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Mayotte / Archipel des Comores

Le sang, le sol, etc.

jeudi 15 février 2024, par admin x


En visite le 11 février 2024 à Mayotte, Darmanin débarque – sous les huées des Forces vives – aux côtés de la nouvelle ministre déléguée à l’Outre-mer, Marie Guévenoux [1], précédé par le commando d’une quinzaine de cow-boys du GIGN… La rodomontade politico-médiatique claironne une opération Wuambushu 2 placée sous le double signe du « rideau de fer » et du « coup de poing »…

« Coup de poing » en perspective d’« interpellations systématiques » et « massives » – autant dire de rafles – contre la « délinquance étrangère », dans une situation jugée « insurrectionnelle » : où la corrélation chère à l’extrême-droite entre immigration et insécurité recoupe une rhétorique typiquement coloniale de la contre-insurrection, effet d’une militarisation toujours plus compulsive de la question migratoire.
« Rideau de fer » dans l’eau, comme dans le droit bourgeois dont le pantin tragique de la Place Beauvau s’érige en maître-sorcier.

Le premier sort vise le droit du sol. Dès le 1er février, Darmanin présage d’une parade constitutionnelle en forme d’assaut final contre le droit du sol… à Mayotte – après avoir été désavoué sur la question par le Conseil constitutionnel dans le cadre de sa loi Asile & Immigration... Roublard à souhait : « Il faudra changer, dans la Constitution, les règles du droit du sol et l’accès à la nationalité si on veut radicalement changer les choses à Mayotte » (lemonde.fr, 1er février). Non sans avoir au préalable renouvelé quelques coups de menton tactiques à l’attention de « complicités dans la bonne société mahoraise » en matière d’immigration jugée clandestine (X, 10 février), Darmanin annonce dès son arrivée dans l’île une révision de la Constitution – à adopter, par référendum ou vote parlementaire – en vue de la fin du droit du sol, « circonscrite à l’archipel de Mayotte »… Outre la colonialité intrinsèque d’une telle différenciation ultramarine du droit (déjà permise par l’article 73 de la Constitution), la nature a priori restrictive de cette abrogation n’en constituerait pas moins un cheval de Troie propice à son application ultérieure sur l’ensemble du territoire national, comme la droite et l’extrême-droite y invitent à nouveau en chœur, à l’instar de Jordan Bardella : « C’est un bon début puisque ça fait maintenant vingt ans que nous réclamons la suppression du droit du sol pour l’intégralité du pays. On progresse… » (mayottehebdo.com, 12 février).

Le second sort concerne le titre de séjour territorialisé, dont les Forces vives, élu.e.s, politiciens et syndicalistes [2] mahorais demandent l’abrogation. Depuis peu, Darmanin parlait de Mayotte comme d’une « frontière intérieure » destinée à « couper les flux [migratoires]… pratique pour le reste de la République, mais cela pose des questions très importantes à Mayotte qui se considère comme un cul-de-sac » (lemonde.fr, 1er février). À peine posé le pied sur le tarmac, le sinistre proclame la fin du visa territorialisé.

Ce double sort révèle à quel point le droit bourgeois fonctionne ici comme l’instrument d’une exclusion… des droits humains. Darmanin : « Puisque nous aurons beaucoup moins de titres de séjours et que nous n’aurons plus la possibilité d’être français lorsque l’on vient à Mayotte, les visas territorialisés n’ont plus lieu d’être ». Par la magie d’une intention putative, la fin du titre de séjour territorialisé, recoupée à l’abrogation pure et simple du droit du sol [3], aurait plus pour effet de « couper littéralement l’attractivité » de Mayotte en amont du processus migratoire que de permettre en aval une libre circulation des personnes concernées vers La Réunion ou la France métropolitaine. D’autant que cette transe juridique s’accompagne d’une double purge calculée, qu’il s’agisse des regroupements familiaux (à « diviser par cinq… à Mayotte » [4]) ou de l’attribution des titres de séjours (à réduire de 80% à 90% [5]).

En attendant le projet d’une loi Mayotte, entreprise de forçage législatif qui s’apprête à reconduire par la voie mahoraise les mesures frappées d’inconstitutionnalité de la loi Asile & Immigration, les Forces Vives – plus ou moins conquises par ce que la presse locale qualifie d’ores et déjà d’ « Accords de Mamoudzou » – envisagent la levée prochaine des barrages, dès réception d’un engagement écrit de la part gouvernement…

*

Face à l’effet d’escalade d’une telle surenchère aussi raciste que réactionnaire, une critique strictement constitutionnaliste et républicaine (c’est-à-dire bourgeoise) du caractère inique et discriminatoire de l’abrogation séparée du droit du sol s’avère partielle et même tronquée. En effet, les principes certes louables d’égalité commune et d’indivisibilité territoriale dont elle se réclame en matière de droit public, peuvent être aisément retournés contre eux-mêmes, par le biais pour ainsi dire maximaliste d’une résolution par le pire : si l’abrogation différenciée du droit du sol contrevient aux principes d’égalité indivisible devant la loi, alors… « il faut le supprimer dans toute la France » (Zemmour, lefigaro.fr / 12 février), dans la mesure où « la fin des visas territorialisés à Mayotte… ouvr[irait] les portes de la métropole aux détenteurs d’un titre de séjour sur l’archipel » (Ciotti, ibid.)… Et France Mayotte Matin de surenchérir à propos des migrants africains du campement de Cavani-stade en cours de démantèlement : « Les réfugiés arrivés illégalement à Mayotte ne seront donc pas les bienvenus en métropole… » (12 février 2024).

Comment dès lors formuler et engager une critique émancipatrice de cette abrogation séparée, dans le devenir même de sa généralisation à l’ensemble du territoire national ? Comment ne pas (uniquement) s’adosser aux seules catégories d’une simple bataille juridique, certes non négligeable en ce qu’elle peut constituer une variation stratégique parmi d’autres, mais limitée en raison même du piège circulaire et sans issue de sa tautologie normative, toujours énoncée du point de vue de l’État, de l’intérieur de l’ordre ? Tant il est évident qu’il ne s’agit pas de sauver la République rétentionnaire par elle-même. Français ou pas, l’État fonctionne essentiellement – fût-il de droit – comme l’instrument de régulation géopolitiquement situé d’une traite migratoire globale, variable transnationale d’une gestion capitaliste de la force de travail, surnuméraires compris.

De fait, la lutte immédiate en défense d’un droit du sol est bien entendu décisive pour les personnes directement concernées par la pérennisation administrative de leur statut, la stabilisation personnelle et/ou familiale de leur séjour ou la régularisation légale de leur survie sur le territoire. Pour autant, le sol n’en demeure pas moins la catégorie d’un droit dont les critères, les conditions et les chantages (durée de résidence, parentalité, travail…) rappellent à quel point sa formulation juridique n’est autre que l’expression des intérêts de classe (non dénués de contradictions internes) de la bourgeoisie capitaliste. Outre les remugles idéologiques du sang qui peuvent l’infléchir, la restreindre ou la remettre en cause, la légalité fluctuante du sol accompagne l’exploitation modulable des flux migratoires qui pourvoient en main-d’œuvre – ou traversent simplement – ce segment territorial de l’économie-monde auquel la forme État-nation appose le logo fétichisé France. En ce sens, le droit du sol a pour fondement de fait un rapport social intrinsèquement inégalitaire, structuré par l’échange de marchandises, au premier rang desquelles la marchandise humaine. De ce point de vue, le sol désigne une aire de reproduction de la valeur dont le droit définit en quelque sorte le bouclage formel, reconduisant immanquablement les hiérarchies manichéennes du dedans et du dehors, les archaïsmes originaires de l’autochtone et de l’étranger.

À cet égard, le droit du sang n’en finit plus de tourmenter le droit du sol, qui lui fait régulièrement retour par la porte de service de ses arrière-cuisines identitaires, jamais vraiment condamnées. Le blubo national-socialiste, le blut und boden / le sang et le sol que Richard Walther Darré érigeait sous le IIIème Reich en paradigme programmatique de son ministère de… l’Agriculture, attestait déjà du fait que le sol et le sang constituent les deux faces contrastées de la même fausse monnaie idéologique, et juridique.

Ni sang ni sol formulerait ainsi la perspective d’une politique résolument émancipatrice de la migration qui impliquerait de se défaire avant tout d’un tel signifiant, souvent cynique, sinon décevant au regard des désastres économique, politique et climatique en raison desquels des millions de personnes s’exposent aux conditions aléatoires de l’exil, quand ce n’est pas à la terreur organisée du trafic humain dont elles sont l’objet, du passeur au patron.

D’ici comme d’ailleurs, dans l’égalité : non par l’appartenance ou la nationalité mais par la justice ; non par la naissance ou la résidence mais par l’existence.

Gamal Oya,
13 février 2024.

A lire sur le site de l’OCL :
• Mayotte d’une abjection (8 février 2024)
• Un bilan de l’opération WAMBUSHU (8 février 2024)

A lire dans Courant Alternatif
Mayotte, vers une dérive génocidaire ? (octobre 2023)
• MAYOTTE / ARCHIPEL DES COMORES : Généalogie d’une politique du pire (juin 2023)

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Notes

[1Dans un tel contexte, que peut incarner, non seulement pour Mayotte mais pour l’ensemble de l’archipel, la nomination à ce poste d’une proche d’Alain Madelin, postfasciste néolibéral qui pratiqua un lobbying actif en faveur de la sécession d’Anjouan, l’une des trois îles de l’Union des Comores, de 1997 à 2001 ? Le continuum stratégique d’une politique française à double détente, propre à maintenir Mayotte autant que l’Union des Comores sous le régime différencié mais savamment articulé d’une même subordination postcoloniale. Ex-membre de Démocratie libérale, le parti d’Alain Madelin dont elle fut également la collaboratrice parlementaire, Marie Guévenoux présida un temps le mouvement Les Jeunes avec Madelin, avant de rallier LREM dans l’entourage d’Édouard Philippe

[2Encartée à F.O. et membre des Forces vives, Zafira Ahmed déclare : « La fin du visa territorialisé, c’est quand ? » (lefigaro.fr, 11 février)

[3Déjà durci en 2018, le droit du sol impliquait pour les enfants nés à Mayotte que l’un de leurs parents ait, au jour de la naissance, été présent de manière régulière sur le territoire national depuis plus de trois mois, condition alors inexistante pour la France hexagonale. Désormais, selon Darmanin, « il ne sera plus possible de devenir français si on n’est pas soi-même enfant de parents français » (francetvinfo.fr, 11 février)

[4L’agent de cette purge démographique s’annonce particulièrement actif : attester d’une présence régulière de trois ans sur l’île ainsi que d’un titre de séjour valide depuis cinq ans pour pouvoir déposer une demande, alors que la loi Asile & Immigration n’impose que dix-huit mois de présence et un titre de séjour d’un an pour ce qui concerne l’Hexagone

[5Selon Darmanin, la préfecture délivrerait 800 à 1000 cartes de séjour par mois

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