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Conversation avec Eduardo Colombo

« Lorsque le projet n’existe pas, le geste de la révolte devient répétitif »

Saint-Imier, août 2012

jeudi 16 mai 2013, par WXYZ

Voici la retranscription et traduction d’un entretien réalisé avec Eduardo Colombo au cours des rencontres Internationales Anarchistes qui ont eu lieu à Saint-Imier (Suisse) en août 2012.

Les points abordés tournent autour de l’organisation spécifique anarchiste, des mouvements dits spontanés nés ces dernières années et ce qu’ils signifient. Ils abordent aussi la questions des "alternatives" concrètes au sein du système en vigueur disant vouloir le subvertir, l’importance des rébellions collectives pour l’ébranlement de l’ordre établi du point de vue de ses significations imaginaires et donc pour la formation des sujets révolutionnaires, enfin un aperçu d’une réflexion en cours sur les relations individu/société qui la déplace et la reformule sur la problématisation du sujet et de la subjectivité dans leur rapport avec l’émancipation.



Cet entretien a été réalisé par une camarade du Grupo Libertario Acción Directa, de Madrid.
 

Sur l’organisation :
spécifisme et plateformisme

Gladys P. : Quelle est ta perception du spécifisme, comme forme d’organisation qui semble être en plein essor à l’heure actuelle et sur lequel se déroule un débat important dans l’anarchisme international.

<img2302|left> E. Colombo  : Je pense qu’il y a une situation historique particulière, qui fait que l’anarchisme n’a pas aujourd’hui l’implantation ouvrière qu’il avait à l’origine, quand le prolétariat militant s’est intégré dans les luttes sociales. Ce prolétariat est allé en se diluant dans les pays occidentaux, et a acquis un mode d’intégration que j’ai appelé, dans un article écrit il y a une quarantaine d’années, “L’intégration imaginaire du prolétariat”[1], dans le sens où elle était rendue possible par l’adéquation de son action aux dispositions légales, par une certaine participation à la consommation et aux élections politiques, toutes choses qui ont fait que les conditions d’une situation d’affrontement de classes de type révolutionnaires ont été diluées.
Et le problème du spécifisme est centré sur cela, dans la mesure où il n’y a pas une base sociale définie, claire, sur laquelle repose l’anarchisme aujourd’hui. Les anarchistes se trouvent dans la situation de se reconnaître entre eux, c’est à dire de former un groupe idéologique qui nécessairement amène à la formation de fédérations définies comme anarchistes spécifiques, à une structure qui – du point de vue critique d’une position non-spécifiste – a un peu la structure des partis politiques.
Pour moi, il me semble que ce qu’exprime ce conflit spécifisme/anti-spécifisme, qui fondamentalement dans l’histoire du mouvement en Amérique latine a une signification claire, est que – et c’est là une impression un peu personnelle – il se produit un amalgame, une synergie entre deux notions différentes et que les gens les utilisent comme si elles étaient la même chose, à savoir que dans la mesure où le spécifisme s’enracine et apparaît comme la seule possibilité de s’organiser, les positions plateformistes qui se cachent derrière commencent à s’intégrer ou à s’amalgamer avec le spécifisme, de telle sorte qu’en défendant celui-ci, on défend en même temps les positions plateformistes.
Ces deux positions idéologiques, qui ne sont pas claires pour la plupart des gens, produisent un changement qui, du point de vue des autres positions anarchistes, que je considère plus ouvertes, n’est pas favorable, car elles ferment un peu la discussion. Il est donc important de rappeler l’origine latino-américaine de la discussion sur le spécifisme, parce que je pense aussi que la problématique actuelle qui donne une place au plateformisme vient d’Amérique latine, en raison des actions de guérilla, ou de type « guévariste ».

A l’origine du mouvement ouvrier en Argentine, les anarchistes ont eu une position prépondérante, et cela à partir des années 1880. Ce fut un moment où il y eut un grand débat sur l’organisation ouvrière. Aussi bien les socialistes que les anarchistes faisaient partie de ce qui constituait alors la population ouvrière de l’Amérique du Sud, en particulier dans le Rio de la Plata : Buenos Aires, Montevideo. Plus importante à Buenos Aires à cause de la dimension de cette ville, mais le mouvement internationaliste a probablement commencé à Montevideo avec les agissements des exilés de la Commune de Paris. Puis se sont formés des groupes bakouniniens à Buenos Aires, et le débat fondamental tournait autour de ce qu’on a appelé l’anarcho-communisme.

L’idée était celle d’un anarcho-communisme anti-organisationnel (anti-organisateur), qui s’opposait à l’organisation permanente parce que les compagnons disaient que, quand les anarchistes s’organisaient, ils créaient toutes les structures de pouvoir internes d’un parti, et ils critiquaient beaucoup Malatesta pour sa position organisationnelle ; dans les journaux de l’Argentine ils l’appelaient l’‟organomaniaque”. Toute cette tendance anti-organisationnelle, qui n’était pas individualiste – c’est important de le rappeler parce qu’ensuite de nombreux historiens les ont appelé individualistes par ignorance ou pour d’autres motifs – a perdu du terrain à mesure que l’anarchisme s’est intégré dans le mouvement ouvrier et qu’a été créée, avec les socialistes, la première Fédération ouvrière, qui était la FOA en Argentine en 1901, et qui en 1903 a changé de nom pour FORA, après avoir ajouté à l’Organisation Ouvrière la désignation Régionale, ce qui montre l’influence anarchiste qui a conduit à la déclaration du Vème Congrès (1905) qui affirme que la finalité de l’organisation ouvrière est de lutter pour le communisme anarchiste. Ce qu’on a appelé la déclaration finaliste de la FORA du Vème Congrès.

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C’est-à-dire qu’à partir de ce moment-là, le finalisme s’est opposé au spécifisme, parce que l’idée finaliste était que les travailleurs s’organisaient en tant que travailleurs, en fonction de leur position de classe, et que l’organisation devait les amener à la compréhension de leur situation d’exploitation et à acquérir une vision de l’avenir et du changement social qui s’exprimait par la plus haute expression de l’émancipation humaine qu’était l’anarchisme. Ensuite, la déclaration anarchiste disait : les ouvriers organisés conscients doivent propager parmi leurs frères les idées anarcho-communistes qui sont celles qui les amèneront à la libération finale, mais sans exiger de l’ouvrier qui s’organisait une adhésion à l’anarchisme. C’est cela qu’on a appelé le finalisme.

Gladys P.  : Ce qui coïnciderait, à grands traits, avec l’anarcho-syndicalisme...

E. Colombo  : Bien sûr. Ce qui se passe, c’est que celui-ci est encore un autre des problèmes historiques. A cette époque-là, le mot anarcho-syndicalisme n’existait pas. Anarcho-syndicalisme a commencé à être utilisé entre les deux guerres et s’est répandu après la deuxième. En fait, le terme anarcho-syndicaliste apparaît avec la CNT espagnole après le Congrès du Théâtre de la Comédie [Madrid, 1919] où se fait la déclaration « finaliste » comme diraient les foristes, à savoir la déclaration du communisme anarchiste. Et puis, peu à peu, s’est appelé anarcho-syndicaliste tout ce qui était une organisation ouvrière révolutionnaire.
Mais cela cache également une distinction importante dans l’histoire des idées, c’est le conflit qui est devenu évident au Congrès d’Amsterdam [1907] entre les anarchistes favorables à l’organisation dans le mouvement ouvrier et le syndicalisme révolutionnaire. Parce que le syndicalisme révolutionnaire n’est pas synonyme d’anarcho-syndicalisme.
Le syndicalisme révolutionnaire est représenté par la Charte d’Amiens [adoptée en 1906] et exprime la situation de la condition ouvrière en France au début du siècle dernier, qui est la base de la discussion à Amsterdam entre Malatesta et Monatte.
Tout ça pour dire qu’en Argentine, par exemple, la position spécifiste n’a pas réussi à produire véritablement une organisation anarchiste. Il y eut un seul congrès dans les années 1920 qui n’a rien donné, et après la répression de 1930, lorsque le mouvement ouvrier a été totalement affaibli avec les condamnations à mort, la répression pour association illégale, etc., nait la première véritable organisation spécifique, qui fut la FACA (Fédération Anarcho-Communiste Argentine), créée dans la prison de Villa Devoto pendant le moment le plus intense de la répression militaire.

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Je suis parti d’Argentine en 1970. Jusque-là, mon adhésion à l’anarchisme se centrait sur la FORA et sur La Protesta, le journal anarchiste qui a existé le plus longtemps en Argentine. A cette époque où je suis parti, le courant spécifiste était minoritaire. Le grand courant est alors celui lié à l’organisation ouvrière. Chose qui a maintenant changé. Je suis retourné en Argentine pour la première fois 18 ans après mon départ, puis d’autres fois ensuite, et maintenant tout le monde, sauf les petits groupes qui se maintiennent ou sont en développement, comme la FORA, qui commence à nouveau à publier son journal Organización Obrera, la grande majorité des jeunes que je connais ne se reconnaissent dans rien d’autre que le spécifisme, sans en avoir nécessairement une définition plateformiste.
J’insiste sur la définition plateformiste, parce qu’elle créé, à mon avis en tout cas, une division majeure dans le mouvement anarchiste. Parce qu’à travers la Plateforme apparaissent des formes organisationnelles menant à un certain centralisme démocratique.

Toujours en parlant
de l’organisation

Gladys P.  : Je t’ai posé la question du spécifisme parce qu’il me semble que c’est un débat qui est posé dans l’anarchisme au niveau international. Les compagnons plateformistes, qui s’identifient comme spécifistes et comme anarcho-communistes, sont très actifs dans leur proposition de forme organisationnelle, et il me semble que, d’une certaine manière, ils posent un débat qui, d’après ce que l’on m’a raconté, est toujours le même : une tendance anti-organisationnelle et une autre ultra-organisationnelle au sein de l’anarchisme. Il me semble qu’au milieu de cela, entre ces deux pôles, s’ouvre un espace théorique et pratique...

E. Colombo  : Pardon de t’interrompre, mais il est important de voir que les tendances finalistes, dont j’ai parlé il y a un instant, ne définissent pas des formes anti-organisationnelles, ce sont des formes pour l’organisation, mais une organisation centrée sur les activités réelles de la vie elle-même. En d’autres termes, l’idée d’un anti-spécifisme finaliste est que les anarchistes s’organisent en fonction de la tâche qu’ils occupent dans la production. Si c’est le mouvement ouvrier, ils s’organisent dans le mouvement ouvrier, organisés sous forme assembléaire, dans des syndicats ou dans des sociétés de résistance, peu importe, de la même façon que les anarchistes s’organisent pour publier, pour éditer, se mettre en relation avec d’autres, qu’ils s’organisent pour faire des communautés, des collectivités de quartiers… Mais l’organisation a une fonction sociale qui est donnée par la fonction sociale elle-même, et non par le fait qu’ils sont anarchistes ; c’est à dire que les anarchistes organisent l’anarchie dans les tâches que la société leur permet, exige d’eux ou leur propose. Ce n’est pas une position anti-organisationnelle, l’organisation est centrée sur la tâche et non déterminée par l’idéologie.

Gladys P.  : L’impression que j’ai, pour ce que je sais du mouvement anarchiste en Amérique latine, c’est que souvent il y a une convergence autour de positions peut-être insurrectionnalistes anti-organisationnelles d’un côté, et dans une certaine mesure, comme réaction à cela, sur des positions plateformistes...

E. Colombo  : Oui, parce que la situation actuelle est très fluide, très changeante. [...] Il existe deux types d’insurrectionnalisme : une position insurrectionnaliste liée au développement du mouvement social, c’est à dire que l’insurrection, et c’est là ma position, est une nécessité sur le chemin de la révolution. Et une autre position, celle de la révolution immédiatiste, qui est le no future, qui n’a pas d’avenir, qui dit que ce qu’il faut faire est l’action armée, le hold-up, l’expropriation individuelle... Ce n’est pas la même forme d’insurrectionnalisme. Ces deux formes coexistent dans certains moments sociaux et se distancient dans d’autres, un même mot les unifie mais la réalité sociale les différencie.

Mouvements
spontanés

Gladys P.  : Notre perception, la mienne personnellement, et je la crois partagée par les autres compagnons de notre groupe d’affinité, est que, entre les deux positions s’ouvre un espace théorique et pratique très important qui serait le plus propre à un anarchisme à la recherche d’une incidence sociale, mais qui manque un peu d’articulation dans le sens de se doter de contenus théoriques plus explicites et une pratique aussi. Penses-tu aussi qu’il existe un tel espace à remplir ?

E. Colombo  : Certainement, parce que, en plus, c’est ce qui se présente à l’esprit de tout militant lorsqu’on discute sur les mouvements, appelons-les les mouvements spontanés de masse, à savoir le fait que les gens se rebellent et cherchent à s’organiser à travers des mouvements dans les places publiques, dans l’occupation de certains espaces particuliers (ce n’est pas la même chose d’occuper une place que des usines), est vu comme un mouvement de type spontané, et il faudrait expliquer pourquoi ils sont considérés comme spontanés, car ils ne le sont pas spécialement. Quelque chose de l’expérience historique se reproduit en eux. Et ce quelque chose est la position de base du mouvement révolutionnaire antiautoritaire, c’est la construction d’un espace politique plébéien : des gens ordinaires décident en commun, dans des assemblées primaires ; sur ces assemblées primaires s’installent des formes de délégation contrôlée, et là-dessus se développe un type d’expression de l’action publique qui refuse les dirigeants, qui s’oppose à l’émergence de formes de délégation permanente qui reconstruisent le pouvoir politique. C’est la base même de ce qui a constitué le mouvement révolutionnaire anti-autoritaire.

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Cela se produit d’une manière qui se dit spontanée parce que les gens qui le mettent en marche le font sans savoir d’où ça vient, mais le spontanéisme, comme cela a toujours été le cas, n’exprime rien d’autre que les tendances qui se sont enracinées et qui ne reconnaissent pas leurs propres sources.
C’est ce qu’ont fait les gens du peuple le 18 juillet 1936, qui se lèvent et se jettent dans la lutte spontanément et commencent à faire des collectivités. Ils le font spontanément, mais pourquoi ? Parce qu’il y a eu auparavant 3 ans d’insurrection et 20 ans de propagande anarchiste. Et ça, c’est le terrain pour que la spontanéité puisse s’exprimer. Il se passe la même chose avec les mouvements actuels, le fait que la structure antiautoritaire des assemblées se produise spontanément est la conséquence d’une tradition, d’une histoire qui a mis ce type de problématique au premier plan.
Ce dont nous parlions hier, les problèmes rencontrés, qui se posent, par exemple la difficulté de maintenir une activité assembléaire avec une certaine permanence et le fait que cela exige une participation, qui occupe du temps, et la décision de s’impliquer dans le sujet, tout cela crée de nouveaux problèmes. De nouveaux problèmes qui sont fondamentaux pour nous et qui nous intéressent parce qu’ils nous mettent face à la difficulté de les résoudre dans la pratique. Par exemple, ce qui a été dit hier lors d’une réunion sur les Indignados : tu arrives avec un programme anarchiste et ils vont te dire : « non, non, si vous les anarchistes, vous apportez un programme, alors vous êtes comme les politiciens... » : là est le problème. Comment fait-on pour avancer des idées qui sont fondamentalement émancipatrices et nécessaires, puisque sans une compréhension de ce que l’on veut faire, l’action s’épuise en elle-même, sans idées, sans projet, le mouvement ne peut pas avancer, et donc, comment s’articulent le projet et l’action ?
Comment peux-tu faire comprendre qu’il y a une finalité qui va au-delà de la situation immédiate, finalité qui est la transformation révolutionnaire de la société, et comment cette transformation exige des formes d’activité qui se prolongent au-delà du mouvement spontané qui s’épuise en lui-même ? Cette problématique n’a pas de solution toute faite, d’une pièce. Il ne peut pas en avoir parce que je pense que ce qui est en gestation en ce moment, comme nous l’avons vu en Espagne, mais aussi aux États-Unis, également en Israël, dans des endroits différents, c’est l’apparition d’un nouveau sujet révolutionnaire, c’est-à-dire un sujet collectif.
Le sujet révolutionnaire n’est pas historiquement déterminé avec une antériorité ou, ce qui serait le point de vue d’origine marxiste selon lequel le prolétariat doit remplir la mission historique de transformer la société ; ce sujet révolutionnaire-là n’existe pas, ni n’a jamais existé dans le passé, c’est une vue de l’esprit. Mais ce qui est certain, c’est que dans toute révolution, le processus menant à la révolution est la gestation d’un nouveau sujet révolutionnaire qui s’exprime dans l’acte, dans le moment insurrectionnel.

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Pour donner un exemple de ce que je veux dire. La Révolution française, qui est le modèle disons… Il se dit que ce fut une révolution bourgeoise, ce qui est absolument faux. La bourgeoisie est la classe sociale qui est restée avec le produit du processus révolutionnaire, qui a exproprié la révolution à son profit. Le processus révolutionnaire commence par des insurrections paysannes. Tous les châteaux de France sont brûlés pendant les deux années qui précèdent le 14 juillet. Le 14 Juillet, la bourgeoisie éclairée – celle qui voit les choses le plus clairement – est présente, mais en même temps s’enclenche le processus « sectionnaire » avec le mouvement sans-culotte, qui va servir de germe à une autre révolution à l’intérieur de la révolution. Ensuite, quand la bourgeoisie reprend la position dominante, la révolution cesse d’exister. Tout cela pour dire que ce n’est pas une révolution bourgeoise, mais que c’est un processus qui a généré un sujet révolutionnaire, composé et complexe, qui comprend des classes et des fragments de classes dominées et c’est lui qui a mené la révolution plutôt que la fraction de la bourgeoisie qui s’est appropriée le pouvoir politique.

Bien entendu, ce qui est possiblement en train de se produire en ce moment – peut-être est-ce juste notre désir – et qui n’est pas directement visible, parce que toute situation historique est toujours opaque aux yeux de ceux qui la vivent, est cette construction d’un processus qui nous amène à une mutation profonde de la société et que celle-ci ne se fera dans un sens libertaire que si nous sommes en mesure d’influencer le changement avec nos actions à chaque moment du présent.
Ce sont ces modifications souterraines qui donnent l’impression que les mouvements apparaissent soudainement et les gens qui les vivent, y compris les militants qui se préparent et se battent, sont surpris quand cela survient. Je pense que c’est ce qui se passe en ce moment, que notre tâche est celle de toujours ; maintenir et approfondir un type de stratégie, si on peut l’appeler ainsi, de diffusion des idées, de diffusion de formes d’organisation pratiques.
Pour moi, c’est très important, nous en avons parlé hier, quand Bakounine affirme que dans le processus révolutionnaire « l’action est dirigée par les masses, rien de plus. Mais les individus jouent un rôle fondamental dans la construction des idées et des formes d’organisation qui expriment ou peuvent exprimer ce que le peuple veut dans cette situation insurrectionnelle ».[2] Bakounine voulait éviter l’apparition de dirigeants qui contrôlent ou qui ont la prétention de donner l’orientation au processus.

Briser
l’imaginaire établi

Gladys P.  : Avec cela, nous sommes entrés pleinement dans l’autre grand thème de l’anarchisme au niveau international en ce moment, et, évidemment aussi au niveau local, qui est précisément l’implication des anarchistes et les voies de participation qui s’ouvrent avec l’émergence spontanée de ces mouvements, relativement spontanée parce qu’ils proviennent d’un travail préalable.
Un point que nous avons mentionné hier, c’est aussi que des mouvements de ce type ne se produisent pas non plus dans un vide politique. Le fait que les gens ne développent pas une participation politique active et radicale ne veut pas dire qu’ils n’aient pas d’imaginaire politique. Ce qu’ils ont, c’est l’imaginaire politique du système, ce qui nous donnait souvent l’impression, bien que les formes d’organisation spontanées soient anti-hiérarchiques, horizontales, etc., que celui-ci les conduit à se réincorporer très rapidement à nouveau dans le fonctionnement politique normal au moment où réapparaissent les conditions de la normalité, comme ce qui s’est passé en Argentine avec le corralito en 2001.

E. Colombo  : Une chose qu’il faut voir très clairement : nous sommes tous socialisés dans un type de société. Nous vivons dans une société qui est appelé démocratique, qui est fondamentalement une oligarchie, avec un type d’élite qui contrôle le processus politique. Et les gens sont formés pour voir le monde à travers ces formes hiérarchiques, tous, les anarchistes aussi. Nous avons acquis une autre vision, contestataire, nous nous opposons au système, nous le combattons mais, fondamentalement, quand apparaissent des situations émotionnelles profondes sous différentes aspects, ces formes de relations interpersonnelles hiérarchiques, qui sont à l’origine de la socialisation de l’enfant, dans la famille, etc., réapparaissent. Bakounine disait que dans un coin sombre du cerveau du plus actif, du plus ardent des fils du peuple, sommeille un policier. Autrement dit, nous aussi nous devons lutter contre une partie de la société d’aujourd’hui qui est intériorisée en nous-mêmes.
Si une société antiautoritaire existe dans le futur, les hommes capables de vivre dans ce modèle de société devront en même temps la créer. Les hommes d’aujourd’hui ne sont pas capables de vivre dans une société libre. Il doit y avoir toute une transformation profonde de la société.

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Ce qui se passe dans la situation actuelle, je pense, c’est que l’un des éléments centraux de la situation politique, est ce que nous pourrions appeler l’apathie politique de la majorité. Pourquoi ? Ce n’est pas parce que les gens du peuple ne voient pas la nécessité de changer la société, mais parce qu’ils ne voient pas la possibilité de le faire. Chacun a le sentiment, que lui a inculqué le système, qu’il ne peut rien faire individuellement et que, collectivement les formes d’organisation pour aller plus loin n’existent pas. Ensuite, il y a comme un frein à l’action politique, créé par le désenchantement qu’a produit le siècle dernier, probablement au travers de la souffrance et de la défaite.

Le processus révolutionnaire a été très actif dans la première moitié du XXe siècle, jusqu’à culminer avec la révolution espagnole, mais toutes les révoltes ont été noyées dans le sang. Nous avons également eu l’expérience des totalitarismes. Une partie du processus d’émancipation socialiste a été bloqué, verrouillé et étouffé par le bolchevisme. Tout ceci s’est produit, surtout à partir du dernier quart du siècle passé, à partir des années 1960, date à laquelle a commencé la désillusion générale, la perte des aspirations révolutionnaires, malgré quelques sursauts comme en 1968.

Gladys P.  : Comme tu le disais, pour que puisse surgir un mouvement spontané, les gens ont besoin d’être dotés d’un imaginaire collectif différent, un imaginaire collectif révolutionnaire différent de celui que le système a implanté au moyen du processus d’endo-culturation

E. Colombo  : Bien sûr, et c’est un lent processus de formation du sujet révolutionnaire.

Gladys P.  : Le problème, c’est la relation que ce nouvel imaginaire collectif révolutionnaire peut chercher à créer avec une contre-culture, car effectivement cet imaginaire va donner lieu à une contre-culture, et dans quelle mesure elle ne court le risque de devenir un ghetto et de rester dans un endroit d’où elle ne pourra plus ressortir et opérer une percée.

E. Colombo  : Personnellement, je suis réticent envers les soi-disant mouvements contre-culturels. Je pense que si le développement d’une culture alternative me paraît fondamental, cette contre-culture doit être liée à l’action sociale et politique, c’est-à-dire au fait que c’est la lutte dans les espaces publics ou les usines, les lieux de travail, les occupations, etc., qui crée le mouvement social et la dynamique révolutionnaire. Ce n’est pas en restant dans des processus purement culturels, comme cela apparaît dans un certain anarchisme quelque peu mystique, ou dandy. Ce qui sous-tend cela est l’idée, pour moi primordiale, que la révolution, si un jour nous parvenons à réaliser quelque chose qui ait une signification révolutionnaire, sera l’œuvre des gens ordinaires, les gens du peuple, pas des révolutionnaires. Les révolutionnaires ne font pas la révolution, la question des ‟minorités agissantes” est essentielle, mais ce ne sont pas les différents ou les marginaux, mais les personnes communes qui participent, qui vont travailler tous les jours, qui peuvent produire une révolution.

Gladys P.  : Pour explorer ta facette de psychologue, dans quelle mesure peut se générer un imaginaire collectif révolutionnaire sans donner lieu à une contre-culture.

E. Colombo  : C’est difficile à dire. Du point de vue psychologique, ce qui est intéressant, c’est que les idées ne fonctionnent pas dans le vide, dans les limbes, mais qu’elles sont en relation avec l’activité humaine, et avec les passions humaines. Les idées sont actives, vivaces, lorsqu’elles s’unissent aux désirs et aux émotions des hommes et des femmes qui les vivent et peuvent ainsi acquérir une force collective.
Les idées d’émancipation, de liberté, d’égalité, sont toujours présentes, elles existent intellectuellement, mais dans le cours monotone des jours, elles sont déconnectées de la réalité, elles sont comme des idées utopiques, c’est-à-dire que, si quelqu’un le demande, tout le monde les connait mais elles n’interviennent pas dans la vie collective.
Comment s’intègrent-elles à la réalité quotidienne ? Je pense que c’est à travers les processus sociaux dans lesquels nous nous sentons impliqués. Pour cela j’insiste sur le fait que la révolte ou les insurrections collectives sont un moment nécessaire dans les processus révolutionnaires. C’est l’insurrection collective qui rompt la chape de plomb de l’imaginaire établi. C’est dans le moment où cet imaginaire établi se fracture que les gens s’impliquent, font vivre et s’approprient les idées libératrices.

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Ce que je veux dire par là, c’est que nous ne pensons pas seuls, ni nous, ni personne. C’est une erreur de croire que l’on pense seul. On pense avec le monde, on pense avec les autres, on pense avec ce qui est et avec ce qui peut être, avec ce qui existe et avec ce qui pourrait exister, avec la réalité dans laquelle nous pensons être et celle dans laquelle les autres disent être, et cela structure la pensée, cela crée l’imaginaire collectif, et en même temps, les imaginaires individuels s’articulent dans les différents mouvements de lutte qui font que les gens prennent conscience de leur situation. Nous le voyons chaque fois qu’il y a un processus social majeur comme les grandes grèves, c’est dans l’action que les gens se politisent. Après certains s’en vont et d’autres restent.

Gladys P . : C’est en partie l’analyse que nous faisions du mouvement des Indignados en Espagne. L’important n’est pas tant le mouvement en lui-même, mais ce qui va rester de ce mouvement dans deux, trois ou cinq ans, dans le sens, disons, de généraliser cet imaginaire révolutionnaire, de généraliser ces options.

Élaborer
des idées

Gladys P.  : En revenant sur le thème des mouvements sociaux. Comme tu le disais, il est naturel que se fissure la chape plomb de l’imaginaire institutionnel dans lequel nous sommes tous socialisés, nous sommes tous endo-culturés. Cela dépend beaucoup de la situation même du système, c’est à dire dans la mesure où ce système est capable de maintenir et d’apporter une certaine stabilité à ses discours, qui dans le cas du capitalisme actuel est un discours de l’opulence...

E. Colombo  : Oui, mais c’est à ce niveau là où je pense que les mouvements collectifs interviennent comme instruments de rupture de l’imaginaire établi. Le système a appris – disons que dans le processus historique les tenants du système ont appris – à utiliser des moyens de répression de manière plus intelligente et plus sournoise. Par exemple, à l’époque où je suis entré dans le mouvement, l’anarchisme était totalement persécuté. Être anarchiste signifiait aller en prison. Cela a disparu petit à petit. Parce qu’aujourd’hui, ce ne sont pas les idées en tant que telles qui inquiètent le pouvoir politique, ils te laissent parler, pourvu que tes paroles restent enfermées, isolées, dans cette espèce de ghetto que l’État a créé pour contrôler la dissidence. Par exemple, si tu veux faire de la pornographie, tu le fais à l’endroit approprié et personne ne te dira rien, mais si tu ne le fais pas au bon endroit, tu auras un problème. Si tu écris dans Le Monde libertaire ou le journal anarchiste X, confidentiel, avec une diffusion réduite, si tu écris par exemple : « Nous devons utiliser la violence, poser des bombes, détruire la société », personne ne s’occupera de toi, mais si tu parviens à publier cela dans un média de grande diffusion, tu devras rendre des comptes.
Cela signifie que le système a appris à gérer ce type de choses. Pour cela, sur les idées, le point important est leur réélaboration dans l’action, non pas pour changer ce que chacun pense, mais pour les élaborer sur la situation réelle, actuelle, pour qu’elles prennent dans la chair et dans l’esprit des opprimés.

Gladys P.  : Tu penses que se produisent actuellement des contributions pour combler cet espace ? En outre, comme nous l’avons mentionné hier, ces mouvements spontanés, non seulement ouvrent un champ d’application pour nos idées, mais ils nous obligent aussi à les reformuler. Nous voyons qu’il y a des choses qui fonctionnent pour un groupe de 20 personnes et qui ne fonctionnent pas pour 3000, alors nous devons les repenser.

E. Colombo  : Il y a un aspect qu’il est important de prendre en compte, c’est ce que Foucault appelle l’épistémè, qui est la structure d’une connaissance de base propre à une époque à partir de laquelle nous pensons, qui sans être un savoir inconscient, n’est pas non plus critique et qui ainsi reste à l’état latent dans la mentalité collective. Nous prenons pour acquises beaucoup de choses et nous réfléchissons à partir d’elles.

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Moi, qui suis très critique sur les théories du pouvoir de Foucault, je pense que le débat qui a été lancé récemment par ce qu’on appelle le post-anarchisme est une discussion importante, car elle oblige l’anarchisme à réexaminer les idées actuelles dans un certain nombre d’espaces intellectuels qui ne sont pas directement anarchistes, mais qui sont influencés par les idées anarchistes ou libertaires. Le post-anarchisme construit un pont avec le néo-libéralisme en faisant revivre involontairement un champ épistémologique construit sur le vieil archétype de la soumission, où le sujet est un sujet soumis par les réseaux que tissent les pratiques et les discours qui le conditionnent, disons pour être bref, un sujet déterminé par la structure du système.

Gladys P.  : Il s’agirait donc surtout de changer ce qui est supposé être le sens commun, ce qui est considéré comme normal.
Alors, comment nous, anarchistes, pouvons-nous influer dans ce processus, parce que évidemment notre pratique de divulgation, notre propagande de ces 30-40 dernières années a échoué, n’a pas réussi à briser cet imaginaire et à en introduire un nouveau.

E. Colombo  : Parce qu’un imaginaire collectif, un monde de représentations et de croyances, ne peut pas marcher tout seul : d’un côté, il y a un travail d’élaboration à travers la discussion idéologique qui joue à ce niveau, et en même temps ce travail doit être relié aux processus sociaux, dont nous parlions avant, parce que ces deux processus ne sont pas étrangers l’un à l’autre.
Il y a un élément en sociologie qui a toujours été une source de débats houleux : comment les idées passent dans la réalité sociale ? Je pense que le passage se trouve dans le double mouvement d’élaboration critique des idées et dans les mouvements sociaux de désobéissance, de protestation, d’insurrection. C’est là que se fait cette conjonction, bien que cette combinaison ne soit pas évidente pour ceux qui la vivent.

Gladys P.  : Un de mes professeurs disait que la tâche principale à accomplir pour la philosophie de la pensée moderne était d’élucider la convergence entre l’individu et la société, l’individu peut se penser, on peut penser la société, mais il est beaucoup plus difficile de penser le processus qui articule les deux.

E. Colombo  : Le problème est intéressant, c’est sur quoi je travaille en ce moment. L’idée même qu’il y a un individu et qu’il y a une société est déjà une idée du système parce que l’‟individualisme” est à la base de la pensée libérale. Selon cette idéologie, l’individu est libre et complet dans l’état de nature et il cède une partie de sa liberté pour entrer dans la société. Comme si la liberté pouvait exister pour un individu seul, isolé, avant de rencontrer les autres. C’est une position atomiste, libérale. En fait, l’‟individu” est fabriqué par l’environnement social. Derrière l’image de l’individu se profile le sujet agent de ses actes qui est construit comme tel dans la série des interactions sociales qui le mobilisent depuis le berceau jusqu’à la tombe. Mon identité est une identité que je me suis construit, faisant mienne ou métabolisant l’influence des autres, de tous les autres, car elle dépend du groupe linguistique, de la famille, du groupe local, etc., mais je suis celui qui l’assume et l’intègre.
Du point de vue social, c’est l’autonomie du sujet et non l’indépendance de l’individu, que nous devons défendre. L’individu indépendant est l’individu qui supporte toutes les dominations. Le sujet autonome est le projet à construire socialement, et ce sujet est toujours un sujet-agent, un auteur, un sujet actif ; je suis un individu, mais je suis un individu collectif, je suis un sujet construit ou auto-construit, dans la relation avec les autres.

Gladys P.  : Comme disait Bakounine, une société d’hommes libres pourra construire des hommes libres, des personnes libres. Comme tu disais, même si nous essayons de nous libérer de toutes ces déterminations hétéronomes que nous adoptons du système à travers le processus d’endo-culturation, le système est une entité supplémentaire, il n’existe pas non plus comme abstraction métaphysique, ce sont toujours les autres qui le construisent. Alors ce qui est en cause, c’est ce qui a toujours été posé par les mouvements de transformation et surtout l’anarchisme ; comment se fait le passage, comment les personnes qui ne parviennent pas à être libres parce qu’elles n’ont pas grandi dans une société libre, peuvent-elles construire une société libre ?

E. Colombo  : C’est ce que nous avons dit plus tôt. Pour moi, ce processus se déroule dans le combat social, c’est pourquoi j’apprécie fondamentalement les moments insurrectionnels, parce que ce sont des moments où se produit l’irruption du différent, de l’exclu, où s’élargit l’horizon du possible, et où les idées hétérogènes au système deviennent visibles et audibles pour les gens qui vivent dans le temps des révolutions.

Gladys P.  : Avant de conclure, l’une des choses qui nous semble importante dans notre groupe est que les gens soient conscients, quand on parle de crise capitaliste, de crise de la dette, que l’économie n’est pas non plus un aspect délié de la société qui existerait de manière autonome dans des limbes métaphysiques et qui s’imposerait à la société. C’est-à-dire que nous reproduisons continuellement celle-ci, nous reproduisons le système capitaliste, c’est nous qui reproduisons quotidiennement la crise et c’est nous aussi qui avons la capacité de la changer, de la même manière que nous pouvons changer n’importe quel aspect de la société si nous décidons de le faire.

E. Colombo  : Fondamentalement parce que les processus sociaux fonctionnent comme un tout. C’est-à-dire que la crise peut être financière, mais la crise financière est liée aux États-nations. Les élites qui contrôlent les États-nation sont articulées directement avec les agents internationaux de la circulation du capital. Nous ne pouvons pas oublier, comme anarchistes, que l’un des éléments fondamentaux de notre position, c’est l’abolition de la propriété privée. Aujourd’hui, les gens parlent comme si la propriété privée ne devait pas être touchée, ni discutée, comme si elle était là comme un fait naturel. Non, la propriété privée, l’idée qu’un individu est propriétaire ou qu’un groupe ou une classe ait la propriété des moyens de production ou de la terre, est l’un des éléments centraux du système, que l’on a quelque peu oublié de combattre parce que l’on considère qu’attaquer le droit de propriété est une utopie.

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Gladys P.  : C’est pourquoi je pense que l’anarchisme, dans le cas de cette crise, occupe une position-clé ou est placé dans la partie du discours politique qui est incontournable. Parce qu’au travers du devenir de la gauche, marxiste, sociale-démocrate et autres, on voit qu’ils en sont arrivés à être aussi dans une dépendance théorique vis-à-vis du système. Après la chute du bloc soviétique, après l’abandon des modèles de partis politiques et du modèle autoritaire, sur un plan épistémologique ils n’ont pratiquement plus aucun discours. L’unique discours qu’ils peuvent délivrer est : « gérons le capitalisme d’une manière différente » et « au lieu d’appliquer des coupes sociales, nous appliquerons des politiques de stimulation de l’emploi », mais ils sont incapables de dépasser le discours du système capitaliste.
Selon moi, les anarchistes sont les seuls qui, en ce moment, peuvent apporter quelque chose, après une élaboration approfondie préalable évidemment, en continuant à maintenir un discours pleinement révolutionnaire et nous sommes les seuls en mesure de fournir des éléments pour construire ce nouvel imaginaire collectif.

E. Colombo  : Je pense que la justesse de notre position de base nous permet d’avancer dans le développement des idées, mais il nous manque un travail au niveau économico-social. Comment fonctionne, par exemple, le capitalisme dans l’entrecroisement de l’État et de la finance internationale ? Nous préparons, au sein de l’équipe de la revue française Réfractions un numéro sur l’État et les modifications en cours à l’échelle nationale et internationale[3] Et il y a un aspect difficile qui nous intéresse : de quelle manière la perte de souveraineté des États-nations est liée à la circulation des capitaux, et comment se recomposent les élites politico-financières qui profitent de la situation ? Mais la grande majorité des économistes n’ont pas une pensée qui leur permette de sortir du système économique pour le voir de l’extérieur.

Gladys P.  : Un autre aspect que nous trouvons très intéressant dans ces mouvements spontanés, c’est qu’ils sont engagés d’une manière plus terre-à-terre, moins spectaculaire, c’est qu’ils sont engagés dans la construction d’alternatives concrètes. Ce ne sont pas nécessairement des processus qui se déroulent de manière conjointe mais ce sont des processus convergents. Par exemple dans le cas de l’Espagne ils ont décidé de construire des réseaux de coopératives agro-écologiques, de production et de consommation, qui sont maintenant imbriquées avec les assemblées populaires, avec des initiatives d’autogestion de la santé…
Cela nous semble très intéressant parce que, comme disait un copain, il est nécessaire d’offrir des alternatives aux gens non seulement en termes idéologiques sur ce que nous allons construire comme imaginaire, mais aussi dans la pratique, qui disent par des actes : voilà, nous allons fonctionner comme ça. En outre, des initiatives de ce type nous permettent de nous salir les mains avec l’autogestion. En ce sens, cela pourrait faire écho avoir une discussion que j’ai eue l’autre jour sur révolution-douce/révolution-dure. Cela signifie que la construction de ce type de structures ne pourra jamais remplacer une révolution proprement dite, une insurrection armée qui est évidemment nécessaire en dernière instance. Tu penses que la construction de ce type d’initiative peut être une contribution intéressante ?

E. Colombo  : Je pense que toutes ces initiatives sont fondamentales si elles se considèrent elles-mêmes comme des formes de combat pour une nouvelle société, et non comme une forme d’adéquation interne à la société dans laquelle nous vivons. Cet aspect est très important. Tout au long de ma vie, j’ai vu ce qui s’est passé avec les communautés, par exemple, si une communauté est refermée sur sa vie interne, elle échoue nécessairement, la société globale la phagocyte. Si cette communauté, comme le disait la Comunidad del Sur (Montevideo), se conçoit comme une communauté combattante pour un nouveau futur, elle a une valeur positive, même si elle succombe face au pouvoir répressif.

Gladys P.  : À cet égard, nous serions, les anarchistes, ceux qui pourraient leur donner cette finalité et cet objectif à nouveau finaliste.

E. Colombo  : Je pense que oui, que c’est l’un des éléments centraux. Si nous abandonnons la dimension utopique du changement, nous continuerons à répéter de manière acritique toutes les perversions du système. Lorsque le projet n’existe pas, le geste de la révolte devient répétitif. Tu te rebelles parce qu’il te fait mal, parce que tu ne le supportes plus, mais demain tu devras de nouveau te rebeller, et une fois terminé, tu devras le refaire encore une autre fois. Tu auras le destin de Sisyphe.

Gladys P.  : En ce sens, ce serait aussi ce qui a fait échouer le mouvement spontané en Argentine en 2001, de ne pas avoir eu une vision de la transformation du système.

E. Colombo  : Le « Que se vayan todos » était une expression du désir, mais, et ensuite ? Qui mettons-nous à la place pour remplir le vide ? Il fallait mettre quelqu’un sur le Trône, parce qu’ils n’avaient pas pensé à autre chose. Ensuite, ils ont remis tous ceux qui y avaient déjà été.

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Gladys P.  : Pour terminer, et avant tout te remercier pour l’interview et d’avoir consacré un long moment de ton temps...

E. Colombo  : De rien, c’est toujours intéressant de discuter, ça t’oblige à réfléchir de nouveau sur certains sujets.

Gladys P.  : En effet, il me semble que nous sommes à un moment critique de l’anarchisme, c’est une énième heure finale que nous affrontons et dans laquelle nous devons produire quelque chose, quelque chose qui doit obtenir un effet, et nous nous retrouvons un peu avec tout à élaborer, comme s’appelle un journal publié par des compagnons, nous avons ‟tout à faire”[4]. As-tu aussi cette impression que, si nous laissons passer cette opportunité, nous allons nous affronter à un capitalisme peut-être différent, mais capable de reconstruire son discours pour encore 30 ou 40 ans ?

E. Colombo  : Je préfère ne pas répondre pour une raison simple : je ne veux pas être optimiste, ni non plus laisser l’optimisme pour des temps meilleurs, comme on dit. Pour moi, il y a une phrase de Landauer qui a toujours eu une valeur personnelle : « les hommes croient qu’un jour ils seront libres et égaux quand ils auront détruit les obstacles qui les empêchent de l’être, sans se rendre compte qu’ils le sont seulement pendant qu’ils luttent pour l’obtenir ».[5]

Gladys P.  : Merci beaucoup, Eduardo.

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Interview réalisée et publiée par le GLAD (Grupo Libertario Acción Directa), basé à Madrid. http://estudioslibertarios.wordpress.com/

[Traduction : J.F.]

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Notes :
[1] ‟L’intégration imaginaire du prolétariat”, La Lanterne noire n°2, Paris, décembre 1974-janvier 1975. Accessible ici : http://www.la-presse-anarchiste.net/spip.php?article222
[2] Cf. M. Bakounine : Préambule, Empire Knouto-Germanique, Œuvres Compl., Vol. 8,. pp. 296-297
[3] Ce numéro est sorti depuis. Réfractions n°30, De l’État. http://refractions.plusloin.org/
[4] Todo por hacer (Madrid). http://www.todoporhacer.org/
[5] Cf. Gustav Landauer, La Révolution. Éditions Champ Libre, Paris, 1974, p. 140


EDUARDO COLOMBO

Né en 1929 en Argentine il milite à la FORA et est rédacteur du journal La Protesta. La Federación obrera regional argentina développe une position originale au sein du mouvement anarchiste international consistant à ne pas séparer le ‟politique” (la finalité anarchiste communiste) du ‟syndical” revendicatif. Elle s’oppose ainsi au syndicalisme révolutionnaire qui veut devenir la colonne vertébral de la société future.

‟La FORA ne voit dans le syndicalisme pas autre chose que ce qu’il peut être : un moyen qui, parce qu’il est aux mains des déshérités, se positionne face au régime d’iniquité actuel, mais un moyen qui, en dernier examen, est en quelque sorte un enfant de ce même régime. Créé dans les entrailles de la société bourgeoise, dans l’autoritarisme du monde ambiant, le syndicalisme est une arme, et, justement, parce qu’il est une arme, il peut servir autant la cause du bien que celle du mal (et nous sommes avertis que les armes se prêtent plus facilement au mal qu’au bien !).”

En 1970 Eduardo, sa compagne Heloisa et leurs deux enfants s’exilent à Paris. Nous sommes dans l’après 68 et ils rejoignent le groupe Information correspondance ouvrière ICO. A la dissolution de la revue, il participe à la création de la revue La Lanterne noire (1974-1978) avec des anarchistes issus du “mouvement du 22 mars” et de la revue Noir et Rouge qui avaient, eux aussi, rejoint ICO après 68. Dans les années 80, il s’intègre à la revue édité en Italie, Volontà (1982-1996), puis actuellement encore à Réfractions (revue de recherches et d’expressions anarchistes). Adhérent de la CNT pendant quelques années, il s’occupe aussi pour un temps des éditions CNT-RP avant de s’en éloigner.

Eduardo Colombo est aussi médecin (en Argentine) et psychanalyste (profession qu’il exerce depuis son arrivée en France) d’orientation résolument freudienne et opposée à Lacan. C’est d’ailleurs du lien qu’il opère entre psychanalyse, anarchisme et révolution qu’il tire une opposition déterminée aux visions « post- » (modernes, anarchistes, structuralistes…) qui postulent un inévitable assujettissement du… sujet et donc l’abandon de tout projet révolutionnaire. Il leur oppose une vision de la liberté où l’humain s’empare de la possibilité de changer le monde.

Il est l’auteur de La volonté du peuple - Démocratie et anarchie, Paris, Éditions Libertaires, 2007 et L’espace politique de l’anarchie, Esquisse pour une philosophie politique de l’anarchisme ainsi que de très nombreux articles concernant le pouvoir, l’imaginaire, l’Etat, la révolution, la sexualité…

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Livres publiés

La volonté du peuple, démocratie et anarchie, éditions Libertaires/éditions CNT, 2007.

L’espace politique de l’anarchie, Esquisse pour une philosophie politique de l’anarchisme, éditions ACL, 2008.

D’autres textes d’Eduardo Colombo, plus récents, sont disponibles sur le site de la revue Réfractions, http://refractions.plusloin.org/

Ou encore ICI


En guise de commentaire

Certains d’entre nous connaissent Eduardo Colombo depuis très longtemps, depuis l’époque où il collaborait à la revue anarchiste La Lanterne Noire, dans les années 1970. D’autres plus récemment, dans les innombrables salons du livres et autres rencontres anarchistes dont il est depuis longtemps un visiteur et un acteur très fidèle.

Il est l’un des fondateurs (en 1997) et un pilier de la revue Réfractions, qui essaie de renouveler ou de maintenir vivantes les approches théoriques et les réflexions sur le ou les anarchismes contemporains. Il se rattache historiquement au courant « anarcho-communiste » – comme nous à l’OCL – c’est-à-dire la tendance qui place les idéaux et les interventions anarchistes dans le cadre de la lutte de classe, dans la perspective d’une transformation révolutionnaire de la société vers un communisme dans la liberté. Un courant favorable à l’organisation des militant-e-s mais qui laisse ouverte, et si possible toujours critique, la définition des modes d’organisation et d’action, la place et la fonction de ces modes de regroupement, le rapport au savoir, aux « idées » et à la « conscience » comme fruit du processus social-historique.

Une conception de la démarche politique comprise comme une totalité à forger, tendue par un projet assez clair sur ses grandes options tout en se sachant inabouti et en construction permanente. Une démarche qui fonde ses interventions sur la construction d’espaces permettant les allers et venues entre la « théorie » et la « pratique », qui privilégie tout ce qui favorise l’autonomie et l’auto-organisation dans les luttes, la pleine participation dans les mouvements sociaux, car elle considère que ce sont là, dans ces moments incontournables pour la cristallisation et l’expression collective de la révolte et des aspirations émancipatrices et révolutionnaires, que se trouvent les véritables écoles de l’auto-émancipation. Une perspective qui passe par l’étude des situations concrètes, le combat contre les dogmes quels qu’ils soient (surtout quand ils viennent de notre camp...), les réflexions critiques des modes de domination, y compris ceux qui se reproduisent dans le mouvement révolutionnaire lui-même, l’affaiblissent, le neutralisent ou le font dériver vers des formes nouvelles de la domination politique, c’est-à-dire vers de nouvelles impasses et de nouvelles défaites.

Eduardo Colombo a entrepris depuis de longues années tout un travail rigoureux de réexamen théorique autour de ce qu’on pourrait appeler rapidement une politique anarchiste ou encore un anarchisme réfléchissant de manière critique sur le et la politique (et la philosophie politique) afin de proposer une configuration renouvelée dessinant un « espace politique de l’anarchie ». Ce travail l’a conduit à mener un parcours réflexif dans lequel il a exploré les questions immédiatement liées à ce sujet, et elles sont nombreuses : les formes de domination et comment s’instituent la mécanique commandement/obéissance et la hiérarchie qui en découle, la formation de l’État, qu’est-ce que la loi, la règle, comment le pouvoir politique se noue à l’obligation sociale, la notion de ‟pouvoir” et sa polysémie, celle d’autorité, l’autonomie, la démocratie, les modes d’appartenance sociale et les significations qui en découlent, la place et la formation de l’utopie dans le projet d’émancipation. Plus récemment, il s’est impliqué dans la querelle sur le relativisme, le post-anarchisme[1] et certaines conceptions purement immanentistes et vitalistes de l’anarchie et aborde en ce moment la discussion sur les fausses évidences et les apories ou impasses des dichotomies individu/société, la question de la subjectivité, du sujet (cartésien, kantien…), de sa disparition structuraliste puis de sa résurgence comme sujet-assujetti (Foucault) ou, comme alternative polémique, le sujet-acteur de la transformation sociale, la construction du sujet-autonome, social, relationnel contre l’individu abstrait et libéral et, pourrait-on dire, la mise au jour des présences, formations et appartenances croisées du sujet dans le monde et du monde dans le sujet…

Dans cette conversation avec Eduardo Colombo, sont abordés plusieurs thèmes : la question de l’organisation anarchiste ou des modes d’organisation des anarchistes dans la réalité sociale, et comment ces manières de s’organiser sont partie prenante des processus sociaux. Si la nécessité de s’organiser est partagée par beaucoup d’anarchistes, a fortiori s’ils sont en même temps communistes, les contours, les raisons d’être, les définitions et les modalités d’action font débat.
La discussion sur ce point renvoie à la relation entre la « conscience révolutionnaire » (l’organisation spécifique) et « expérience sociale » de la lutte (les protagonistes des combats, des résistances, des rébellions) : selon une perspective pariant sur l’auto-émancipation, sur une révolution menée par des gens ordinaires et non par une avant-garde, laquelle de l’expérience ou de la conscience est à l’origine de l’autre ? Ou encore, comment est-il concevable de nouer les deux ? Si les anarchistes, les révolutionnaires possèdent la « conscience » (les idées) et se sont organisés séparément en fonction de celle-ci, comment peuvent-ils en même temps ne pas être une avant-garde, ou des « en-dehors » idéologiques, des donneurs de leçons, reproduisant par-là les relations asymétriques du maître et de l’élève, le pouvoir des savants et des compétents, dont se prévaut tout organisation sociale et politique hiérarchique.

Comment les révolutionnaires peuvent-ils éviter de faire de cette organisation séparée une finalité séparée, avec sa logique propre, de boutique, de chapelle, reproduisant la fonction des partis politiques qui placent leur raison d’être dans leur propre développement, leur propre devenir, leur quête d’influence et de pouvoir, c’est-à-dire dans une autoréférencialité de plus ?
La thèse finaliste qu’évoque Eduardo n’est-elle pas plus cohérente de ce point de vue : la finalité révolutionnaire, pour peu qu’elle existe, qu’elle se matérialise, ne peut être que le produit de l’expérience sociale et non un morceau du ciel des idées tombé sur terre. Le rôle des révolutionnaires autoproclamés ne consiste-t-il pas alors – avec ceux et celles qui ne le sont pas – au moyen de luttes, de résistances collectives face aux injustices, de mobilisations actives, et à l’intérieur de celles-ci grâce à des propositions et des initiatives propres (actions directes, désobéissance, solidarité à la base, mais aussi expressions critiques, moments politiques de débats sur les stratégies et les perspectives de lutte, de rencontres directes…), au moyen de « moments insurrectionnels » de rupture, de construction d’autonomies et d’autodéterminations collectives, à favoriser la gestation des conditions sociales, politiques, subjectives d’une révolution conçue comme une transformation en profondeur impliquant le plus grand nombre, une création social-historique, et non de prétendre la mener au nom du peuple ou du prolétariat, ou encore de la canaliser et l’encadrer dans des dispositifs préétablis ?

Eduardo Colombo qui ne néglige pas la production d’idées et la « propagande », insiste sur le fait que la formation des sujets révolutionnaires n’est pas donnée par un télos, la réalisation d’un dessein de l’histoire humaine inscrite dans une objectivité sociologique (une nécessité historique) mais qu’elle s’effectue à partir des luttes collectives, surtout quand celles-ci acquièrent une amplitude et une intensité telles que l’horizon immédiat semble s’élargir, que de nouveaux pensables et possibles se font jour parce que ces insurrections deviennent alors « les instruments de rupture de l’imaginaire établi. »

La période actuelle est évoquée, en particulier à travers l’émergence de mouvements dits spontanés, comme les ‟Indignados” en Espagne ou les ‟Occupy” aux États-Unis, moins pour les analyser en eux-mêmes mais plutôt pour voir ce dont ils sont le symptôme, ce qu’ils traduisent comme processus de transformation sociale à l’œuvre, en partie souterrains et invisibles, les questions nouvelles que ces mouvements nous posent à nous, révolutionnaires anti-autoritaires sans révolution. Mais aussi pour évoquer les espaces qu’ils ouvrent pour réélaborer des idées valides, des modes d’action adéquats et des propositions concrètes, certes circonstancielles et relatives à des situations déterminées mais susceptibles de réintroduire du conflit, de la globalité dans les enjeux, de « construire un espace politique plébéien » antagonique, d’interrompre les continuités et temporalités établies par la société du capital et de fabriquer à partir de là un nouvel imaginaire collectif parvenant à inverser les rapports de force à l’échelle de toute la société, à placer les dominants sur la défensive, à briser les sentiments d’impuissance et la chape de plomb des significations sociales instituées.

Mai 2013
J.F.

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[1] A ce sujet, voir aussi : Une critique du post-anarchisme

Sur quelques unes des contradictions internes à l’"anarchisme" actuel, à la fois comme courant politique mais plus encore comme mouvance culturelle / idéologique, on peut se reporter au compte-rendu des Rencontres Internationales Anarchistes de Saint-Imier, en août 2012, que les camarades de l’OCL présents sur place en ont fait : Des enjeux qui posent question… sans vraiment surprendre

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1 Message

  • NO PASE ¡ NO PASARÁN !

    Rushes.Infos. /13/05/2013

    ¡ No pase, pero no pasarán !
    tenemos fe en la verdad
    la suerte y la libertad, .

    ¡ No pasarán !
    Une poupée jetée dans la boue

    ¡ No pasarán !
    Des enfants poussés par des fous, (voyous)
    en uniforme et en mission.

    ¡ No pasarán !
    des enfants pieds nus dans la neige,
    leurs mères chargées de balluchons,
    leurs pères vaincus en longs cortèges
    qu’on entasse dans les camions.

    ¡ No pasarán !
    Toujours le même petit manège
    pour faire avaler la disette !

    ¡ No pasarán !
    toujours les mêmes chiens de meute
    qui font de leurs meurtres une fête,
    toujours le même front de haine
    poison des âmes et de l’émeute.

    ¡ No pasarán !
    C’est la chasse au vagabonds
    aux Roms aux Gitans et aux fous,
    à tous ceux qui disent non,
    tous ceux qui sont debout.

    ¡ No pase, pero no pasarán !
    Y si el mundo es tuyo
    el mundo es nuestro

    ¡ No pase, pero no pasarán !
    Tenemos fe en la verdad
    la libertad y la suerte,
    hasta la muerte .

    Voir en ligne : rushes.infos

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