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L’enjeu des luttes contre les mégaprojets en Amérique Latine - Point de vue

Résistances locales, mouvements globaux

par Raúl Zibechi

dimanche 11 mars 2012, par ocl2446


Voir en ligne : La Jornada

En juin 2002, il y a à peine 10 ans, était réalisée à Tambogrande (nord du Pérou) la première consultation populaire à caractère communal sur l’industrie minière à une grande échelle dans le monde. Plus de 90¨% des électeurs, quelque 25 mille personnes, avaient rejeté le projet de la société canadienne Manhattan d’exploiter de l’or, de l’argent et du zinc ; seulement 350 personnes avaient voté en faveur et 6 % des habitants n’avaient pas pris part au vote. La consultation avait été organisée par la municipalité et son résultat fut interprété comme un triomphe de l’agriculture paysanne, qui dépend de l’eau pour sa survie.

La consultation de Tambogrande a été suivie celle d’Esquel (sud de l’Argentine) en mars 2003, où 80 % s’est prononcé contre un projet de la Meridian Gold pour extraire de l’or, avec l’utilisation de cyanure. En juin 2005, un autre referendum a été organisé à Sipacapa, au Guatemala, avec des résultats semblables. Ces consultations ont été la forme de lutte trouvée par les communautés locales pour briser l’isolement et éviter que leurs raisons soient noyées par le silence officiel et les médias. On peut dire aujourd’hui que les résultats obtenus ont été plus que couronnés de succès.

Au Pérou, la résistance à l’industrie minière l’a conduit à réaliser une Marche Nationale par le Droit à l’Eau, en février, dans laquelle a conflué l’essentiel du mouvement social péruvien[1]. En Argentine, la victoire d’Esquel a activé la création de dizaines d’assemblées locales qui sont coordonnées dans l’Union des Assemblées Citoyens et qui vient d’effectuer sa 18ème rencontre nationale à Mendoza. Au Guatemala, déjà 56 communes se sont déclarées libres de toute industrie minière par la formidable pression de la population. Au Pérou, au Brésil et au Chili la résistance populaire contre les méga-barrages hydro-électriques continue et se lie étroitement avec les luttes contre l’industrie minière et les monocultures.

Après plus d’une décennie de résistances, il est possible d’établir un schéma d’action de ces mouvements qui se sont amplement étendu localement et se sont installés comme les principales alternatives au modèle établi pour l’expropriation des biens communs. C’est la mobilisation populaire la plus importante depuis l’époque de Fujimori, a écrit Hugo Blanc, en évaluant la Marche de l’Eau (Lucha Indígena, février 2012)[2].

La première caractéristique de ce modèle est qu’ils ont obtenu un soutien si solide et profond parmi les populations locales qu’il leur a permis de briser l’isolement et le harcèlement. Une bonne partie de ces résistances sont devenues fortes en s’enracinant dans des relations à caractère communautaire, ce qui leur a permis de rendre visible l’existence d’un conflit entre de grandes sociétés multinationales et des communautés locales visant à assurer leur survie. Elles ont fait appel à des spécialistes pour traduire leurs raisons dans le langage des classes moyennes urbaines et elles ont cherché le parapluie protecteur les institutions et autorités locales, ce que font toujours les opprimés pour légitimer leurs exigences.

Même lorsque se mobilisent de petits groupes et même une poignée de personnes, comme cela arrive souvent avec les assemblées citoyennes argentines, l’opiniâtreté des communautés en mouvement leur a permis de neutraliser la criminalisation de la protestation. Les communautés locales ont montré une capacité nouvelle à élaborer un discours capable de s’accorder avec d’autres personnes, situées dans des lieux plus éloignés, en insistant sur le fait qu’il s’agit de la défense de la vie face à l’avarice de l’accumulation.

Deuxièmement, bien que les revendications soient strictement locales, ces mouvements ont cherché dès le départ à tisser des liens avec d’autres secteurs sociaux pour étendre l’écho de leurs luttes, et de cette manière, ils ont commencé à tisser de vastes alliances d’abord régionales, ensuite nationales et maintenant internationales. La capacité de briser l’encerclement informatif et politique est ce qui leur a permis de passer outre la répression et d’obtenir des soutiens massifs dans les villes, chose qui jusque-là semblait difficile à obtenir.

En troisième lieu, les formes de lutte ne sont ni légales ni illégales, ni pacifiques ni violentes, bien qu’ils y en aient de toutes sortes, mais elles sont surtout légitimes, tant dans leurs exigences que par la capacité des militants à mettre physiquement leurs corps en travers des gigantesques camions des entreprises et des coups des policiers. Il n’y a pas de contradiction entre l’option des urnes à Tambogrande, ou ensuite à Majaz (nord du Pérou), et l’action contondante des guerriers de Baguá en 2009, dans la forêt péruvienne.

En quatrième lieu, on enregistre la confluence des secteurs sociaux les plus divers (comme cela fut le cas pendant la marche en défense du TIPNIS en Bolivie en 2011[3], et en ce moment dans la province de Aysén, dans le sud du Chili[4]) avec la réactivation des mécanismes internes traditionnels des peuples pour prendre des décisions et garantir leur sécurité, comme l’ont fait les rondes paysannes pendant la récente Marche de l’Eau au Pérou.

Finalement, nous sommes face à une accélération des temps. Dans les premiers mois de cette année se sont succédés la Marche de l’Eau au Pérou et le soulèvement d’Aysén, qui déjà depuis trois semaines a bloqué des ponts et des routes, avec une liste de 11 revendications, parmi lesquelles l’opposition au barrage Hidroaysén occupe une place importante, tandis que le 8 mars dernier a commencé la Marche de l’Eau en Équateur, qui arrivera le 22 à Quito, après avoir parcouru trois régions du pays. Et on annonce déjà une nouvelle marche en Bolivie pour éviter l’imposition la route dans le TIPNIS.

Nous ne sommes pas face à un ensemble de mobilisations mais devant un mouvement contre les multinationales et la spéculation financière, en défense de l’eau, de la vie et des peuples. C’est le plus formidable, le plus vaste et le plus bigarré mouvement continental depuis les luttes des décennies de 1960 et 1970 et la résistance à la première phase du néo-libéralisme dans les 90. Ce mouvement impressionnant pour les biens communs se déroule autant dans des pays gouvernés par la droite que dans ceux qui le sont par des gouvernements gauche et progressistes. Par conséquent, il n’est pas légitime de chercher des excuses du style « à qui profitent ces mouvements ? » pour jeter un voile d’ombres sur les luttes de ceux d’en bas.

Raúl Zibechi
La Jornada (Mexique), 9 mars 2012

[ Traduction : OCLibertaire ]


Notes de la traduction.

[1] Sur cette Marche, voir ‟Contre les mégaprojets miniers, une marche nationale pour l’eau"

[2] Figure politique de la « gauche révolutionnaire » du Pérou, très connu en Amérique Latine. Leader des luttes paysannes dans les années 60 dans la région de Cuzco, dirigeant politique (IVème internationale), infatigable lutteur, il a passé des années en prison et en exil. Sans rien renier de ses engagements passés, il s’est intéressé de près, ces dernières années, aux problématiques nouvelles et spécifiques portées par les nouveaux mouvements sociaux d’Amérique latine, en particulier les mouvements indigènes et les combats écologistes nés des projets dévastateurs du capitalisme. Âgé de 78 ans, toujours engagé, il anime maintenant surtout la revue Lucha Indígena

[3] Le TIPNIS (Territorio Indígena Parque Nacional Isiboro Sécure), d’une surface de 12 300 km2 est situé dans les terres basses de la partie centrale du pays. La décision du gouvernement d’Evo Morales de construire une route entre la région de Cochabamba et celle de Beni dans le nord du pays, à travers cette réserve naturelle déclarée territoire indigène en 1990, a provoqué la mobilisation des habitants (surtout amérindiens) de cette région et a recueilli le soutien de la plupart des mouvements et organisations sociales et communautaires du pays. Une marche de protestation sur la capitale, La Paz a été organisée pendant 65 jours, entre août et octobre 2011. Les revendications se sont ensuite étendues à d’autres motifs, dont l’arrêt de l’exploitation des hydrocarbures dans la province de Tarija, dans le sud du pays.
Ce projet de route, financé à 80% par la banque brésilienne de développement (et dont les travaux doivent être confiés à une grande entreprise brésiliennede BTP…), a provoqué le principal conflit entre le gouvernement progressiste et une bonne partie de sa base électorale d’origine, c’est-à-dire les communautés indigènes, des basses terres mais aussi de l’Altiplano.
Face à une très large alliance réunie dans la protestation, Evo Morales a reculé et une loi a déclaré la réserve TIPNIS comme zone « intangible » quelques jours après l’arrivée de la marche à La Paz. Mais depuis, les choses ont encore changé. Le gouvernement est revenu sur sa décision et, le 10 février dernier, une nouvelle loi était votée soumettant le projet à une consultation préalable dans un délai de 120 jours. Pour l’instant, le projet n’est plus annulé mais suspendu. La mobilisation est relancée…

[4] Sur le mouvement social actuel de la région de la Patagonie chilienne de Aysén, peu de choses en français. Voir (en espagnol) : http://aquiaysen.cl/

P.-S.

Raúl Zibechi est uruguayen. Journaliste et auteur, il est responsable de la section internationale au sein de l’hebdomadaire Brecha, édité à Montevideo. Il est l’auteur de plusieurs livres sur les mouvements sociaux, dont Genealogía de la revuelta. Argentina : una sociedad en movimiento et Dispersar el poder (sur les transformations en Bolivie).

Nous avons déjà publié certains de ses textes comme les gauches dans l’œil de la tourmente, la question de l’eau et de l’autonomie des communautés amérindiennes en Equateur, ou Les revolutions contre les avants-gardes.

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