur de Nouméa Belloli sur les morts d’Ouvéa (6).
Le 4 mai de l’année suivante, Tjibaou et son second Yéweiné Yéweiné seront tués par Djubelly Wéa, un militant du Front uni de libération kanak (une composante du FLNKS) hostile à l’accord, alors qu’ils participaient à une cérémonie d’hommage à ces morts…
« Il faut que ce pays se souvienne que c’est sur ces 19 morts que la paix a été construite », estime Maky Wéa, responsable du comité organisateur d’une série de manifestations commémoratives sur le Caillou (7). Le rescapé de la tuerie Tangopi constate de façon beaucoup plus juste : « Dans cette affaire, on est tous victimes ; eux aussi, les autres […] on est tous victimes des politiques. »

Vanina

1. On reviendra sur la situation en Nouvelle-Calédonie dans le prochain CA.
2.. Récemment invité à une émission sur Radio Djido, Benoît Tangopi, un des preneurs d’otages, a pleuré en déclarant au micro : « L’opération a foiré. On n’avait pas l’intention de tuer. »
3.. Un second groupe, mené par Chanel Kapoeri, se rend dans le sud de l’île à Mouli avec les autres otages, qui seront libérés trois jours plus tard à la demande des « vieux » et des coutumiers.
4. Le leader indépendantiste Nidoïsh Naisseline, qui a créé le mouvement Libération kanak socialiste par refus du rapprochement opéré entre le Front indépendantiste (puis le FLNKS) et le PS depuis 1981, énonce fermement : « Ceux que l’on appelle les ravisseurs avaient déjà libéré 10 gendarmes et attendaient que la situation politique se clarifie le 10 mai, afin de négocier. MM. Pons et Chirac ont préféré les assassiner. Ils auraient pu éviter cette boucherie, mais ont préféré échanger du sang kanak contre des bulletins de vote des amis de Le Pen. »
5. La direction de l’Union calédonienne, principale composante du FLNKS, n’a pas voulu assumer politiquement et publiquement la mort des gendarmes. Tangopi dira du Front : « On s’est sentis lâchés. »
6. La première information judiciaire, pour « non-assistance à personne en danger », portait sur Dianou ; la seconde, pour « exécution sommaire », concernait 2 autres militants.
7. Depuis 1998 se déroulent à Ouvéa des cérémonies visant la « réconciliation » entre gendarmes et Kanak - avec des messes « à la mémoire de tous les morts » !

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1 Message

  • Ceci semble véridique, les politiciens on fait leurs preuves en parjure(la morale et droiture c’est pour le peuple), Il est très difficile de savoir la vérité. Mais les grands perdants son les Kanaks, très malheureux pour ces gendarmes et pour la révolte cette tuerie en caserne. Mais la colère, accumulations de frustrations et de manipulations engendrent ces explosions, humaines ; chez les bons comme les méchants...Le film peut être très véridique, toujours les petits qui souffre à place des vrais responsables($), tapis dans l’ombre.

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