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Les massacres de Sétif et de Guelma en 1945, prélude à la guerre d’indépendance

jeudi 16 décembre 2010, par Courant Alternatif

Les massacres de Sétif et de Guelma, en mai 1945, passent pour être les plus importants commis par la France coloniale : entre 10 000 et 20 000 morts en deux mois seulement ! Ils signent la rupture définitive entre les Algériens de souche et les colons.
Comme au Cameroun ou à Madagascar (1), la défaite du nazisme et la victoire des alliés avaient suscité l’espoir que « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », affirmé par les vainqueurs dans la Charte des Nations unies, se traduirait très vite, dans les faits, par un statut proche de l’indépendance. Une espérance renforcée, là aussi, par l’engagement d’un nombre important de colonisés (environ 150 000 Algériens) dans l’armée aux côtés du général de Gaulle !


Pour les population autochtones d’Algérie, essentiellement agricoles et dont les colons se sont emparés des meilleures terres au fil de la colonisation, le quotidien, au sortir de la guerre, ce sont les famines, la misère, le chômage ou le travail forcé. Des conditions encore aggravées par les années de guerre, une suite de sécheresses et une invasion de parasites qui hypothèquent les récoltes.

Le 1er mai 1945, une manifestation fut organisée à Alger par le Parti du peuple algérien (PPA) jusque-là clandestin, pour la libération de Messali Hadj, son président. Ce dernier avait été l’un des fondateurs, en 1926, de l’Etoile nord-africaine (ENA) qui, déjà, posait la question de l’indépendance et qui fut dissoute en 1937 par… le Front populaire. Il fut ensuite élu à la présidence du PPA, dissous lui aussi en 1939.

Le 8 mai, une nouvelle manifestation est organisée à Sétif par le PPA et les AML (Amis du manifeste de la liberté, de Ferhat Abbas) (2), pour fêter l’armistice et la fin du régime de Vichy, déposer une gerbe au monument aux morts et revendiquer le droit à l’indépendance. Le PPA a accepté de donner la consigne de ne porter ni drapeaux ni armes, comme l’a exigé le préfet de la République. Mais les slogans « Vive l’Algérie libre et indépendante » et « A bas le fascisme et le colonialisme » fusent parmi les 10 000 manifestants. Prenant prétexte qu’un drapeau algérien a été, malgré tout, brandi dans la manifestation, la police intervient, abat son porteur ainsi que le maire socialiste de la ville qui tentait de s’interposer. Dès les premiers signes de rébellion, des coups de feu sont tirés sur la foule par des Européens, depuis les fenêtres des immeubles environnants. L’émeute éclate, gagne les villes voisines, le couvre-feu et l’état de siège sont décrétés, puis la loi martiale proclamée : « Les musulmans ne peuvent circuler sauf s’ils portent un brassard blanc délivré par les autorités et le justificatif d’un emploi dans un service public. »
A Guelma, à 150 kilomètres de Sétif, les « manifestations musulmanes » avaient été interdites en ce 8 mai. Malgré cela, 2 000 personnes se rassemblent, drapeaux au vent. C’est une milice européenne menée par le préfet Achiary (futur chef de l’OAS en 1961) qui se charge alors de tirer sur la foule.
L’écrivain Kateb Yacine, né dans la wilaya de Guelma, était lycéen à l’époque et a vécu les événements de Sétif ; il écrit :
« Je témoigne que la manifestation du 8 mai était pacifique. En organisant une manifestation qui se voulait pacifique, on a été pris par surprise. Les dirigeants n’avaient pas prévu de réactions. Cela s’est terminé par des dizaines de milliers de victimes. A Guelma, ma mère a perdu la mémoire (...) On voyait des cadavres partout, dans toutes les rues. La répression était aveugle ; c’était un grand massacre. »

Le 9, l’armée est requise pour mater les rebelles, qui laissent éclater leur colère vis-à-vis des Européens en les pourchassant quand ils le peuvent. La marine bombarde les côtes ; les mutins qui se réfugient dans les montagnes sont abattus par l’aviation.
« La chasse aux Arabes », comme disaient les pieds-noirs, dure six semaines. En effet, l’armée n’est pas l’unique force de pacification. Des milices de colons, armées par les militaires avec la plupart du temps l’aval des autorités administratives, interviennent de manière particulièrement sanglante (3) : émeutiers brûlés vifs, tortures, exécutions sommaires, pillages en règle sont le quotidien de ce déchaînement de haine. Des automitrailleuses surgissent dans les villages et tirent sur les habitants qui tentent de fuir vers les montagnes. Des milliers de cadavres amenés par des va-et-vient de camions sont tout simplement jetés dans des fours à chaux, en particulier dans la ville, elle aussi martyre, de Kherrata.
L’armée vide des villages entiers et regroupe tous les musulmans pour organiser des cérémonies de soumission où tous les hommes doivent se prosterner devant le drapeau français et répéter en chœur : « Nous sommes des chiens et Ferhat Abbas est un chien. » Après ces cérémonies, certains sont quand même embarqués puis assassinés.

Cette répression aveugle fut planifiée comme telle, avec l’objectif précis d’exterminer le plus rapidement possible plusieurs milliers d’Algériens dits « musulmans ». Les chiffres officiels de l’époque font état de 100 Européens et de 1 500 musulmans tués. Le chiffre officiel des gouvernements algériens sera de 45 000 morts. La France en reconnaît maintenant entre 5 000 et 10 000, les historiens s’accordent sur la fourchette entre 10 000 et 20 000. Quoi qu’il en soit, la multiplicité des témoignages ne laisse aucun doute sur la volonté d’extermination massive. Mais à l’époque, en métropole, la censure de l’armée fut pratiquée de la manière la plus sévère qui soit, si bien que la presse resta presque muette. Elle ne fera état des « événements » que quelques semaines plus tard, pour ne reproduire que les communiqués du gouvernement de la République française – celui, provisoire, présidé par le général de Gaulle et dans lequel on retrouve deux communistes : Tillon, ministre de l’Air, donc de l’Aviation, qui s’illustra lors de la répression en Algérie ; et Billoux, ministre de la Santé. Parmi les socialistes omniprésents au gouvernement, Pierre Mendès France, Robert Lacoste, François Tanguy-Prigent, Paul Ramadier, Christian Pineau…
Dans le contexte de cette France de l’après-guerre en ébullition, il n’est guère difficile de passer sous silence ces lointains événéments. Entre les procès de Brasillach, de Maurras ou de Pétain, les élections municipales qui voient les femmes voter pour la première fois, la victoire des gauches le 21 octobre pour la première Assemblée constituante, les préoccupations restent strictement hexagonales dans un mélange d’exaltation composé à la fois d’esprit de vengeance vis-à-vis des traîtres et d’émerveillement devant les conquêtes sociales (école primaire unique, nationalisations, comités d’entreprise, etc.). L’outre-mer est bien loin, et sans intérêt aux yeux du plus grand nombre, d’autant que les forces de gauche s’ingénient à concilier colonialisme et nationalisme tricolore. L’Union nationale est donc totale pour à la fois éradiquer la moindre tentative de révolte et faire le silence complet sur ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée, comme à Madagascar ou au Cameroun.
Et d’ailleurs, ce fameux MNA de Messali Hadj n’a-t-il pas lui-même plus ou moins collaboré, en essayant de voir ce qu’il adviendrait de l’Algérie en cas de victoire allemande ? N’est-il pas soupçonné d’antisémitisme ? Selon L’Humanité, le quotidien du PCF, les émeutiers ne sont ni plus ni moins que des sympathisants nazis (voir encart). Une milice du PCF (d’Algérie) sert même d’auxiliaire à l’armée contre les « rebelles musulmans ». Il est juste cependant de dire que certains communistes d’Algérie eurent une attitude plus honorable par la suite. Par exemple Fernand Yveton, le militant communiste indépendantiste qui sera guillotiné à Alger le 11 février 1957 avec l’accord de… François Mitterrand, garde des Sceaux du gouvernement Guy Mollet (SFIO).
Tandis que les massacres commis à Madagascar, au Cameroun ou encore ailleurs étaient nourris par la morgue colonialiste, le racisme et le mépris de l’indigène, ceux qui ensanglantèrent alors l’Algérie avaient probablement quelque chose en plus : la conscience de la fin d’une époque. Voir les milliers d’Algériens réclamer l’Istiqlal (l’indépendance), le drapeau avec le croissant rouge et l’étoile brandi (4), tandis que quelques Français de souche étaient tués par les insurgés a été justement compris comme les premiers symptômes d’un inévitable départ, provoquant un profond désespoir dans la communauté pied-noir. Ce désespoir engendra des actes qui précipitèrent ce dont les colons ne voulaient pas : le basculement de toute une population dans le camp de l’indépendance. Dix ans plus tard éclatait l’insurrection algérienne sur l’ensemble du territoire.

JPD

(1) Voir Courant alternatif, été 2010, « Cameroun 1955-1971, une guerre coloniale qui n’a jamais eu lieu » ; novembre 2010, « Madagascar la rebelle ».
(2) Ferhat Abbas avait publié en pleine guerre un manifeste demandant la nationalité française pour les Algériens… Il fut plus tard un des fondateurs du FLN, et en 1958 le premier président du gouvernement provisoire de la République algérienne en exil. A l’indépendance, il devient le premier président de la République algérienne. Opposant de Ben Bella ensuite, il est emprisonné jusqu’en 1965, date du putsch de Boumediene.
(3) On trouve de nombreux témoignages dans l’ouvrage de Boucif Mekhaled Chronique d’un massacre : 8 mai 1945, Sétif, Guelma, Kherrata , Au nom de la Mémoire/Syros, Paris, 1995.
(4) Drapeau par ailleurs « inventé » par l’épouse française de Messali Hadj, Emilie Busquant, ce qui résonne comme un crachat à la figure du colon.


Le PCF, un parti colonialiste

Dans les colonnes de L’Humanité, le parti stalinien déclarait que « les auteurs des troubles étaient d’inspiration et de méthode hitlériennes ». Il parlera aussi « de provocation fomentée par les grands trusts et par les fonctionnaires vichystes encore en place ». Le 21 mai 1945, le Parti communiste demande dans L’Humanité au gouvernement de « punir comme ils le méritent les chefs pseudo-nationalistes ». Le porte-parole du PCF, Etienne Fajon, déclare encore à la tribune de l’Assemblée nationale le 11 juillet : « Les tueries de Guelma et de Sétif sont la manifestation d’un complot fasciste qui a trouvé des agents dans les milieux nationalistes. » Alors que de Gaulle avait demandé que soient prises « toutes les mesures nécessaires pour réprimer les agissements d’une minorité d’agitateurs », le bureau politique du PCF publiait le 12 mai un communiqué déclarant  : « Il faut tout de suite châtier impitoyablement et rapidement les organisateurs de la révolte et les hommes de main qui ont dirigé l’émeute », au nom de la défense « de la République française, métropole et territoires d’outre-mer, une et indivisible ». Dans un tract signé par cinq membres du comité central et distribué sur le sol algérien, il appelle à une chasse aux sorcières, et lance de véritables appels au meurtre et aux pogroms en exigeant que soient « passés par les armes les instigateurs de la révolte et les hommes de main qui ont dirigé l’émeute. Il ne s’agit pas de vengeance ni de représailles. Il s’agit de mesures de justice. Il s’agit de mesures de sécurité pour le pays. » (Didier Idjadi, Le PCF en Algérie, 2009.)


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