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Chronique argentine de crises et de résistances à la présidence du libertarien Javier Milei

n°1 – 26 décembre 2023

dimanche 31 décembre 2023, par admin x


26 décembre 2023
Manifestations du 20 décembre – Réponses répressives – Publication du Décret de Nécessité et d’Urgence (DNU)

Les appels aux mobilisations du 20 décembre ont été relativement bien suivies bien qu’elles n’aient pas dépassées les franges militantes et politisées des mouvements de chômeurs piqueteros, syndicalistes, féministes, groupes trotskistes, etc. se situant dans l’aire de la gauche ou extrême-gauche non péroniste.

Ce qui n’était pas prévu, c’est qu’aux appels à manifester antérieurs aux annonces du méga-plan d’ajustement gouvernemental, se sont joints spontanément des centaines de personnes, au profil plutôt « classe moyenne » dans de nombreux rassemblements de rues, en fin de journée et en soirée, marqués par le retour des cacerolazos et des « que se vayan todos » et accompagnés de klaxons de voitures. Localement, des sections du syndicalisme combatif (CTA, enseignants, fonctionnaires…) avaient également appelé à manifester.

Les interdictions de bloquer la circulation, et donc l’obligation de rester sur les trottoirs comme l’ont exigé le gouvernement et sa ministre de la répression Patricia Bullrich n’ont été que très partiellement respectées. Malgré un déploiement massif des forces de l’ordre, surtout à Buenos Aires, visant à contenir les manifestants, ceux-ci ont réussi à déborder les dispositifs policiers et à occuper la rue.

Le gouvernement a compté 3 000 manifestants… Sans être massifs, les deux cortèges de l’après-midi et les rassemblements spontanés du soir ont sans doute regroupé ensemble entre 15 et 20 000 personnes. Ce qui est peu pour une mégapole comme Buenos Aires mais pas trop mal compte tenu de l’état des forces qui appelaient et des campagnes d’intimidation répressives qui ont précédé cette date anniversaire.
Mais il ne s’agit-là que du tout premier set d’une partie qui s’annonce longue. Le soir même le gouvernement se félicitait d’avoir réussi à dissuader les manifestants de descendre dans la rue et annonçait des mesures de rétorsions sans précédent.

La réponse répressive ne s’est pas fait attendre.

Sur le plan de la répression, les mécanismes du nouveau gouvernements se précisent. Le 21 décembre a été annoncé la création d’une structure centralisée de direction de l’ensemble des forces de répression, d’un « Commandement Unifié Urbain » des diverses unités de police fédérales et locales, de la gendarmerie, du renseignement, des polices navales et aéroportuaires.

Campagne de délation

La veille des manifestation du 20 décembre, le gouvernement a fait savoir que « toute personne qui se sent menacée le 20 décembre », aura à sa disposition la ligne téléphonique 134 pour se signaler anonymement. Selon le gouvernement, 16 150 appels auraient été reçus, dont 1 200 pouvant relever de l’« extorsion » et de l’« escroquerie envers l’Etat », tandis que les dénonciations pour participation à manifestation interdite seraient au nombre de... 32, avec leurs noms et les organisations dont ces personnes font partie.

Identification et poursuites des « contrevenants »

« Ceux qui coupent les rues ne seront pas payés ». C’est par ces mots qu’a averti la ministre du Capital humain [1], Sandra Pettovello, la veille des manifestations du 20 décembre. En ciblant spécifiquement « les bénéficiaires des plans sociaux », cette ministre venue du centre-droit décline le protocole du maintien de l’ordre de sa collègue de la Sécurité, Patricia Bullrich. Même discours du porte-parole du gouvernement : « Non seulement le plan sera retiré à ceux que les forces de sécurité arrêtent s’ils ne respectent pas la loi, mais aussi à tous ceux qui sont identifiés alors qu’ils bloquent les voies de circulation ».
Non seulement l’occupation des rues, et donc les blocages du trafic automobile, sont interdits et passibles d’arrestations et de poursuites, mais les aides sociales seront dorénavant supprimées pour les manifestants.

Parmi ces plans, 1,2 millions de bénéficiaires du plan Potenciar Trabajo (retour à l’emploi) et un autre million pour les aides Tarjeta Alimentar. Ces mesures répressives interviennent dans un moment où le montant des plans pour les sans-emplois – largement gérés localement par les mouvements de chômeurs institutionnalisés ou de manière très lucrative par des structures intermédiaires liées aux partis politiques généralement péronistes – sont gelés et les « plans » voués à disparaître dans leur forme actuelle, avec la suppression annoncée des intermédiaires et leur fragmentation en aides spécifiques selon les « profils » des bénéficiaires potentiels : ce qui relève de l’enfance et de l’éducation (pour les plus jeunes), ce qui relève de la famille (sans doute pour les femmes) et ce qui relève du travail.
Pour identifier les contrevenants aux mesures anti-piquetes, il y a les arrestations policières, les délations anonymes, et aussi les photos et vidéos prises ou récupérées par les forces de l’ordre. Dans le « protocole de maintien de l’ordre public face aux barrages routiers » (voir plus bas, infos du 16-12-2023), il est clairement fait appel aux services de renseignement pour identifier les membres des organisations sociales et collecter les données des manifestants et les enregistrer dans un fichier. Ils pourront alors, en flagrant délit ou bien plus tard, être arrêtés et poursuivis en justice.

Les organisateurs des manifestations paieront les coûts de la répression
Appliquant immédiatement un des volets du Protocole répressif, le porte-parole de la présidence argentine a annoncé le surlendemain des manifestations du 20 décembre que les organisateurs de ces premiers rassemblements contre le gouvernement de Milei à Buenos Aires, vont devoir couvrir les frais liés de la mobilisation des forces de l’ordre à cette occasion. Ces coûts, qui incluent les salaires, l’essence…, ont été estimés à 60 millions de pesos, soit au nouveau cours officiel à environ 72 000 euros. La ministre de la Sécurité avait annoncé la couleur : « la facture de ce dispositif sera envoyée aux organisations ou individus responsables. L’État ne paiera pas pour cet usage de la force de sécurité ».

Le lendemain des manifestations, le gouvernement a déclaré avoir identifié 14 organisations responsables des manifestations de Buenos Aires [2]. Pour le porte-parole de la présidence, ces « organisations seront tenues de payer ces dépenses, car ce n’est pas aux citoyens de le faire ».
Petit détail. Une bonne moitié des ces organisations, appartenant plutôt à l’aire d’influence du péronisme, n’avait pas appelé à manifester le 20 décembre…

Le DNU - Un plan d’ajustement sans précédent

Après la trentaine de mesures annoncées une semaine auparavant par le ministre de l’Économie, Luis Caputo, c’est ce même 20 décembre 2023 qu’à été signé et publié, le maxi-décret (« decretazo »), appelé DNU (Décret de Nécessité et d’Urgence), comprenant pas moins de 300 mesures visant à déréguler et « libéraliser » l’économie et à démanteler nombre de règles sociales du pays dont les droits et garanties minimales des locataires, ainsi que les droits individuels et collectifs du travail et en particulier l’exercice du droit de grève afin de briser la conflictualité ouvrière, réduire les coûts du travail et faciliter les licenciements et les externalisations.

Un droit de grève vidé de son effectivité

Ainsi la pratique du piquet de grève ou du blocage conduira directement au licenciement, les réunions et AG de salariés sur les lieux de travail seront étroitement encadrées et limitées car considérées comme des mesures de force et ne devront en aucun car bloquer la production.
Enfin les effets recherchés par l’exercice d’une grève – interruption de la production et donc des recettes issues de la vente pour faire pression sur l’employeur – seront largement réduits à néant en imposant des niveaux élevés de production et d’activité en période de grève.

Dans le schéma du DNU, l’activité économique du pays est divisée en deux secteurs, celui aux activités dites « essentielles » et celui relevant d’activités désignées comme d’« importance transcendantale ».

Les activité dites essentielles concernent le personnel des hôpitaux et des services de santé ; les employés dans le transport et la distribution de médicaments et de fournitures pour les hôpitaux et les services pharmaceutiques. Ceux impliqués dans le transport et la commercialisation de l’eau potable, du gaz et d’autres combustibles et de l’énergie électrique ; dans les services de télécommunications, y compris Internet ; l’aéronautique commerciale, le trafic aérien et portuaire ; les services de douane et d’immigration et les services liés au commerce extérieur ; les garderies et l’école maternelle, l’enseignement primaire et secondaire et l’éducation spécialisée...

Les activités d’« importance transcendantale » comprennent : la production de médicaments et de fournitures hospitalières ; le transport maritime, fluvial, terrestre et souterrain de personnes et/ou de marchandises ; les services de radio et de télévision ; les activités industrielles continues (activités sidérurgiques, aluminium, chimie et ciment) ; l’industrie agroalimentaire tout au long de sa chaîne de valeur ; la production et la distribution de matériaux de construction ; les services de réparation d’aéronefs et de navires ; tous les services portuaires et aéroportuaires ; les services logistiques ; les activités minières ; les activités de réfrigération ; courrier ; distribution et commercialisation d’aliments et de boissons ; l’activité agricole et sa chaîne de valeur ; les services bancaires et financiers ; les services hôteliers et gastronomiques ; le commerce électronique ; et la production de biens et/ou de services qui sont affectés par des engagements d’exportation.

Dans le secteur des activités essentielles, la grève imposera d’effectuer 75% du travail normal ; dans le second secteur, qui recouvre pratiquement tout le reste de l’économie, l’obligation de travail sera de 50% [3].

Flexibiliser, précariser, surexploiter la force de travail

Concernant les droits dits individuels, les employeurs auront la possibilité de déroger aux conventions collectives, et par exemple, de modifier la durée hebdomadaire du travail, de la flexibiliser sans limite selon ses besoins, en créant une « banque d’heures » permettant de dépasser la durée conventionnelle ou légale et en abolissant de fait le régime et la rémunération des heures supplémentaires… Le montant des primes de licenciements sera réduit. Les femmes enceintes pourront, à leur demande bien sûr, demander « volontairement » que soit réduite la durée de leur congés maternité. Autre mesure : au moment du recrutement de personnel, la période d’essai précédent l’embauche effective passe de 3 mois à 8 mois… En outre, les employeurs pourront contourner la réglementation du travail en « embauchant » de soi-disant travailleurs indépendants (entreprises individuelles pouvant avoir jusqu’à 5 « collaborateurs ») selon des règles contractuelles régies par les Codes civil et commercial. Ainsi, la rigidité que représente le respect des contrats de travail par l’employeur, avec la qualification, la définition et localisation du poste de travail, la liste des tâches, des fonctions et des missions exigibles du salarié, tout cela dans une branche et un domaine précisés et déterminés, se voit supplantée par des accords de gré à gré entre entités commerciales fictivement égales pouvant varier et s’adapter à l’infini selon les nécessités.

Par ailleurs, la présomption de l’existence d’un contrat de travail seront réduites à néant dès lors que l’employeur pourra prouver (par des factures ou des équivalents) l’existence d’un autre mode de rémunération. Quant au travail non déclaré, il ne sera plus passible d’amendes…

Dans le cadre des déréglementations, il y aura désormais la possibilité de réaliser des transactions dans n’importe quelle forme de valeur. Diana Mondino, la ministre argentine des Affaires étrangères (et par ailleurs patronne actionnaire d’une banque) vient de déclarer dans un message sur les réseaux sociaux : « L’Argentine se positionne résolument dans l’avenir des transactions. Les accords peuvent désormais être conclus non seulement en Bitcoin, mais également en d’autres formes de valeur, telles que des produits alimentaires essentiels. » Des salaires pourront donc être versés, à la place de la monnaie nationale, en crypto-monnaie, en devise étrangère, en lait ou en viande… et potentiellement en n’importe quel actif.

Milei et le DNU, un projet de société

Le méga-décret est un document de 83 pages, avec 366 articles, abordant 30 domaines, de la promotion commerciale à l’encadrement des loyers ; de la privatisation des entreprises d’État à la médecine privée en passant par le contrôle des prix ; du régime des entreprises pharmaceutiques à la fin des monopoles sur l’Internet en passant par le statut des agences de tourisme ; le renforcement des accords contractuels au détriment des règles des Codes civil et commercial ; le commerce intérieur et extérieur, etc.

L’abrogation de la loi foncière, qui jusqu’alors limite fortement la propriété et la possession de terres par des entités étrangères, n’aura d’autre conséquence que d’accélérer et amplifier les investissements internationaux dans l’agro-industrie, le tourisme et l’extractivisme, et de permettre ainsi aux multinationales de faire main basse sur les ressources naturelles du sol et du sous-sol, de l’eau au lithium et autres minéraux précieux en passant par les forêts, les zones herbeuses et humides, les montagnes...

Avec ce DNU, aucun aspect de la vie, aucun droit n’est épargné : ni le travail, ni l’accès à l’alimentation, ni le droit à la santé, ni au logement, ni aux transports, ni l’accès aux ressources naturelles... Ce n’est pas à proprement parler d’un simple train de mesures d’ajustement et de libéralisation de l’économie décidé par une droite libérale. C’est l’avènement presque messianique d’une nouvelle ère (Milei déclare volontiers être animé par « les forces du ciel » sur lesquelles il compte pour l’aider à sauver l’Argentine), d’un nouveau régime d’ordonnancement et de commandement visant une refonte en profondeur de la société tout entière.

Une refondation qui s’appuie sur une critique de la politique existante, avec une contestation pêle-mêle des partis, des politiciens corrompus, de l’État, des fonctionnaires, des institutions, des bureaucraties, de la « caste », des médiations, mais aussi des droits humains et des droits collectifs et de ceux/celles qui les défendent, veulent les élargir, font grève et manifestent… Une anti-politique où prédomine le discours de l’économie, de la liberté de s’enrichir, de faire des affaires, de l’ordre naturel et du mérite, de l’efficacité, du marché et sa libre concurrence, se nourrissant d’un libéralisme sans borne puisé à toutes ses sources possibles (philosophique, politique, économique, idéologique, historique...), évidemment totalement pro-employeur, individualiste et réactionnaire. Une « liberté », proclamée et répétée en boucle dans tous les discours, médias, réseaux sociaux, qui doit tout balayer et effacer toute idée de justice sociale ou d’égalité car c’est du « socialisme », du « communisme », le diable, le mal absolu qui a conduit le pays dans une descente aux enfers…

Le DNU n’en est d’ailleurs qu’un des volets. Une refonte du code pénal, comprenant entre autre le durcissement et l’application immédiate des peines de prison pour les manifestants, la légalisation du port d’arme et la quasi-légalisation de la « gâchette facile », le tir à vue, en cas d’autodéfense, est sur le point d’être soumise au vote du Parlement.

A cela s’ajoute un très gros paquet de mesures (touchant le système électoral, l’environnement, l’éducation, les retraites…) déclinées dans 664 articles formant un document de 351 pages. Cette loi dite « omnibus » sera très bientôt soumise au Parlement : elle prévoit dès son article 3, la mise en place de « l’état d’urgence publique en matière économique, financière, fiscale, de retraite, de sécurité, de défense, tarifaire, d’énergie, de santé, administrative et sociale jusqu’au 31 décembre 2025 » et précise que « ledit délai pourra être prolongé par le Pouvoir Exécutif National » pour durée de deux années supplémentaires, soit jusqu’à la fin 2027. Un état d’urgence de 4 ans donc, soit la totalité du mandat présidentiel, qui centralisera encore davantage le pouvoir dans les mains de l’exécutif. On aura l’occasion d’en reparler.

Le DNU est un outil constitutionnel qui permet au président de la république argentine de légiférer dans des circonstances exceptionnelles, avec des limites bien établies : son utilisation est interdite en matière pénale, fiscale, électorale ou touchant le régime des partis politiques.
Ce DNU 70/2023, qui ne peut être rejeté que par un vote majoritaire de rejet des deux chambres du Parlement, entre en vigueur dans les huit jours suivant sa publication (soit le 29 décembre) et permettra au gouvernement d’abolir 300 lois, règles, décrets, articles existants par de simples décrets. D’un point de vue « formel » mais aux effets bien réels, c’est clairement l’instauration d’un état d’exception permanent mais qui se veut de bon sens, naturel, logique et inévitable, et qui, selon une longue tradition de la critique politique, peut être qualifié de « coup » anti-parlementaire de type bonapartiste (selon Marx) et purement et simplement autocratique (selon la typologie de Kant).

Et maintenant ?

Les secteurs du péronisme vont commencer à se mobiliser. Mais sagement, doucement et en ordre dispersé du fait des fractures et oppositions internes traversant ce courant historique de la vie politique argentine, que la récente défaite électorale n’ont fait qu’exacerber.
Ainsi, la CGT appelle à manifester devant les tribunaux fédéraux de Buenos Aires le mercredi 27 décembre à la mi-journée pour appuyer ses recours : un en annulation pour inconstitutionnalité du DNU dans son ensemble, et un autre en demande de protection (amparo) pour toute la partie du méga-décret concernant le Droit du travail. Mais une « mobilisation » très limitée, sans grève, ni blocage des rues et en excluant toute rencontre avec les organisations de gauche et/ou de piqueteros à l’initiative des manifestations du 20 décembre. Pour un éventuel plan de lutte contre le « decretazo », il a falloir attendre… au moins le lendemain que les instances de la bureaucratie se réunissent et se mettent d’accord, ce qui est loin d’être acquis, sur un éventuel appel à une grève de 24 h… pour janvier.
Les syndicats qui se veulent plus combatifs, la CTA autonome (CTA-A), la CTA des Travailleurs (CTA-T, kirchnériste/péroniste) et l’Union des travailleurs de l’économie populaire (UTEP, également kirchnéristes, liés au centre-gauche de l’Église catholique, soutenus par le pape Francisco) appellent au rassemblement de la CGT. Mais également sur un mode mineur et symboliques puisque de simples délégations sont prévues.

Dans les secteurs démocratiques, plusieurs recours en « nullité » ont été déposés par des ONG de la société civile ou vont l’être. Plusieurs pétitions, dont la CTA-A, les employés de l’État (ATE)…, circulent. Nombre d’avocats, de constitutionnalistes expriment leur rejet du méga-décret.

Les hypothèses du rejet

Notons également que ce DNU devra franchir une course d’obstacles, notamment au Congrès où le gouvernement n’est pas majoritaire : à la Chambre des députés, il dispose de 80 sièges sur 257, et au Sénat, de 13 sur 72. Il devra donc débaucher ou acheter un nombre conséquent de parlementaires « indépendants » ou officiellement dans l’opposition péroniste (non kirchneriste) pour faire voter son DNU dans au moins une des chambres. Acheter directement tel ou tel élu est toujours pratiqué mais plus risqué, l’usage le plus courant est d’utiliser la manne des fonds fédéraux pour en doter telle province ou telle région en échange du ralliement durable d’un gouverneur ou d’un vote favorable ponctuel mais décisif.
Ceci dit, un tel résultat est loin d’être acquis, d’autant que voter en faveur du DNU, c’est tout bonnement renoncer à jouer le moindre rôle en tant que législateur puisque toutes les décisions importantes seront prises par décret présidentiel. Autant alors fermer la boutique parlementaire et rentrer chez soi.

Après sa publication au Journal officiel, le DNU sera soumis à une commission bicamérale chargée des procédures législatives. Cette commission doit répondre au Sénat et à la Chambre des députés dans un délai de dix jours ouvrables. Si les délais sont dépassés, les deux chambres devront d’office discuter du sujet, ce qui provoquera l’ouverture d’une session parlementaire extraordinaire qui décidera du sort politique du décret. Dans le meilleur des cas, pas avant la mi-janvier.

Rappelons que les deux chambres peuvent uniquement confirmer ou révoquer le décret, mais pas y apporter la moindre modification, ni retrait ni ajout. Le décret de Milei restera en vigueur si aucune des chambres ne décide de s’en occuper, ou si une chambre l’approuve et l’autre le rejette.
C’est un hypothèse possible. En Argentine, les vacances parlementaires s’étendent jusqu’en mars. Retarder l’examen du DNU est déjà un moyen de le rendre exécutoire… et quelques mois de non examen du méga-décret permettrait de faire passer une grande partie des 300 mesures annoncées…

En cas de rejet du DNU, plusieurs scénarios sont possibles. Le plus probable est le recours à de nouvelles élections législatives. Milei a aussi menacer d’organiser « un plébiscite ou une consultation populaire », sans qu’il soit clair qu’il en ait les moyens... Il est aussi possible que la Cour suprême censure une partie du DNU, notamment les mesures ne relevant pas explicitement de l’« urgence » et de la « nécessité ». Les exemples sont nombreux. Quelle est l’urgence de modifier la loi sur les sociétés pour que les clubs de football puissent devenir des sociétés anonymes et être mis sur le marché ? De même, la loi dite des « Gondoles » (les gondoles de supermarchés) est abrogée, une loi qui était censée contribuer à la transparence et à la compétitivité des prix des aliments, des boissons, des produits d’hygiène personnelle et de nettoyage, et visait à étendre et à faciliter l’information sur la provenance des produits artisanaux et régionaux élaborés par les micro, petites et moyennes entreprises, les secteurs de l’agriculture familiale, paysanne et autochtone, les coopératives et les associations mutualistes. L’abrogation de cette réglementation, qui ne nuit aucunement à la concurrence et à la liberté du marché comme il est bruyamment annoncé, aura au contraire pour conséquence que de favoriser les grands groupes industriels et monopolistiques fournisseurs de la grande et moyenne distribution. C’est ce qui est clairement recherché.

Autres motifs de rejet potentiel, les nouvelles règles qui génèrent de nouvelles normes pénales ou fiscales en principe exclues du champ légal d’un DNU.
Sans parler du débat juridique et sémantique autour des notions d’« urgence » et de « nécessité », et des enjeux (portée, qualification, validité, exceptionnalités, conséquences…) en termes d’atteinte aux principes cardinaux de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif.

L’affaire est donc loin d’être réglée.
Pour les travailleurs, les chômeurs, et les prolétaires en général, le danger est de se reposer dans une position attentiste, en feignant de croire que tout ne passera pas, que c’est trop gros, que les recours et les imbroglios juridiques et institutionnels auront raison du « decretazo », alors même que le rouleau compresseur est déjà lancé, que les premières mesures sont prises chaque jour. Ainsi aujourd’hui 26 décembre, a été annoncée la suppression de 7 000 postes de fonctionnaires créés en 2023. La fin des subventions aux transports en commun et à l’énergie qui réduisaient les tarifs, c’est pour le 1er janvier...


Si le DNU est adopté par au moins une des chambres du Parlement...

L’exécutif se verra conforté et n’aura plus aucune limite. On pourra alors véritablement parler de l’installation d’un nouveau régime.
Dans cette situation, le combat contre le DNU de Milei sera âpre, frontal et violent. Il s’annonce en tout cas dans un tout autre contexte que 2001. Comme le souligne ces quelques lignes extraites d’un texte trouvé sur le site Anfibia daté du 21 décembre 2023 :

« Pour ceux d’entre nous qui ont vécu le mythique cacerolazo du 19 décembre 2001, la dynamique semblait très similaire. Des rassemblements spontanés aux coins des rues principales, puis une confluence à pied, cette fois en direction du Congrès. Il n’y avait pas de drapeaux ni de dirigeants de partis politiques en vue. Les gens, comme à l’époque, étaient jeunes très majoritairement. Les différences, cependant, sont évidentes. Tout d’abord, la manifestation n’a pas eu l’ampleur de 2001 et, plus important encore, nous sommes au début d’un nouveau gouvernement auquel beaucoup de gens croient et non à la fin d’un exécutif déjà discrédité. Il est clair qu’hier soir, seuls ceux d’entre nous qui n’ont pas voté pour lui étaient descendus dans la rue avec des casseroles. Il est certain que voyant cela depuis leurs fenêtres ou à la télévision, il n’y avait pas une majorité silencieuse qui soutenait ces rassemblements, mais une majorité qui grinçait des dents et continuait à incuber sa haine. Il ne faut pas perdre cela de vue. Car ce gouvernement va mobiliser cette haine dans le cadre de son programme autoritaire. » »

En même temps, même si le gouvernement peut s’appuyer sur un large consensus électoral (de 56 % des voix dans le pays, et davantage dans l’intérieur du pays), il n’est pas certain que l’alliance politique qui a été forgée autour de la candidature de Javier Milei résiste à la vague de rejet qui ne va pas manquer de se lever, même de la part de secteurs très modérés, soucieux de maintenir les apparences d’une démocratie parlementaire fonctionnant grâce à des médiations, à des accords, des compromis et des votes au service d’un capitalisme plus doux, moins cruel, mieux régulé.

En outre, du fait de leur composition majoritaire tout en bas de l’échelle sociale, surtout dans l’intérieur du pays, il est plus que probable qu’une grande partie des électeurs de Milei se retrouveront assez vite parmi les principales victimes des mesures ultra-libérales qui auront déjà été mises en œuvre. Plongés dans une misère encore plus noire, il n’est pas sûr que les mirages et les rêves de fortune, de réussite et de bonheur réalisé sur le modèle de la vie bourgeoise magnifiée et publicisée de toute part résistent bien longtemps au choc violent avec le réel qui se profile.

Il est même possible (et plus que souhaitable) que s’opère un basculement, que petit à petit ces électeurs, souvent jeunes et même très jeunes, survivant dans la démerde et les aléas du tâcheronnage de l’économie informelle, révoltés mais abusés et illusionnés autant que désespérés cessent de considérer les travailleurs en lutte pour conserver leurs emplois et leurs salaires, les femmes qui descendent massivement dans la rue contre les violences machistes et les dégâts du patriarcat et les chômeurs coupant les routes pour conquérir les conditions d’une vie digne comme les « profiteurs » du système, comme les responsables de la crise, de la dette, de l’hyper-inflation et du déclin du pays, comme les ennemis à abattre ou à écraser…
Cependant, tout optimisme est à exclure. Devant les difficultés à appliquer son programme, il est raisonnable de penser que le gouvernement en appellera à la rue et à la « majorité silencieuse » pour le soutenir et imposer un plébiscite de fait. L’histoire de l’Argentine est jalonnée d’appels au peuple et à la rue… d’en haut.

Dans ce qui ressemble à un champ de ruines, il y a clairement des confusions à dissiper, des références à reconstruire, des parcours de lutte à imaginer, à expérimenter et tout un camp social à redessiner, à composer ou recomposer.
A moins de croire au père Noël, ou, ce qui revient au même, à la baguette magique d’une Cour suprême salvatrice renversant la table et annulant d’un coup l’essentiel du méga-décret, il n’y aura pas d’autre issue pour faire barrage avec quelques chances de succès au rouleau compresseur ultra-libéral lancé à toute vitesse. Un rouleau-bulldozer armé d’une « tronçonneuse » et d’un appareil répressif à sa botte qui s’annonce dévastateur tant pour les conditions d’existence des classes et couches ouvrières, populaires, subalternes, etc. que pour conserver et défendre les possibilités même de s’organiser pour la lutte, pour continuer à vivre et résister.

J.F. / 26 décembre 2023
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16 décembre 2023

Argentine. Un « choc » répressif pour imposer le « plan tronçonneuse » d’ajustement.

Quatre jours à peine après sa nomination, la ministre de la Sécurité, Patricia Bullrich, a présenté ce jeudi 14 décembre un "protocole pour le maintien de l’ordre public", qui vise à restreindre et réprimer drastiquement le droit et la possibilité de manifester. L’ensemble des forces de répression fédérales, ainsi que celles du Service pénitentiaire, interviendront face aux coupures, piquets et blocages de routes, et les auteurs (personnes et organisations) des appels à manifester seront identifiés et criminalisés, entre autres mesures.

Ces mesures répressives accompagnent le plan de « choc » d’austérité budgétaire et de politique économique et monétaire (dévaluation de + 50 % du peso provoquant une perte de sa valeur de 118 % par rapport au dollar) annoncé deux jours plus tôt, basé sur des coupes « à la tronçonneuse » dans les dépenses sociales, les subventions aux prix des transports et de l’énergie, les budgets des provinces, les suppressions massives de postes dans la fonction publique, la probable désindexation des retraites sur l’inflation… D’autres mesures, dans les tuyaux, n’ont semble-t-il pas été rendues publiques pour l’instant. Quant à la dollarisation de la monnaie annoncée bruyamment pendant la campagne électorale, elle est ajournée depuis que le nouveau gouvernement s’est aperçu que les coffres de la banque centrale ne contenaient presque plus rien de cette devise (à la fois états-unienne et internationale), en tout cas pas suffisamment pour tenter l’opération.

Une politique à la Thatcher mais de plus grande ampleur qui, sous couvert de lutte contre l’inflation endémique (+143%), aura pour conséquence inévitable une récession de l’économie (c’est voulu et assumé), et socialement, une forte hausse du coût de la vie et des revenus réels, davantage de chômage, de misère, de personnes en bas de l’échelle plongées dans la survie, dans des conditions sanitaires de plus en plus déplorables, devant se tourner vers l’économie informelle, la démerde et les logements insalubres qui ne cessent de s’étendre au cœur et autour des métropoles, dans le Grand Buenos Aires comme dans l’intérieur du pays…
Une première journée de mobilisation est annoncée pour le mercredi 20 décembre, date qui coïncide avec le 22ème anniversaire des journées les plus sanglantes de la répression qui s’est abattue sur le soulèvement de 2001 (19 et 20 décembre).

La ministre de la Sécurité a déjà prévenu que ces manifestations, particulièrement à Buenos Aires, devront se faire « sur les trottoirs » et que les forces de l’ordre seront mobilisées afin de s’assurer que les voies de circulation restent partout « libérées ». Comme une impression que l’été austral s’annonce chaud.

J.F. / 16 décembre 2023
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Communiqué de la Coordination Contre la Répression Policière et Institutionnelle (CORREPI) :

Le Protocole sur la répression et la criminalisation des manifestations
CORREPI / 15 décembre 2023

Il y a quelques jours, lorsque les premières mesures du nouveau gouvernement ont été annoncées, nous avons énuméré les signes clairs donnés à ce stade sur l’escalade répressive à venir, avec les nominations de Patricia Bullrich et Luis Petri aux portefeuilles de la Sécurité et de la Défense Nationale, et de Waldo Wolff et Diego Kravetz à la Sécurité de Buenos Aires et à la direction de la Police de la Ville.

Avec ces quatre noms, dont nous avons bien subi leurs administrations précédentes, il n’est pas nécessaire d’élaborer des hypothèses, si ce n’est que leur entrée dans le gouvernement de La Libertad Avanza   [4] promet encore plus de brutalité que dans le gouvernement de Cambiemos  [5].

Le protocole anti-piquets (anti-blocages) annoncé par le ministre Bullrich 24 heures seulement après que le ministre de l’économie ait réduit le revenu des familles argentines de plus de 120% est l’exemple le plus clair que la répression est bien la voie choisie pour garantir le méga plan d’ajustement en cours.

Comme en 2016, lorsqu’elle avait annoncé un protocole similaire, Bullrich impose avec cette résolution un état d’urgence comprenant la suspension des droits démocratiques et des garanties constitutionnelles. Pour atteindre son objectif d’interdire toute expression contre les mesures anti-populaires, elle décrète l’illégalité de toute manifestation, mobilisation ou acte de protestation ; elle adapte à volonté les exigences objective et subjective du délit de l’article 194 du Code pénal  [6] ; elle ordonne aux forces de répression fédérales d’agir directement sans ordre du tribunal ou du parquet et fixe la « libération de la voie publique » comme objectif immédiat avec autorisation du recours à la force.

En outre, elle ordonne l’identification des « auteurs, complices et instigateurs » par la saisie d’images réalisées au moyen de n’importe quel appareil, avec saisie prioritaire des données des dirigeants et des organisations qui leur sont liées, et leur arrestation ; elle ordonne également l’identification des véhicules qui transportent des personnes vers les manifestations et de leurs conducteurs, et la création d’un registre – une véritable "liste noire" – avec toutes ces informations sur les personnes et les organisations, que le ministère lui-même conservera et tiendra à jour. Mêmes persécutions pour les mères et/ou les pères de famille qui participent à des manifestations avec leurs enfants, et sur lesquels retomberont les sanctions.

Elle annonce également que des personnes et des organisations seront poursuivies en justice pour obtenir des dommages et intérêts. Comme ils avaient déjà voulu le faire dans la ville de Buenos Aires avec les poursuites, toujours en cours, contre les organisations politiques qui se s’étaient mobilisées en décembre 2017 contre l’infâme réforme des retraites et contre les parents d’élèves qui avaient occupé des écoles pour défendre l’éducation publique. En outre, pour les organisations sociales et politiques sont spécifiquement ajoutées des poursuites pour le « coût lié aux opérations de sécurité ». En d’autres termes, ils vous frappent et vous font payer le bâton. Dans le cas des migrants, elle promet l’expulsion via la Direction des Migrations, à l’instar de ce qui est arrivé à des Vénézuéliens et à des Turcs arbitrairement détenus le jour de la marche contre la loi de finances, alors qu’ils ne participaient même pas à la manifestation. Nous pourrions ressasser ce qui a été dit pendant les quatre années de macrisme, mais cette fois-ci avec plus de violence et une fois pour toutes.

Enfin, le protocole abroge la résolution 210/2011 du ministère de la sécurité, émise peu après le massacre répressif du Parque Indoamericano, dans une ligne similaire à celle de 2002, édictée après les 39 morts de la répression de la rébellion populaire de 2001, et qui définissait certaines limites aux actions des forces fédérales dans des situations de protestation ou de conflit social. Par exemple, l’interdiction de porter des armes à feu avec des projectiles en plomb, l’obligation de porter l’insigne avec le nom et le grade des policiers, ainsi que l’obligation d’intervenir graduellement et progressivement, par le dialogue, avec les manifestants.

Il n’est donc pas exagéré de définir la résolution 943/2023 comme l’imposition d’un état d’urgence avec suspension des droits et des garanties. Elle interdit l’exercice du droit légitime de manifester, accroît la criminalisation des personnes et la persécution des organisations populaires, permet l’usage immédiat et direct de la force et la détention des manifestants et efface d’un trait de plume toutes les normes imposées par la législation nationale et internationale en la matière.

Nous tenons les gouvernements nationaux, provinciaux et municipaux pour responsables des conséquences de cette politique de répression au détriment des personnes et des organisations, et nous exigeons son abrogation immédiate.

Sources :
CORREPI - Coordination Contre la Répression Policière et Institutionnelle
Le texte du Protocole

Notes

[1Le ministère du Capital humain (sic) regroupe les anciens ministères de l’Éducation, du Développement social, du Travail, de l’Emploi et de la sécurité sociale, de la Femme, du Genre et de la Diversité.

[2(Polo Obrero, la Corriente Clasista y Combativa, le Movimiento Evita, William Cook, MTR 12 de Abril, Cuba MTR, Libres del Sur, Darío Santillán (sic), La Dignidad, le Frente de Organizaciones en Lucha (FOL), Barrios de Pie, Torres (sic), MTE et le Movimiento Patria Justa.

[3Ces informations sont puisées en partie dans un article de Rolando Astarita, publié sur son blog. Pour un panorama plus complet avec davantage de détails sur ces questions, voir le Rapport sur la réforme régressive du travail du DNU 70/2023 publié par l’Association des Avocats et Avocates du Travail

[4LLA, La Libertad Avanza, mouvement crée pour soutenir la candidature du libertarien Milei.

[5(« Changeons », coalition de partis au pouvoir de 2015 à 2019, de droite, libérale et populiste, créée autour du milliardaire Mauricio Macri. Patricia Bullrich, déjà ministre de la Sécurité de Macri et figure de la droite radicale, a été renommée à ce poste par Milei lors de la formation de son gouvernement le 10 décembre 2023.

[6Loi qui réprime de 3 mois à 2 ans de prison la participation à tout blocage (piquet de grève, action de coupure de rue et voie de communication, manifestation entravant la circulation automobile…). Loi issue de la dictature de Onganía (1966-1970), elle a été jugée anti-constitutionnelle parce qu’elle restreint le droit de protester, et est donc peu ou pas applicable. De fait, la plupart des personnes poursuivies sur cette base ont été acquittées. La ministre Bullrich a affirmé vouloir prochainement réformer cette loi et la rendre adéquate à la nouvelle situation.

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