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LE DÉVELOPPEMENT A-T-IL UN AVENIR ?

dimanche 6 mars 2005, par Courant Alternatif

Avec ce livre(1) , le conseil scientifique d’ATTAC mélange culture altermondialiste et discours économique de gauche , comme pour ramener la clientèle des forums sociaux au bercail électoral. Nos experts prennent aussi leurs distances avec les “anti-post-développementistes”, qui veulent rompre avec la croissance, le Progrès et autres dogmes occidentaux…


UN BILAN NÉCESSAIRE

Les premiers chapitres du livre dressent un bilan utile de la situation de la planète ; sur six milliards d’êtres humains, 20 % brûlent 80 % des ressources et marchandises disponibles. Face à la dégradation rapide, et sans appel, de la situation humaine et écologique, les pouvoirs actuels maintiennent le cap .
Le livre questionne donc les indicateurs officiels, censés décrire l’évolution économique. Les PIB, PIN, Mesure du bien-être économique, Indice de santé sociale, RBE, et autres RESE sont autant de modes de calcul de la richesse moyenne des habitantes d’un pays. Ces calculs intègrent, ou non, certaines données. Ils permettent d’affirmer scientifiquement tout et son contraire. En effet, même la destruction d’infrastructures utiles aux populations peut se traduire financièrement en activité économique et autres indicateurs de développement. Il faut donc revenir aux sources de la théorie économique : les valeurs d’usage et d’échange.

ARISTOTE À LA RESCOUSSE !

La théorie marxiste, trop compromise par le totalitarisme, reçoit l’absolution d’un précurseur inattendu : Aristote ! Le premier à avoir différencié ces deux caractéristiques d’un même objet, l’usage et l’échange ?! Avec un tel ancêtre nos experts peuvent alors remettre leurs pas dans des traces connues, sans craindre un quelconque flirt avec des perspectives dictatoriales...
Ensuite, le livre aborde la politique macro-économique, appliquée à l’échelle mondiale par les FMI, BM, OCDE, et autres OMC, instruments de libéralisation de l’économie, depuis une trentaine d’années. La bonne gouvernance, cette « nouveauté » du capitalisme, légitime des initiatives de résistance comme ATTAC, pour injecter de l’éthique dans cette sphère si délétère… Car nos experts ne sont pas dupes des manœuvres capitalistes.
Pour eux, l’intégration des ONGs (2) à la gouvernance ne vise pas à combattre la corruption, mais bien plutôt à optimiser la circulation des informations sur les marchés - pour aider les “agents” à agir et prévoir rationnellement – ou bien intégrer les pratiques sociales nouvelles et l’auto organisation populaire - pour les récupérer, les contrôler, les canaliser.
Le danger ne viendrait pas des ONGs en elles-mêmes, mais du mauvais usage qui en est fait éventuellement. Un esprit malin remarquerait que la fonction proclamée d’ATTAC ressemble à s’y méprendre à ce détournement du rôle des ONGs opéré par le capital : introduire de l’huile dans les rouages (en taxant la spéculation) pour réduire les excès de la financiarisation de l’économie. Mais nous ne saurons pas si le Conseil Scientifique d’ATTAC a poussé jusque-là son introspection.

UN PROJET SOCIAL DÉMOCRATE REVU À MINIMA

Tout en insistant sur la question centrale de valeur d’usage et/ou valeur d’échange, le livre avance une vision économique classique de cogestion capitaliste, dosée d’écologie vues les limites de la planète, de critiques de l’activité industrielle et du Progrés, sans toutefois avancer une seule fois le mot de rupture ou l’idée de révolution, fut-elle de velours, orange, ou de roses… Des propositions sont mises en avant : fisc mondial pour taxer les multinationales (3), gratuité de certains biens publics, avec des propositions déjà connues comme l’annulation de la dette des pays pauvres, le développement et la défense des services publics, de la protection sociale, le refus de privatisation de biens collectifs comme l’eau, l’air, les plantes ou les connaissances. Même si l’Etat n’est pas évoqué une seule fois comme acteur central de toutes les mesures prônées tout au long du livre, nos experts y font référence explicitement mais se gardent bien d’en préciser le rôle. A défaut d’autres intervenants, c’est pourtant bien à lui que nos experts confieraient les réformes urgentes à apporter.
En passant, il s’agit de taper fort sur les « anti-post-développementistes » (4) (sic !).
Un curieux schéma (p. 154) explique les différentes approches du développement sous forme d’un cercle composées de sept bulles contenant les propositions résumées de chaque courant. Illustrant l’adage fameux des extrêmes qui se rejoignent , sont placés sur la droite, en voisins directs sinon en cousins, l’ultralibéralisme (le marché contre le développement, proprement horrifique) et le refus du développement(5) . En haut en position dominante, le libéralisme, seule voie du développement. Sur la gauche, humanistes, développementistes, tiers-mondistes. En bas à l’opposé du libéralisme, le développement déconnecté de la croissance non illimitée dans le temps (sic). Ce courant, où se retrouvent nos experts, propose un développement qualitatif et quantitatif pour toutes les populations dont les besoins essentiels ne sont pas satisfaits. Pour les autres, une décélération de la croissance, puis un recul des productions prédatrices et une répartition juste des richesses et des gains de productivité. Le social et l’écologie servent de garde-fous pour cette “occidental way of life”.

POINT DE SALUT, HORS DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE

Plus loin, le chapitre Ouvrir le débat concède aux « anti-post-développementistes » un point positif. Pour ces derniers, le développement économique, considéré comme la forme prise par la domination économique, politique et surtout culturelle de l’Occident sur le reste du monde, a permis d’imposer l’unique vision possible de l’avenir. Ainsi le développement, simple augmentation perpétuelle des richesses matérielles, peut s’imposer avec l’acquiescement des opprimé-e-s. Il conviendrait donc de stopper toute croissance et autres développements.
Bien sûr, les profs d’économie et universitaires d’ATTAC refusent cette hérésie pour deux raisons principalement.
Premièrement cette position « anti-post-développement » est malvenue face à l’universalité des droits humains (ceux appliqués par les occidentaux…) ; elle risquerait d’entraîner la fétichisation de pratiques traditionnelles, comme… l’excision par exemple -p.175-. En résumé, pour faire disparaître des pratiques mutilantes d’intégration communautaire, il faut une politique ambitieuse et égalitaire de santé publique, d’éducation, de développement, pour donner la possibilité aux individus de s’émanciper de la tradition, de choisir sa vie, donc sans ressentir les condamnations morales/pénales par les autorités – de culture extérieure- comme européocentristes, incompréhensibles, donc inefficaces.
Pour nos experts, il n’y a quand même rien de mieux que les moeurs occidentales, quitte à les imposer - p.176- par la loi ( on pense à l’interdiction du foulard dans les écoles …). En plein 60ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, symbole du raffinement et du niveau civilisationnel européen s’il en fût, nos experts d’ATTAC s’instaurent cyniquement bienfaiteurs et bienfaitrices des populations mondiales via la diffusion de notre culture. A croire qu’ils vivent encore au début du XXème siècle !
Condamner les pratiques communautaires des pays les plus pauvres, en choisissant d’en citer une des plus cruelles, est pour le moins malhonnête ; nos économistes d’ATTAC auraient-ils pris l’habitude, à force de gérer indices et statistiques frelatées, de raisonner par approximation ou de ne garder que ce qui va dans leur sens ? Ou bien ne serait-ce pas plutôt des réflexes de blancs, persuadés d’être l’élite mondiale de la pensée, qui savent que leur auditoire, essentiellement issu des classes moyennes françaises, prendra pour argent comptant l’excision comme une bonne illustration des pratiques communautaires des pays les moins industrialisés. La France, patrie des droits de l’Homme, phare civilisateur, les Algériens, Vietnamiens et autres Tutsis savent ce qu’il en est.

L’ÉCONOMIE, UNE CHASSE GARDÉE

Le second reproche fait aux « anti-post-développementistes » serait de magnifier le système de la débrouille dans l’économie informelle sans voir que celle-ci ne vit qu’aux marges de l’économie officielle…/… Le politique et le social ne sont pas pensés comme des enjeux entre les classes sociales-P.178-. Bref, la sortie du développement est définie comme une sortie de l’économie, celle-ci ne pouvant être différente de ce qu’elle est…/…(pour les anti-post-développementistes) La chose économique n’existe que dans l’imaginaire occidental qui l’a créé récemment. Pour les experts d’ATTAC, au contraire, l’économie critiquée ici n’est qu’une économie : l’économie capitaliste, rattachée aux rapports de domination qui caractérisent la société actuelle. Pourquoi pas !?
Mais il est curieux de dénoncer l’économie informelle comme inconsistante ; c’est pourtant bien là que se réalisent certains des plus juteux bénéfices… Bouygues réalise ses grands chantiers avec une cascade de sous-traitants, qui au bout du compte utilisent des clandestins… L’économie italienne dans les années 80s réalisait près de la moitié de son activité par le travail non déclaré ; les petits entrepreneurs lombards, vantés comme l’Exemple du dynamisme industriel innovant et de la rentabilité, emploient une main-d’œuvre très souple… Le secteur du prêt à porter parisien n’est pas en reste. Et l’économie de la drogue ou des armes joue à la même échelle que l’économie officielle de l’automobile ou des services…
De même, reprocher aux « anti-post » de ne pas penser la politique et le social comme des enjeux entre les classes sociales, sonne comme la déception de voir aborder la question sociale sans passer par le jeu traditionnel patronat-syndicats-Etat. Pourtant les partis de gauche et les confédérations syndicales ne résistent guère au démantèlement successif des « acquis » sociaux : la Sécu suivra les retraites. Parce que les forces qui avaient conquis ces acquis ont été digérées par l’institutionnalisation de ces mêmes partis et syndicats… Aussi, de la part de professeurs d’universités et d’économistes distingués - membres du conseil scientifique d’ATTAC - il est logique de dénoncer l’activité autonome à la base : il en va des intérêts de la classe de l’encadrement, entre capital et travail ! De leur classe !
Enfin considérer l’économie comme partie intégrante de l’imaginaire occidental n’est pas faux si l’on ne considère plus les individus non pas comme des producteurs, ou des consommateurs, ou des usagers, mais comme des acteurs à part entière qui franchissent le pas du refus du conformisme social. Après tout, l’ESB et la vache folle ont démontré comment un secteur de production comme l’élevage, nécessitant des investissements sur le long terme, a pu être secoué en quelques mois par des consommateurs refusant de cautionner la chaîne sanitaire de spécialistes et de professionnels chargés de les rassurer. Imaginaires aussi, les besoins collectifs qui justifient les investissements lourds comme voies de communication, programme électro-nucléaire et autres grandes infrastructures. Même si les effets et les bénéfices financiers sont bien concrets… Tout ce système, auquel nous collaborons, tous et toutes peu ou prou, ne se légitime que sur la base de statistiques bidonnées et de préjugés idéologiques martelés sans cesse. Oser le rappeler s’apparente à une hérésie, alors que l’économisme règne sans partage ! D’ailleurs même nos experts d’ATTAC le reconnaissent d’une certaine façon(6), plus loin –p.210- en abordant l’aspect « des besoins ». Pour les capitalistes, il était essentiel de transformer les désirs en besoins , puis en marché.

LE DÉVELOPPEMENT, NI BON, NI MAUVAIS

Pour le conseil scientifique d’ATTAC, le développement est ce qu’on en fait. Face au développement actuel totalement disqualifié, il faut un redéveloppement redéfini sur trois points (p.205).
« Premièrement, priorité donnée aux besoins essentiels et au respect des droits universels indivisibles » : on se demande bien qui fixera quoi, pour qui, en repassant notamment dans le domaine public tous les secteurs achetés par les trusts et autres fonds de pension....
« Deuxièmement, décélération progressive et raisonnée de la croissance matérielle, sous conditions sociales précises, pour ensuite une décroissance de toutes les formes de production dévastatrices et prédatrices ». Là aussi, la loi d’airain de l’économie et du marché devrait plier devant une volonté digne d’un plan quinquennal soviétique, doublé d’une tchéka aux ordres !
« Troisièmement une nouvelle conception de la richesse réhabilitant la valeur d’usage en lieu et place de la marchandisation capitaliste ». Il s’agit bien d’instaurer un nouvel imaginaire, à l’opposé du consumérisme actuel, il n’y a pas de doute.

EN GUISE DE CONCLUSION

Nos experts reconnaissent que leurs propositions ressemblent… à une redéfinition des utopies socialiste et communiste…/… avant que le XXème siècle ne les anéantissent. L’Histoire étant passée par là, nous n’avons plus les mots pour le dire (p.239)… Quel sens de la formule ! Et surtout l’amnésie guette nos experts, car loin d’eux toute idée de révolution. Au contraire, il faut étendre les pratiques de démocratie participative et paritaire dans la gestion des collectivités locales, renforcer les droits et les organes de contrôle dans les entreprises et l’ensemble de la vie sociale…l’autogestion, la capacité des travailleurs et des citoyens à prendre leur avenir en mains (sic). En clair collaborons avec toutes les instances de pouvoir et d’aliènation existantes. Aujourd’hui, même la CFDT n’affirme cette ligne de collaboration que discrètement…
Les propositions du conseil scientifique d’ATTAC seraient le produit d’une réflexion, pour ouvrir le débat sur le développement. En fait elles sont dans la pure logique du projet de taxe Tobin, à l’origine de la création d’ATTAC(7) : taxer les capitaux spéculatifs pour tenter de canaliser les excès du système. Ce livre résume en fait une stratégie social-démocrate de développement, revue à la baisse : « Refonder la démocratie contre…/… les lobbies financiers, ou pire, parfois la force militaire. » Il n’est même pas question dans un avenir lointain d’abolition de l’Etat et de la propriété privée des moyens de production… Les composantes altermondialistes les plus radicales, opposées au développement, sont condamnées comme irréalistes, inaptes à changer quoique ce soit et maintiendraient par une logique induite la tradition la plus aliénée…
En résumé, ce programme politique écrit par des universitaires et des économistes s’adresse aux classes de l’encadrement, inquiètes de voir leurs privilèges remis en cause à la fois par l’intensification de l’exploitation et par le désarroi des forces sociales traditionnelles de gauche qui maintenaient un certain statu-quo. L’écologie est simplement évoquée comme une contrainte due à la finitude de la planète, mais n’impliquant aucune mesure immédiate de changement radical de fonctionnement social.

Gérald - Nantes le 25/01/05

1) Le développement a-t-il un avenir ?- Mille et une nuits – aout 2004 – 250 p.
2) ONG : organisations non gouvernementales, dites de la société civile , mais de fait miroirs des classes moyennes. Certaines ont des budgets comparables en importance à ceux d’Etats africains… Et elles pèsent dans le jeu géopolitique mondial depuis longtemps.
3) Avec des super-inspecteurs des impôts, dotés de super-pouvoirs ?!
4) Le terme anglais anti-globalisation s’était transformé en anti-mondialisation français, finalement remplacé par altermondialisation ; définir les opposants au développement et à la croissance par un terme aussi ridicule qu’« anti-post-machin » vise clairement à plomber ce courant par sa seule désignation… Et communiquer, ATTAC sait le faire !
5) Deux références sont livrées en pâture : Serge Latouche (Faut-il refuser le développement ?) et François Partant (La ligne d’horizon : essai sur l’après-développement). Le plus malhonnête de la part de nos experts économiques est de passer sous silence la place de l’Etat , que ces deux propositions préconisent ; pour l’ultralibéralisme, l’Etat est essentiel en assumant les fonctions régaliennes non rentables : police, défense du marché,… Au contraire les propositions contre le développement et la croissance sont pour un démantèlement de l’Etat dont les fonctions sont attribuées aux communautés. On se demande par quelle approximation, ce conseil scientifique peut rapprocher deux perspectives aussi éloignées.
6) Pour E. Barneys, neveu de Freud, la publicité dés 1920 devait transmettre « un message qui transforme les produits, même les plus triviaux, en vecteurs d’un sens symbolique ».- p.210-
7) L’OCL a publié un quatre pages analysant la stratégie et les positions d’ATTAC lors de sa création. Ce quatre pages est disponible sur simple demande par lettre à l’adresse suivante : Clé des champs – BP 20912 – 44009 –Nantes cedex 01.

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