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Point de vue

Syrie, l’intervention rêvée

Santiago Alba Rico

lundi 2 septembre 2013, par WXYZ


Un point de vue qu’il nous a semblé intéressant de faire connaître, même s’il y aurait d’autres choses à dire.
Mais déjà que le « non à la guerre » ou le refus de l’intervention occidentale (devenue plus modestement franco-étatsunienne) que nous partageons entièrement ne suffit pas pour définir une politique dans ce contexte : elle doit aussi se positionner contre le régime sanguinaire de Bachar al-Assad et avancer quelques propositions générales concernant le devenir de cette région du monde, le devenir de ces peuples et populations, de tous les régimes en place – et de ceux qui pourraient leur succéder – ainsi que des frontières imposées de force par les puissances impérialistes, dont les cas palestiniens et kurdes illustrent à eux seuls tragiquement les désastreuses conséquences.

Les enjeux de cette guerre, et d’une intervention occidentale, dépassent la seule question de la survie d’un régime. Ils tendent à redéfinir la carte politique de tout le Moyen-Orient. C’est aussi à cette échelle qu’il faut essayer de l’appréhender et de se situer.


le 31 août 2013

En ce qui concerne l’‟intervention” militaire plus que probable du gouvernement des États-Unis en Syrie, il y a deux positions tout aussi absurdes :

  • Celle de ceux qui prétendent que Bachar al-Assad n’a pas utilisé des armes chimiques. Un assassin qui bombarde et lance des missiles sur sa propre population, qui torture systématiquement son peuple et égorge femmes et enfants, est sans doute capable de lancer du gaz sarin ou n’importe autre quelle substance létale sur ses citoyens.
  • Celle de ceux qui prétendent que les Etats-Unis ne mentent pas sur l’utilisation d’armes chimiques en Syrie. Une puissance capable d’envahir l’Irak après avoir inventé des preuves et falsifié des documents, qui n’a pas fermé Guantanamo et qui pratique systématiquement des exécutions extrajudiciaires hors de ses frontières et depuis les airs, est parfaitement capable de mentir aussi dans le cas de la Syrie, comme tant de fois auparavant.

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Du point de vue du droit et de la justice, il est impératif d’enquêter et de déterminer si et qui a utilisé des armes chimiques en Syrie et d’essayer de poursuivre et de condamner les coupables, quels qu’ils soient. Mais une analyse politique sérieuse, et non ‟idéologique” et non sectaire, doit plutôt partir des seuls faits démontrables. Ils sont au nombre de deux. Le premier est que, indépendamment de s’il a utilisé ou non des armes chimiques contre son propre peuple, le régime dictatorial de la dynastie Assad est le premier et direct responsable de la destruction de la Syrie, de la souffrance de sa population et de toutes les conséquences, humaines, politiques et régionales qui en découlent. En vertu d’un paradoxe douloureux (au moins douloureux pour l’auteur de ces lignes), certains de ceux qui vocifèrent aujourd’hui ‟contre la guerre”, comme s’il n’y en avait pas déjà une depuis deux ans, ont gardé le silence sur les crimes du régime syrien ou pire, ont pratiqué le négationnisme le plus abject. A en juger par leurs dénonciations véhémentes, vibrantes d’autorité morale, l’armée américaine serait prête à bombarder un pays calme et prospère, dirigé par un gouvernement très populaire dont le seul crime serait de ‟résister” aux attaques insidieuses d’Israël. Cette ‟indignation morale” de certains anti-impérialistes – je dois l’avouer – sonne à mes oreilles de manière aussi odieusement hypocrites que les invocations de la ‟démocratie” et de l’‟humanitarisme” de la part des impérialistes.

Le deuxième fait incontestable est que, indépendamment qu’il ait menti ou non à propos de l’utilisation d’armes chimiques en Syrie, le gouvernement des États-Unis n’a pas le moindre intérêt pour la démocratie, ni pour la protection des civils, ni pour la question ‟morale” des armes chimiques. Il ne pense qu’à ses intérêts, comme toujours, intérêts qui ne coïncident jamais avec ceux des peuples qu’il prétend vouloir aider et ceux qui, historiquement, ont été abandonnés, soumis, bombardés et assassinés. Cette vérité banale (que certains Syriens désespérés voudraient à leur tour nier) est parfaitement compatible avec la précédente, car la vérité est que dans ce monde peuvent tenir beaucoup de forces criminelles et relativement autonomes les unes des autres, sans que personne ne puisse nous forcer à appliquer les principes de la logique aux dilemmes éthiques et politiques. A une déclaration d’un personnage qui lui soutenait qu’« il n’est pas possible d’être à deux endroits en même temps », Groucho Marx avait répondu avec une force joyeuse : « Ce n’est pas vrai. New York et Washington sont à deux endroits différents en même temps. » Dans l’histoire, dans la bataille, dans la révolution, dans ce monde terrible, il est parfaitement possible que Bachar al-Assad ait utilisé des armes chimiques et qu’en même temps Obama mente sur l’utilisation d’armes chimiques par Bachar al-Assad.

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Une fois admis ces deux faits attestés, et face à l’imminence de l’attaque étatsunienne, il est certainement impératif de la ‟condamner” (comme si cela n’était rien de plus qu’un exercice rhétorique et un sauve-conduit pour acquérir le droit de s’exprimer et d’être entendus dans certains milieux), mais il est plus impératif de comprendre. Nous qui condamnons (condamnons, condamnons, condamnons) l’attaque étatsunienne, nous pouvons choisir l’un de ces deux ‟récits” :

1. Les États-Unis (ici, une Unité Abominable, aussi monolithique et anhistorique que peut l’être un ‟régime”) porte en elle, depuis ses origines, un plan de domination du monde conçu in illo tempore et appliqué systématiquement ; un plan providentiel et omnipotent qui porte en lui depuis la nuit des temps, quel que soit les rapports de forces et les avatars changeants dans la région, le renversement du gouvernement nationaliste, résistant et socialiste du parti Baas en Syrie ; plan qu’il a organisé, ou au moins dont il a utilisé une pseudo-révolution populaire pour, après avoir armé les soi-disant ‟rebelles” jusqu’aux dents, rechercher pendant deux ans un prétexte afin de justifier l’attaque et l’invasion du pays ; plan bloqué par la Russie, l’Iran et la Chine et qui maintenant, grâce à un mensonge amplifié par les médias mercenaires de l’impérialisme , est enfin sur le point de se concrétiser.

2. Les États-Unis (une Unité de Sens travaillée par de nombreuses contradictions , comme tout dans ce monde) n’ont parfois pas un plan, mais plusieurs et de nombreux doutes ; la Syrie est son ennemi dans le contexte de son affrontement avec l’Iran et de sa défense à outrance d’Israël, mais ne le gêne peu et garantit, dans une certaine mesure, le statu quo dans la région ; lorsque dans la vague du soi-disant ‟printemps arabe” le peuple syrien essaie de secouer le joug de 40 ans de dictature, l’administration Obama soutient sa cause de manière rhétorique, soucieuse en tout cas par la dérive armée dans laquelle gagnent du terrain (de façon très léniniste) les groupes islamistes les plus radicaux ; et pour cela, il combine un soutien formel à la révolution syrienne avec la plus grande prudence lorsqu’il s’agit de donner des armes aux rebelles ; depuis le début, il essaie par tous les moyens de ne pas s’impliquer militairement dans un guêpier duquel il sait ne rien pouvoir obtenir et qui, de plus, peut également nuire à Israël ; à partir d’un certain moment, il opte pour une solution politique, parvient à un accord avec la Russie, se sent plus menacé par Al-Qaïda que par Bachar al-Assad ; mais il a beaucoup parlé, a fixé une ligne rouge et a besoin maintenant, parce qu’il est faible, de faire une démonstration de force qui, comme l’a expliqué dans le New York Times Edward Luttwak, du Centre d’études stratégiques et internationales, conjugue la nécessité de faire quelque chose qu’il ne veut pas faire , et de portée « limitée et presque propagandiste » (ce qui ne dépend pas seulement d’eux) avec ses véritables intérêts ; c’est-à-dire pas non pas le renversement d’Al-Assad et l’instauration de la démocratie, mais la prolongation de la guerre syrienne le plus longtemps possible afin d’éviter que ne gagne l’un des deux adversaires (ni Assad ni les rebelles), tous les deux extrêmement dangereux pour le plan de domination régionale étatsunien (avec beaucoup de cynisme, Luttwak affirme que les États-Unis doivent fournir des armes aux rebelles à chaque fois qu’ils perdent du terrain et fermer le robinet à chaque fois qu’ils en gagnent).

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La première histoire a un défaut : elle est cohérente en tant que mythe. La seconde histoire a une vertu : elle est incertaine comme la réalité elle-même. Le premier récit – en plus de faire la publicité gratuite de la toute-puissance de l’impérialisme américain dans ses heures les plus basses et de souhaiter l’intervention militaire –implique de mépriser les peuples qui se battent dans la région, d’ignorer leur douleur, de justifier leurs bourreaux. Le second récit nous place dans un guêpier complexe, empli de dilemmes éthiques et politiques, où rien n’est certain, mais où aussi – maintenant ou plus tard – les peuples peuvent gagner quelque chose, mais pas tous, et où ils peuvent aussi tout perdre, mais pas la dignité.

Je condamne, condamne, condamne l’intervention militaire américaine pour toutes les bonnes raisons qu’explique Yassin Swehat dans un excellent texte récent : parce qu’elle ne serait pas légale, parce qu’elle ne va faire qu’aggraver les souffrances de la population, parce que c’est le peuple syrien qui doit se débarrasser du dictateur, parce que la solidarité internationale peut être beaucoup plus efficace par d’autres moyens , parce que cette intervention n’envisage pas d’aider le peuple syrien et parce que ses conséquences, même si elle voulait et parvenait à renverser le régime (ce qui est une hypothèse extravagante), seraient toujours contraires à la révolution que lui et tant d’autres Syriens ont défendu depuis le début.

Choisissons une histoire. Et assumons-en les conséquences.

(*) Santiago Albar Rico est un orientaliste, écrivain et philosophe.

Original : ici

Traduction : XYZ / OCLibertaire (31 août)

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