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CA 338 mars 2024

Loi Darmanin : une guerre de classe
contre les pauvres et les précaires

samedi 9 mars 2024, par Courant Alternatif


La loi immigration est abondamment condamnée, à juste titre, comme étant une nième loi xénophobe, puisqu’elle reprenait en partie les idées issues de l’extrême droite : préférence nationale, remise en cause du droit du sol, stigmatisation « étranger = délinquant »… Mais en mettant de côté ce registre moral et humaniste, elle comporte également une dimension de guerre sociale contre les pauvres et les précaires.

40 ans après la marche pour l’égalité et contre le racisme, force est de constater que l’acquisition de la carte de résident de 10 ans, revendication phare de cette lutte, est aujourd’hui bien mal en point. La création de ce titre de séjour véritablement pérenne et renouvelé de « plein droit » était à l’époque une victoire permettant de sortir de la précarité administrative. Cette stabilisation du titre de séjour était alors mise en avant pour favoriser « l’insertion » des étrangers en France. Il est effectivement flagrant que la durée du titre de séjour conditionne de nombreux aspect de la vie en société. Pour qui est titulaire d’un titre valable seulement une année, même si son renouvellement est souvent assuré, il sera beaucoup plus difficile de signer un CDI, de louer un logement, de contracter un crédit, de voyager à l’étranger, … sans compter les démarches chronophages de renouvellement, aboutissant rarement avant la fin du précédent titre (voir plus loin).
Depuis 40 ans, les réformes successives ont complètement renversé la logique du droit au séjour. Hormis les réfugiés et quelques autres catégories juridiques, dans la majorité des situations la porte d’entrée de l’installation en France est la carte de séjour temporaire (1 an), suivie de la carte de séjour pluriannuelle (en général 4 ans), puis enfin la carte de résident. Mais surtout celle-ci est désormais conditionnée à un parcours d’intégration réussi. Autrement dit la carte de résident n’est plus conçue comme un outil permettant de faciliter son installation, mais une récompense aux plus méritants qui pourront justifier, malgré leur précarité administrative :

  • d’une insertion sociale, notamment par des « ressources stables, régulières et suffisantes » (art. L426-17 du code de l’entrée et du séjour des étrangers en France).
  • et de leur intégration « républicaine », « appréciée en particulier au regard de [leur] engagement personnel à respecter les principes qui régissent la République française, du respect effectif de ces principes et de [leur] connaissance suffisante de la langue française ». (art. L413-7)
    Ce dernier volet est accompagné par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), administration sous la tutelle du ministère de l’intérieur, chargée notamment de faire signer des contrats d’intégration républicaine (CIR) à tout nouveau titulaire d’un titre de séjour. Ce CIR se compose de 24h de formation civique, de 200 à 600h de formation linguistique et d’un accompagnement vers l’emploi.

    Instrumentalisation de la langue

La nouvelle loi va encore plus loin dans l’instauration de barrières à l’accès aux titres plus stable en élevant le niveau de français requis. Pour obtenir une carte de séjour pluriannuelle, il sera exigé un diplôme de français à l’oral et à l’écrit, de niveau intermédiaire A2, soit le niveau demandé en langue vivante au collège. Pour la carte de résident, le niveau intermédiaire A2 est rehaussée à un diplôme oral et écrit de niveau avancé B1 (niveau demandé en langue vivante au lycée). Et pour être naturalisé français il sera nécessaire de présenter un diplôme oral et écrit de niveau indépendant B2 (niveau de français requis pour entrer à l’université en France).
Les diplômes de français exigés, pour justifier du niveau requis, ne seront reconnus que s’ils sont délivrés par un organisme agréé par l’État. Les frais d’inscription à ces examens varient selon les organismes et les territoires entre 90 euros et 140 euros. En parallèle, ce rehaussement du critère de maîtrise de la langue française n’est pas vraiment accompagné d’une amélioration notable des formations linguistiques. Seule une augmentation de 100 heures est envisagée pour l’acquisition du niveau A2.
Selon l’étude d’impact du projet de loi, 40 % des personnes qui demanderont une carte de séjour pluriannuelle ne pourront pas accéder à ce titre à cause du critère de la langue. Cela représente 20 000 attributions de titres pluriannuels par an en moins et autant de personnes que l’on maintiendra avec des cartes de séjour temporaire. Le pourcentage de refus sera équivalent pour la délivrance de la carte de résident et la naturalisation. Il est aisé d’imaginer quelle fraction de la société sera la plus touchée par cette mesure : les précaires, les travailleurs et travailleuses bossant avec des horaires impossibles qui ne parviendront pas à se payer des cours de français…

A cela, s’ajoute une disposition totalement inédite limitant à trois renouvellements maximum d’un même titre. Autrement dit, une personne titulaire d’une carte temporaire et ne réussissant pas à améliorer son niveau de français pour passer vers la carte pluriannuelle, pourrait se voir sanctionner par une fin de délivrance de son titre… La loi reste muette sur son sort ensuite : délivrance d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), placement en rétention, expulsion, ou bien maintien cynique dans les zones grises de la loi : ni expulsable, ni régularisable ?
D’autres articles de la loi renforcent la précarité administrative, dont il est plus difficile de mesurer à l’heure actuelle les conséquences. Le contrat d’engagement républicain opère un véritable processus de contrôle social et moral sur les étrangers en exigeant le « respect des principes de la République, à respecter la liberté personnelle, la liberté d’expression et de conscience, l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de la personne humaine, la devise et les symboles de la République au sens de l’article 2 de la Constitution, l’intégrité territoriale, définie par les frontières nationales, et à ne pas se prévaloir de ses croyances ou de ses convictions pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre les services publics et les particuliers. » (art. L412-7). Dans la même logique, un parent étranger devra s’engager « à assurer à son enfant une éducation respectueuse des valeurs et des principes de la République et à l’accompagner dans sa démarche d’intégration à travers notamment l’acquisition de la langue française. » (art L413-2) Suivez mon regard… Nul besoin de se creuser longtemps la tête pour comprendre qui est visé derrière les sous-entendus de ces dispositions. C’est évidemment un strict contrôle idéologique qui se cache derrière ces textes, capable de frapper tout un chacun qui oserait porter un regard critique sur les institutions françaises.
Enfin, la loi remet en cause le principe du renouvellement de plein droit de la carte de résident. Même ce titre le plus stable, garantissant un droit au séjour permanent – sous réserve de ne pas représenter une menace pour l’ordre public quand même ! – est attaqué dans son fondement en exigeant de prouver sa résidence habituelle en France au moins 6 mois par an, lors des 3 dernières années, au moment de son renouvellement. On imagine déjà les liasses de documents à apporter pour prouver son séjour en France… Encore une fois, ce seront les plus précaires, les principales victimes de ce dispositif, qui se verront rétrograder leur statut administratif par la délivrance d’une autorisation provisoire de séjour.
En revanche, pour démontrer sa mansuétude à l’égard des plus aisés, la loi adoptée par le parlement comportait un article permettant aux britanniques, propriétaires d’une résidence secondaire en France, de bénéficier automatiquement d’un visa long séjour ! Cette disposition a finalement subi la censure de forme du conseil constitutionnel.
Cette réforme est bien une entreprise de précarisation administrative systématique de milliers d’étrangers. Comme bien souvent en matière de communication politique elle provoquera l’inverse de ce que clame ses auteurs. Plutôt que promouvoir l’« intégration républicaine », concept rabâché jusqu’à la nausée, elle vise surtout à accentuer la précarité sociale des étrangers extra européens.

Une musique qui sonne faux ?

Nous n’avons pu aborder qu’un petit aspect de cette loi qui comporte d’innombrables autres saloperies, même après le passage par le conseil constitutionnel, avec par exemple l’invocation de la notion d’ordre public à tire-larigot pour justifier des expulsions, même pour des gamins ayant grandi en France ou des conjoints de français ; ou la banalisation de l’internement en centre de rétention, le détricotage du droit d’asile…(cf. le décryptage exhaustif et pédagogique sur le site de la Cimade par exemple) Pourquoi une telle loi dans un contexte où il est de plus en plus fréquent d’entendre un changement de ton sur le manque de main d’œuvre ou la démographie française en berne ? La France est toujours officiellement sous le régime de la fin de l’immigration de travail décidé par Giscard en 1975. Ce mythe s’est déjà beaucoup effrité car environ 30 000 introductions de main d’œuvre étrangère se réalisent chaque année, et la présente loi reconnaît même quelques besoins avec la disposition très restrictive sur les métiers en tension. Néanmoins, cette nième loi contre l’immigration parait donc complètement à contre-courant de l’évolution du monde.
Les mouvements de populations sont inéluctables et ne seront en rien contrôlés, limités, régulés par les gesticulations d’un quelconque ministre de l’intérieur. Mais ce que l’on peut percevoir c’est que la législation a plutôt pour effet de stratifier les ressources humaines en organisant une multitude de statuts administratifs, rangés hiérarchiquement selon leur degré de précarité : en haut de l’échelle la nationalité française, en bas de l’échelle les sans-papier et au milieu les différents titres de séjour plus ou moins précaires. Sur ce marché du travail les patrons n’ont plus qu’à faire leur choix selon leurs besoins. Les sans-papier peuvent être exploités largement sous le SMIC pour les plus sales boulots (hôtellerie-restauration, bâtiment, livraisons…)*, mais représentent une main d’œuvre aléatoire, notamment parce qu’ils peuvent être arrêtés et placés en rétention du jour au lendemain. Pour les métiers nécessitant une plus grande stabilité - secteur médico-social, par exemple - il est plus intéressant d’avoir des personnes en situation régulière, mais si possible avec un titre précaire pour maintenir une certaine pression. Et enfin pour les métiers plus qualifiés, il est préférable d’avoir une main d’œuvre à peu près à l’abri des « caprices » administratif. Finalement, la nouvelle loi n’est pas si dissonante. Elle cajole bien les besoins du capital, en parfaite cohérence avec une classe politique unie, de l’extrême droite aux macronistes, dans un but commun : précariser toujours plus la société !

Tonio, Vaulx-en-Velin, le 16 février 2024

Note
*L’article controversé de la loi Darmanin permettant, sous conditions draconiennes, la régularisation dans les métiers en tension ne semble pas contredire cette logique. Pour le moment cette fameuse liste de métiers connaissant des difficultés de recrutement ne comporte, comme par hasard, aucun des secteurs dans lesquels on retrouve le plus de sans-papier, ce qui confirme la volonté de maintenir une partie du marché du travail dans la clandestinité.

Dématérialisation des droits
La nouvelle loi entre en résonance avec la complexification actuelle des démarches de délivrance et de renouvellement des titres de séjour. Depuis 2021, le ministère de l’intérieur impose une procédure dématérialisée sur le site internet de l’administration numérique des étrangers en France (ANEF) pour le dépôts et l’examen des titres de séjour. Certaines préfectures avaient déjà innové dans les outils numériques de prises de rendez-vous en ligne depuis 2015, pour diminuer les files d’attente, mais surtout fermer les guichets et reconstituer des filles d’attente virtuelles (!).
L’ANEF est le niveau supérieur de la numérisation avec également une instruction du dossier complètement dématérialisée. Cette plateforme est en voie de généralisation pour la plupart des catégories de cartes et se déroule dans un chaos assez sidérant : interface informatique complexe, utilisation d’un jargon abscons uniquement en Français (logique vu les nouvelles exigences de maîtrise de la langue !), obligation de maîtriser internet, d’avoir une messagerie mail, de savoir scanner des pièces au bon format, exigences absurdes de documents, blocages et bugs informatiques intempestifs et inextricables, … Un véritable enfer informatique où toute interface humaine a disparu car les préfectures sont désormais totalement fermées au public et injoignables. Résultats, des milliers d’usagers étrangers ne parviennent pas à se faire établir ou renouveler à temps leur carte et se trouvent dans un trou noir administratif, entraînant dans la foulée, perte du travail, du logement, interruption de droits Pole emploi, CAF, etc.
C’est ainsi qu’un fait divers dramatique s’est déroulé début février à Lille où une jeune réfugiée a perdu sa fille, dans une intoxication au monoxyde de carbone. Depuis 18 mois, elle tentait désespérément de se faire délivrer sa carte de séjour dans les méandres de la dématérialisation et faute de pouvoir justifier de sa régularité avait perdu l’accès au travail, aux allocations chômage, familiale… Privée d’électricité dans son logement elle avait été contrainte de recourir à un brasero pour ce chauffer… L’avocate de la jeune femme a porté l’affaire devant le tribunal administratif pour engager la responsabilité de la préfecture.

P.-S.

Illustrations Pénélope Paicheler, petit guide « Refuser la fabrique des sans-papier », sur le site de la Cimade.

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