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CA 336 janvier 2024

Quand l’extrême-droite rêve de faire école

Entretien avec Grégory Chambat

dimanche 14 janvier 2024, par Courant Alternatif

Professeur au sein d’un dispositif UPE2A (unité d’accueil pour élèves nouvellement arrivés en France), militant syndicaliste, pédagogique, et antifasciste, auteur de plusieurs livres sur la question scolaire (1), Grégory Chambat répond à quelques questions à propos de son dernier livre : Quand l’extrême-droite rêve de faire école (Éditions du Croquant, 2023).


Dans la partie historique de ton bouquin, tu montres comment l’école de la République s’est construite en adversaire de l’émancipation. On dirait presque que les idées incarnées par l’extrême-droite aujourd’hui viennent des républicains ?

La nostalgie pour l’école de Jules Ferry s’inscrit dans un imaginaire réactionnaire mais qui n’est pas toujours perçu comme tel. En effet, si l’école de la République s’oppose à l’hégémonie de l’Église en matière d’éducation, elle se présente tout autant comme un rempart face à la menace ouvrière. Dix ans après la Commune de Paris, le projet de Ferry est de « clore l’ère des révolutions », en instaurant une école pour le peuple – et non du peuple – sans remettre en cause ni les hiérarchies ni les inégalités sociales.
Deux conceptions de l’école républicaine vont alors s’opposer : l’une qui considère le système comme abouti, l’autre qui entend poursuivre sa transformation dans une perspective égalitaire et émancipatrice, comme par exemple Ferdinand Buisson. Tout au long de son histoire, la droite de la droite s’est mobilisée non pas tant contre l’institution elle-même que contre celles et ceux qui entendaient la transformer de l’intérieur (les syndicalistes, les pédagogues, les sociologues, les historien·nes critiques, etc.).
Le discours réactionnaire a ainsi – et aussi – profondément modelé l’institution. « L’égalité des chances » est une notion d’abord mise en avant par Pétain : « Le régime nouveau, déclare-t-il, sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes, mais sur l’idée nécessaire de l’égalité des chances données à tous les Français de prouver leur aptitude à servir […] On ne peut faire disparaître la lutte des classes, fatale à la nation, qu’en faisant disparaître les causes qui ont formé ces classes et les ont dressées les unes contre les autres. »

À l’international, en Turquie, Hongrie, Brésil…, quand l’extrême-droite, arrive au pouvoir, que se passe-t-il dans les écoles ?

La question scolaire est au cœur de son programme mais aussi de sa stratégie de conquête du pouvoir. Une fois aux commandes, elle s’efforce de mettre au pas la jeunesse et les personnels. C’est la « loi du bâillon » au Brésil ou la Charte « éthique » en Hongrie. Il y a une volonté d’éradiquer toute contestation (quasi-interdiction du droit de grève en Hongrie, vague de licenciements politiques en Turquie ou au Brésil), et d’encadrer les programmes et les pratiques pédagogiques. Les manuels sont réécrits dans une perspective nationaliste et imposés par l’État ; les livres jugés « subversifs » sont interdits. Bolsonaro a également fondé 203 écoles « militarisée » où des vigiles en uniforme font régner « l’ordre ». Les savoirs critiques, l’enseignement des questions de genre, de l’antiracisme et, plus généralement, l’analyse des discriminations sont proscrits. Le puissant mouvement brésilien de « l’école sans parti », un lobby réactionnaire qui a assuré la victoire de Bolsonaro, a été rebaptisé par ses adversaires « l’école du parti unique ».
Mais, il y a aussi une autre dimension, qu’on retrouve en France dans les mairies RN, c’est la lutte contre les pauvres. Au nom du combat contre « l’assistanat » et afin de « responsabiliser » les familles, ces mairies ont pris une série de mesures antisociales : fin de la gratuité des transports scolaires, de la cantine ou du périscolaire pour les familles les plus démunies, baisse des budgets des écoles, réduction des effectifs et gel du salaire des personnels (les Atsem), ainsi qu’un bras de fer avec les organisations syndicales.

Tu n’évoques pas dans ton livre l’éducation sous les régimes fascistes historiques (Allemagne, Italie, Espagne), mis à part la France de Vichy. Pourtant là, l’extrême-droite a vraiment fait école…

Assurément. Mais, d’une part, mon objectif était de proposer un ouvrage court et synthétique (130 pages) dans une perspective militante. Il a donc fallu opérer des choix. D’autre part, je ne souhaitais pas donner trop de place à l’approche historique qui réduirait l’argumentaire contre l’extrême droite à la seule référence au passé. Si j’insiste sur le régime de Vichy, c’est parce qu’il est aujourd’hui explicitement revendiqué par une partie de l’extrême droite.
Concernant l’Allemagne nazie, j’avais évoqué dans un précédent ouvrage combien le modèle pédagogique (qualifié de « pédagogie noire ») qui se développe à la fin du xixe siècle en Allemagne a participé à l’ancrage d’une logique autoritaire et d’obéissance chez les futurs cadres du NSDAP. Il y aurait aussi une généalogie à faire de ce côté-là, je pense aux travaux de Grégoire Chapoutot dans Libres d’obéir. Sitôt installé au pouvoir, le régime s’empresse de mettre fin aux dernières expériences pédagogiques issues des mouvements révolutionnaires des années vingt, comme les Maîtres camarades de Hambourg, et il enrégimente les enfants au sein des jeunesses hitlériennes.

Le maréchal Pétain dans une école

En Italie, il y a cette même mise au pas mais avec une spécificité qui est la tentative de faire de la pédagogie Montessori la pédagogie officielle du fascisme. Par opportunisme, probablement plus que par conviction, Maria Montessori va sceller une alliance avec le nouveau régime. Elle prend sa carte au parti fasciste tandis que Mussolini est nommé président d’honneur du mouvement montessorien jusqu’à la rupture – tardive – de 1936. Sur ce sujet, je renvoie à De Montessori aux neurosciences, dont une nouvelle version est prévue au printemps 2024.

Aujourd’hui en France, les termes du débat sur l’école sont en bonne partie ceux de l’extrême-droite. Comment en est-on arrivé là ?

En 2017, après sa défaite au second tour des présidentielles, Marine Le Pen trouve un réconfort dans la politique de Blanquer qu’elle salue « comme une victoire idéologique et même politique des idées du FN ». De fait, l’extrême droite est parvenue à imposer son agenda.
Depuis une quarantaine d’années, c’est son vocabulaire (l’égalitarisme, le pédagogisme, le laxisme), et ses solutions (uniforme à l’école, fin du collège unique, retour aux méthodes traditionnelles et autoritaires, etc.) qui se sont imposées. Cette extrême droitisation du débat est un cas d’école très intéressant. Non seulement, il illustre la manière dont la bataille culturelle consiste à enfermer le débat dans un cadre défini et à obliger l’adversaire à se positionner uniquement au sein de ce cadre pour, finalement, rallier ses positions comme étant les seules « raisonnables ». Mais c’est aussi la conséquence de l’abandon par une large partie de la « gauche » des ambitions de transformation sociale : au projet socialiste s’est substitué un horizon « républicain »…


Tu cites des exemples du programme de Le Pen pour l’école : orientation dès la 5e, fin de l’éducation prioritaire et du collège unique, inculcation de sentiments patriotiques… sans compter la stigmatisation des immigrés et de leurs descendants. C’est précisément ce que Macron fait. Du coup, reste-t-il une différence entre néolibéralisme et nationalisme (dont tu pointes justement les convergences) sur la question de l’école ?

Les mesures annoncées par Gabriel Attal en décembre dernier ont immédiatement été présentées par Roger Chudeau, en charge des questions scolaires au RN, comme étant « exactement celles du programme éducatif de Marine Le Pen. » SNU, uniforme, tri social, etc., on ne peut nier que depuis l’ère Blanquer, il y a bien un ralliement, par calcul politicien, mais aussi, en partie par conviction idéologique. Même s’il subsistent encore quelques maigres divergences, on peut prédire que ces petites digues se transformeront assez rapidement en écluses…
Cela ne peut nous surprendre que si on oublie que le néo-libéralisme est originairement une doctrine autoritaire, à la différence du libéralisme originel. Il est une réponse à la crise structurelle du capitalisme de 1929 et se construit contre une démocratie « socialisante », comme en témoigne le débat Lippmann vs Dewey (par ailleurs penseur de l’éducation). La polémique ressurgit après guerre, opposant à nouveau Dewey à Anna Arendt, et à nouveau sur la question scolaire. Le texte La Crise de l’école, référence incontournable de la galaxie réac-publicaine, est d’abord une attaque contre le self-gouvernement de Dewey. La thèse d’Arendt et de ses disciples est que toute éducation est nécessairement conservatrice, doit reposer sur la seule transmission verticale des savoirs et considérer que l’école est incompatible avec un fonctionnement démocratique, quand Dewey considère au contraire l’école comme un lieu d’apprentissage en actes de la démocratie.
Au Chili, au Royaume Uni ou aux États-Unis, le néolibéralisme n’accède au pouvoir que grâce à une alliance avec ce qu’on a appelé la révolution conservatrice et ne se maintient aux commandes qu’en promouvant un nationalisme brutal et autoritaire, dont l’éducation est un des piliers.

Dans la mutation actuelle de l’école, qu’est-ce qui relève selon toi de la victoire culturelle et politique de l’extrême-droite, et des nécessités d’adapter l’école à servir le capitalisme français du XXIe siècle, que n’importe quelle fraction de la bourgeoisie ferait ?

L’extrême droite ne remet pas en question le modèle économique. Elle se présente comme une solution, à l’intérieur du système, qui vise à la fois l’adhésion des masses, en jouant sur la logique des boucs émissaires et le ralliement d’une fraction de la bourgeoisie qu’elle entend séduire et rassurer. Dans les années soixante-dix aux États-Unis, par exemple, il fallait répondre à l’insubordination ouvrière qui inquiètait le patronat. En France, l’héritage de Mai 68, présenté comme étant à l’origine de la décadence du système éducatif, fonctionne comme une matrice du discours réac-publicain sur l’école.
Mais le capital n’est pas monolithique, ni dans ses besoins ni dans ses projets. Cependant, sur la question scolaire, je ne pense pas que le programme éducatif nationaliste effraie la classe dominante. Mettons-nous à la place d’un patron (juste pour la démonstration !). De quoi rêve-t-il en matière d’éducation ? D’une mise au pas de la jeunesse, afin de la rendre docile, obéissante et corvéable, d’une « classe qui se tient "sage" » et d’un enseignement « neutralisé », légitimant les hiérarchies et réduit aux seuls fondamentaux car, comme le disait déjà Adolphe Thier « lire, écrire, compter, voilà ce qu’il faut apprendre, quant au reste, cela est superflu. Il faut bien se garder surtout d’aborder à l’école les doctrines sociales, qui doivent être imposées aux masses. »
J’aborde dans le livre la fascination de l’extrême droite pour le modèle éducatif colonial, qui inspire aujourd’hui des initiatives comme le réseau d’écoles hors contrat Espérance banlieues. Il s’agissait de maintenir les colonisé·es dans la domination tout en dégageant une petite élite intermédiaire qui participait à son tour aux mécanismes d’oppression. On a là, je pense, un modèle qui peut séduire tout autant les nationalistes que le patronat.
Ajoutons à cela la réduction des coûts, la chasse aux syndicalistes et à toutes celles et ceux qui portent un discours critique, la mise en place d’un marché éducatif (comme par en Suède avec le chèque éducation), une orientation précoce, etc. Autant de mesures que l’extrême droite se propose d’instaurer, encore mieux que ne le fait le macronisme.

Tu évoques l’abandon d’une critique radicale de l’école capitaliste (sélection sociale, autoritarisme, bourrage de crâne) par le mouvement social dans son ensemble. Et pour toi, se réapproprier cette idée est une condition nécessaire pour repousser l’extrême-droite à l’école. Pourquoi ?

Acter la victoire idéologique de l’extrême droite sur la question scolaire, c’est bien une manière de constater la défaite du mouvement social, sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres. Les enjeux scolaires et pédagogiques sont pourtant au cœur de l’histoire du mouvement ouvrier, lors des révolutions de 1830 et 1848 et surtout pendant la Commune de Paris. Le programme de l’AIT, qui promeut un enseignement intégral d’inspiration libertaire, affirme que l’éducation des prolétaires sera l’œuvre des prolétaires eux et elles-mêmes. La mise en place de l’école de Ferry ne fait pas taire les critiques, au contraire. Le syndicalisme révolutionnaire a une position radicalement critique, Albert Thierry, par exemple, prône le refus de parvenir. Parmi les instituteurs et institutrices, une frange minoritaire mais active rallie le mouvement ouvrier et affirme, dans leur Manifeste de 1905, que « c’est au milieu des Syndicats ouvriers que nous prendrons connaissance des besoins intellectuels et moraux du peuple. C’est à leur contact et avec leur collaboration que nous établirons nos programmes et nos méthodes ». Ils et elles dénoncent, pour reprendre la formule de Célestin Freinet « l’école, fille et servante du capitalisme ». Défendre l’école telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, c’est acter sa fonction de tri social, c’est aussi se couper des classes dominées.
Alors on peut attendre le grand soir et la grève générale, mais comme disait Pelloutier, ce qui manque aux ouvrier·es, c’est « la science de son malheur » et il convient « d’instruire pour révolter ». Si l’école, à elle seule, ne changera pas la société, en revanche elle peut participer, de manière subversive, à la formation de celles et ceux qui changeront le monde. Le mouvement social et syndical doit se réapproprier la question pédagogique et l’éducation populaire.

Malheureusement, les luttes actuelles ne prennent visiblement pas ce chemin… Que faire, d’après toi ?

S’obstiner, quand même ! L’école reste un champ de luttes, la déserter ne fera pas avancer les choses. L’histoire n’est jamais écrite à l’avance. Qui aurait imaginé des grèves enseignantes massives aux États-Unis, au Royaume Uni ou, aujourd’hui, au Québec ? Si ces mouvements portent sur la question salariale, ils expérimentent aussi de nouvelles formes de lutte et d’auto-organisation. C’est assurément le chemin que nous devons suivre. Mais il faut que ces mouvements posent la question du rôle et des finalités de l’école en milieu capitaliste. Ces mouvements, tout comme nos pratiques quotidiennes de pédagogues, ne doivent pas être des gouttes d’huile dans le rouage du système mais des grains de sable afin d’enrayer la machine à trier, à hiérarchiser, à dominer et à discriminer. C’est bien là que se joue aussi une partie de la lutte antifasciste et anticapitaliste.

Propos recueillis par zyg

(1) Pédagogie et révolution, Libertalia, 2011 puis 2015
L’école des barricades, Libertalia, 2014
L’école des réac-publicains, 2016
Apprendre à désobéir (avec Laurence Biberfeld), Libertalia, 2013 puis 2021

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