Pas inintéressant de relire les vieilles barbes lorsqu’il est question d’histoire et de mémoire
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LETTRES À UN FRANCAIS SUR LA CRISE ACTUELLE
Michel Bakounine
Lettre II
5 septembre 1870.
Voilà l’empereur prisonnier et la république proclamée à Paris, avec un gouvernement provisoire.
La situation intérieure de la France a-t-elle changé pour cela ? Je ne le pense pas ; et les réflexions que je m’apprêtais à vous communiquer sur l’impuissance de l’empire n’ont rien perdu de leur vérité et de leur actualité, en les appliquant au gouvernement qui vient de se constituer par la fusion de la gauche républicaine et de la gauche orléaniste.
Je suppose que les membres de ce gouvernement animés du désir très sincère de sauver la patrie ; ce n’est pas en essayant de se servir de la puissance d’action du mécanisme administratif, devant laquelle l’incorrigible Thiers s’est encore émerveillé dans la séance du 26 août, ce n’est pas, dis-je, en suivant la vieille routine gouvernementale qu’il pourront faire quelque chose de bon ; toute cette machine administrative, s’ils veulent sérieusement [ 85 ] chercher le salut de la France dans le peuple, ils |6 seront obligés de la briser, et, conformément aux propositions d’Esquiros, de Jouvencel, et du général Cluseret, de rendre l’initiative de l’action à toutes les communes révolutionnaires de la France, délivrées de tout gouvernement centralisateur et de toute tutelle, et par conséquent appelées à former une nouvelle organisation en se fédérant entre elles pour la défense.
J’exposerai en quelques mots mes preuves à l’appui.
Le gouvernement provisoire ne peut, même dans les circonstances les plus favorables pour lui :
Ni réformer constitutionnellement le système de l’administration actuelle ;
Ni en changer complètement, ou même d’une manière un peu sensible, le personnel.
Les réformes constitutionnelles ne peuvent se faire que par une Constituante quelconque, et il n’est pas besoin de démontrer que la convocation d’une Constituante est une chose impossible dans ce moment où il n’y a pas une semaine, pas un jour à perdre. Quant au changement du personnel, pour l’effectuer d’une manière sérieuse, il faudrait pouvoir trouver en peu de jours cent mille fonctionnaires nouveaux, avec la certitude que ces nouveaux fonctionnaires seront plus intelligents, plus énergiques et plus honnêtes que les fonctionnaires actuels. Il suffit d’énoncer cette exigence pour voir que sa réalisation est impossible.
Il ne reste donc au gouvernement provisoire que deux alternatives : ou bien de se résigner à se servir de cette administration essentiellement bonapartiste, et qui sera entre ses mains une arme empoisonnée contre lui-même et contre la France ; ou bien de briser cette machine gouvernementale, sans même essayer de la remplacer par une autre, et de rendre la liberté d’initiative la plus complète à toutes les provinces, à toutes les communes de France, ce qui équivaut à la dissolution de l’État actuel.
Mais en détruisant la machine administrative, les hommes de la gauche se priveront du seul moyen qu’ils avaient de gouverner la France. Paris ayant de la sorte perdu le commandement officiel, l’initiative par décrets, ne conservera plus que l’initiative de l’exemple qu’il pourra donner en se mettant à la tête de ce mouvement national.
Paris est-il capable, par l’énergie de ses résolutions, de jouer ce rôle ? Non ; Paris est trop absorbé par l’intérêt de sa propre défense pour pouvoir diriger et organiser le mouvement national de la France. Paris assiégé se transformera en un immense camp ; toute sa population ne formera plus qu’une armée, disciplinée par le sentiment du danger : mais une armée ne raisonne pas, n’agit pas comme une force dirigeante et organisatrice, — elle se bat.
La seule et meilleure chose que Paris puisse faire dans l’intérêt de son propre salut et de celui de la France entière, c’est de proclamer et de provoquer l’absolue indépendance et spontanéité des mouvements provinciaux, — et si Paris oublie et néglige de le faire, pour quelque raison que ce soit, le patriotisme commande aux provinces de se lever et de s’organiser spontanément et indépendamment de Paris.
Ce soulèvement des provinces est-il encore possible ? Oui, si les ouvriers des grandes cités provinciales, Lyon, Marseille, Saint-Étienne, Rouen, et beaucoup d’autres, ont du sang dans les veines, de l’énergie dans le cœur et de la force dans les bras, s’ils sont des hommes vivants et non des doctrinaires socialistes.
Il ne faut pas compter sur la bourgeoisie. Les bourgeois ne voient et ne comprennent rien en dehors de l’État et des moyens réguliers de l’État. Le maximum de leur idéal, de leur imagination et de leur héroïsme, c’est l’exagération révolutionnaire de la puissance et de l’action de l’État au nom du salut public. Mais j’ai déjà démontré que ’action de l’État, à cette heure et dans les circonstances actuelles, loin de sauver la France, ne peut que la tuer .
Croyez-vous peut-être à une alliance entre la bourgeoisie et le prolétariat, au nom du salut national ? C’est le programme que Gambetta a exposé dans sa lettre au Progrès de Lyon,et je pense bien faire de vous dire mon opinion sur cette fameuse lettre.
Je n’ai jamais tenu grand compte de Gambetta, mais j’avoue que cette lettre me l’a montré encore plus insignifiant et plus pâle que je ne me l’étais imaginé. Il a pris tout à fait au sérieux son rôle de républicain modéré, sage, raisonnable, et dans un moment où la France croule et périt et où elle ne pourra être sauvée que si tous les Français ont vraiment le diable au corps, M. Gambetta trouve le temps et l’inspiration nécessaire pour écrire une lettre dans laquelle il commence par déclarer qu’il se propose « de tenir dignement le rôle d’opposition démocratique gouvernementale. » Il parle du « programme à la fois républicain et conservateur qu’il s’est tracé depuis 1869, » celui « de faire prédominer la politique tirée du suffrage universel, » (mais alors c’est celle du plébiscite de Napoléon III) « de prouver que dans les circonstances actuelles, la république est désormais la condition même du salut pour la France et de l’équilibre européen ; — qu’il n’y a plus de sécurité, de paix, de progrès que dans les institutions républicaines sagement pratiquées (comme en Suisse probablement !) ; — « qu’on ne peut gouverner la France contre les classes moyennes, et qu’on ne peut la diriger sans maintenir une généreuse alliance avec le prolétariat » (généreuse de la part de qui ? de la bourgeoisie sans doute.) « La forme républicaine permet seule une harmonieuse conciliation entre les justes aspirations des travailleurs et le respect des droits sacrés de la propriété. Le juste-milieu est une politique surannée. Le césarisme est la plus ruineuse, la plus banqueroutière des solutions. Le droit divin est définitivement aboli. Le jacobinisme est désormais une parole ridicule et malsaine. Seule, la démocratie rationnelle et positiviste (entendez-vous le charlatan !) peut tout concilier, tout organiser, tout féconder (Voyons comment ?). 1789 a posé les principes (pas tous, bien loin de là ; les principes de la liberté bourgeoise, oui ; mais ceux de l’égalité, ceux de la liberté du prolétariat, non) ; 1792 les a fait triompher (et c’est pour cela sans doute que la France est si libre !) ; 1848 leur a donné la sanction du suffrage universel (en juin, sans doute.) C’est à la génération actuelle qu’il convient de réaliser la forme républicaine (comme en Suisse), et de concilier, sur les bases de la justice (de la justice juridique évidemment) et du principe électif, les droits du citoyen et les fonctions de l’État, dans une société progressive et libre. Pour atteindre ce but, il faut deux choses : supprimer la peur des uns et calmer les défiances des autres ; amener la bourgeoisie à l’amour de la démocratie, et le peuple à la confiance dans ses frères aînés. » (Pourquoi donc pas à la confiance dans la noblesse, qui est encore plus aînée que la bourgeoisie ?)
Non, les espérances de M. Gambetta sont des illusions. De quel doit la bourgeoisie demanderait-elle au peuple d’avoir confiance en elle ? C’est elle qui a déchaîné la guerre sur la France, par ses lâches complaisances pour le pouvoir ; et le peuple, qui le comprend, comprend aussi que c’est à lui-même de prendre maintenant en main les affaires de la patrie.
Il se trouvera sans doute, dans la classe bourgeoise, un nombre considérable de jeunes gens, qui, poussés par le désespoir du patriotisme, entreront de cœur dans le mouvement populaire qui doit sauver la France ; mais il ne leur sera pas possible d’entraîner avec eux la bourgeoisie tout entière, et de lui donner cette audace, cette énergie, cette intelligence de la situation qui lui fait défaut.
Je pense qu’à cette heure, en France, il n’y a que deux classes qui soient capables de ce mouvement suprême qu’exige le salut de la patrie : ce sont les ouvriers et les paysans.
Ne vous étonnez pas que je parle des paysans. Les paysans ne pèchent que par ignorance, non par manque de tempérament. N’ayant pas abusé ni même usé de la vie, n’ayant pas subi l’action délétère de la civilisation bourgeoise, qui n’a pu que les effleurer à peine à la surface, ils ont conservé tout le tempérament énergique, toute la nature du peuple. La propriété, l’amour et la jouissance non des plaisirs mais du gain, les ont rendus considérablement égoïstes, c’est vrai, mais n’ont pas diminué leur haine instinctive contre ceux qui jouissent des fruits de la terre sans les produire par le travail de leur bras. D’ailleurs le paysan est foncièrement patriotique, national, parce qu’il a le culte de la terre, une véritable passion pour la terre, et il fera une guerre à mort aux envahisseurs étrangers qui viendront le chasser de son champ.
Mais, pour gagner le paysan, il faudra user à son égard d’une grande prudence . S’il est vrai que le paysan hait l’envahisseur du sol, qu’il hait aussi les beaux Messieurs qui le grugent, il ne hait pas moins, malheureusement, les ouvriers des villes.
Voilà le grand malheur, voilà le grand obstacle à la révolution. L’ouvrier méprise le paysan, le paysan lui rend son mépris en haine. Et cependant, entre ces deux grandes moitiés du peuple, il n’y a en réalité aucun intérêt contraire, il n’y a qu’un immense et funeste malentendu, qu’il faut faire disparaître à tout prix.
Le socialisme plus éclairé, plus civilisé et par là même en quelque sorte plus bourgeois et plus doctrinaire des villes, méconnaît et méprise le socialisme primitif, naturel et beaucoup plus sauvage des campagnes. Le paysan de son côté considère l’ouvrier comme le valet ou comme le soldat du bourgeois, et il le déteste comme tel, au point de devenir lui-même le serviteur et le soldat de la réaction.
Puisque cet antagonisme fatal ne repose que sur un malentendu, il faut que l’une des deux parties prenne l’initiative de l’explication et de la conciliation. L’initiative appartient naturellement à la partie la plus éclairée, c’est-à-dire aux ouvriers des villes.
J’examinerai, dans ma prochaine lettre, quels sont les griefs des ouvriers contre les paysans, griefs dont il importe que les ouvriers se rendent bien compte à eux-mêmes, s’ils veulent travailler sérieusement à une conciliation.