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Courant Alternatif 287 février 2019

« Kanaky » ou l’héritage sanglant d’Ouvéa

jeudi 14 février 2019, par OCL Reims


Avec De nos frères blessés (2), Andras a rendu un bel hommage à Fernand Iveton, ouvrier communiste et militant anticolonialiste torturé et guillotiné, le 11 février 1957 – sur ordre du Président René Coty et de son garde des sceaux… François Mitterrand –, pour avoir déposé une bombe qui n’avait pas explosé dans un local abandonné de l’usine où il travaillait, à Alger en 1956. Il brosse dans Kanaky, grâce aux multiples témoignages qu’il a recueillis, le portrait d’Alphonse Dianou, indépendantiste kanak assassiné à 28 ans par l’armée française avec 18 autres militants sur l’île d’Ouvéa, le 5 mai 1988. Sa « quête-enquête » vise à comprendre qui était ce militant, mais aussi à « raconter à travers la trajectoire d’un individu une lutte collective aux racines fort anciennes ; donner la parole à celles et ceux que cette histoire implique en premier lieu et n’être qu’une courroie, narrateur assemblant comme il le peut les morceaux vivants et disparus ; resserrer, ne serait-ce que d’un fil, les mémoires de nos deux terres, leur Kanaky blessée et ma France oublieuse ».

La trajectoire d’un individu dans « une lutte collective »

Alphonse Dianou a été présenté par les autorités gouvernementales et militaires et de nombreux journaux comme un illuminé plein de haine et un fanatique violent. Andras nous dessine un être très réfléchi, foncièrement droit, et qui a veillé sur ses camarades de lutte et d’infortune jusqu’à la fin. Dianou avait d’abord voulu être prêtre (3), puis avait choisi de se « battre pour la libération du peuple kanak » et adhéré à l’Union calédonienne (UC, le principal parti du Front de libération nationale kanak et socialiste) en 1984.
Il s’était longtemps réclamé de Gandhi, et avait en avril-mai 1985 accueilli des gens du Larzac venus en Nouvelle-Calédonie. Mais le sit-in pacifiste organisé par le FLNKS, le 22 août 1987, sur la place des Cocotiers à Nouméa l’avait fait évoluer sur la question de la violence. Il s’agissait de protester contre le référendum d’autodétermination prévu à la mi-septembre par le gouvernement Chirac. (Le « statut Pons II », du nom du ministre des DOM-TOM, avait en effet modifié pour ce scrutin le découpage de la Nouvelle-Calédonie et la composition de l’électorat en défaveur des indépendantistes : alors que les Kanak étaient déjà minoritaires sur leur terre, les personnes qui y étaient domiciliées depuis trois ans seulement pourraient voter.) Ce jour-là, les policiers avaient sommé la centaine d’hommes, femmes et enfants assis par terre de s’en aller et, devant leur refus, les avaient tabassés ; ils avaient ensuite arrêté et incarcéré ensemble Dianou et Elie Poigoune (président de la LDH), considérés comme les meneurs. Condamné à quinze jours de prison avec sursis, le premier avait déclaré au second : « La non-violence c’est fini, je n’y crois plus. » D’autant qu’il admirait Eloi Machoro, le leader de l’UC abattu le 12 janvier 1985 par un homme du GIGN quelques mois après avoir brisé une urne à Canala.

Ouvéa et la mémoire de « leur Kanaky blessée »

Le FLNKS a décidé de boycotter les territoriales calédoniennes de 1988, qui vont se dérouler en même temps que la présidentielle française opposant le Président Mitterrand à son Premier ministre ; et, pour faire connaître sa position, il a confié à ses comités locaux le soin de mener des opérations le 22 avril. Dianou a ainsi organisé l’occupation de la gendarmerie à Fayaoué, dans l’île d’Ouvéa. Il s’agit de neutraliser les gendarmes pour remplacer le pavillon français par le drapeau kanak. Malheureusement, cette action symbolique vire au désastre, et celles prévues ailleurs sont annulées sans qu’on sache pourquoi.
Sur les 30 gendarmes présents à Fayaoué, il n’y a que trois permanents et un territorial. Les autres sont venus en renfort de métropole et paniquent à la vue des quatre indépendantistes qui entrent, arme blanche ou à feu à la main. Un lieutenant mobile tire, et un Kanak tombe tout en le blessant grièvement. Plusieurs dizaines d’autres indépendantistes investissent alors la gendarmerie et dévalisent l’armurerie ; dans la fusillade qui s’ensuit, quatre militaires sont tués (4) et trois Kanak blessés. Les gendarmes se rendent assez vite. Une partie des indépendantistes emmène 11 d’entre eux vers le sud de l’atoll, mais ne tarde pas à les libérer ; les autres, parmi lesquels se trouvent Alphonse Dianou et son frère Hillaire, se réfugient avec les 15 gendarmes restants dans la grotte « sacrée » de Watetö, près de la tribu de Gossanah.
Chirac hurle à la « barbarie et la sauvagerie de ces hommes, si tant est que l’on puisse les qualifier ainsi ». Certains médias parlent de meurtres où des corps ont été découpés au couteau et de femmes violées.
300 gendarmes métropolitains, 20 hommes du GIGN commandés par le capitaine Legorjus et des paras de l’EPIGN débarquent à Ouvéa. L’île est coupée du monde extérieur, presse comprise. Commencent à Gossanah des interrogatoires musclés de la population pour lui faire avouer où sont détenus les gendarmes. Les habitant-e-s, regroupés dans trois maisons, sont frappés et torturés (matraquages, décharges électriques, étranglements…), leurs biens pillés, un couvre-feu est instauré.
Le bureau politique du FLNKS demande le départ des forces armées, l’annulation des élections, et la désignation par Chirac et Mitterrand d’un médiateur pour gérer la situation ; mais, craignant des représailles gouvernementales, il n’envoie pas de représentant sur place et laisse le groupe de Dianou se débrouiller seul.
Le 24 avril, Mitterrand obtient 34,11 % des suffrages au premier tour de la présidentielle devant Chirac (19,96 %), tandis qu’aux territoriales le FN fait une ascension fulgurante (22,49 % des voix).
Un porte-parole de la tribu de Gossanah finit par conduire le substitut du procureur de la République Jean Bianconi, le capitaine Legorjus et quelques GIGN à la grotte, mais les militants indépendantistes les font prisonniers. Ils libèrent cependant très vite Bianconi et Legorjus pour pouvoir négocier avec le gouvernement.
Dianou et ses camarades sont en fait dépassés par les événements. Loin de maltraiter leurs otages (5) ou d’être les « terroristes » aguerris que les médias décrivent, ils partagent la nourriture et jouent aux cartes avec eux, et ils surveillent si peu les gendarmes que ceux-ci auraient selon leurs dires facilement pu s’emparer de leurs armes. De même, ils ne fouillent pas – à tort – Bianconi : lors de ses venues dans la grotte, celui-ci fera passer des clés de menottes et des revolvers aux membres du GIGN, ce qui leur permettra de s’évader par le conduit naturel de la grotte dès que l’armée donnera l’assaut.
Legorjus et Dianou discutent beaucoup : le premier voudrait une reddition des militants sans que le sang coule ; le second est prêt à libérer les otages contre… « l’indépendance de Kanaky ». Le 2 mai, Legorjus apprend que Mitterrand accepte qu’un médiateur soit nommé, mais, le 3, que Chirac refuse ce médiateur.
Les préoccupations des deux présidentiables ne sont de toute façon que d’ordre électoral. Chirac envoie le 11e régiment parachutiste de choc à Ouvéa pour que les otages soit libérés au même moment que trois autres otages, détenus au Liban par le Hezbollah et le Jihad islamique (6), car des images chocs lui serviront pour gagner la présidentielle. Quant à Mitterrand, il approuve le « protocole d’accord » conclu entre Pisani et le FLNKS, qui établit l’arrivée le 7 mai à Nouméa de deux délégations de négociateurs et la libération des otages « par Alphonse Dianou et ses compères, sur ordre du FLNKS, le 9 au matin », ainsi que l’incarcération des militants indépendantistes et leur jugement « dans le strict cadre de la loi »… MAIS il signe l’ordre de l’opération « Victor » (7), que lui seul pouvait donner !
Le 5 mai, veille du second tour, Legorjus annonce à Dianou qu’Antenne 2 va venir en hélicoptère interviewer son groupe. En fait, l’un des Puma qui se présentent devant la grotte transporte un canon, et en fort peu de temps 19 indépendantistes (dont de simples « porteurs de thé ») sont tués – au cours de l’assaut mais surtout après, achevés d’une balle dans la tête pour 12 d’entre eux –, ainsi que deux soldats.
Alors que Dianou s’est allongé à terre pour se rendre, un militaire lui tire une balle dans le genou. On lui met une perfusion, mais un autre militaire la lui arrache, puis il est massacré à coups de ranger à l’intérieur du véhicule qui le transporte vers l’hôpital de l’aérodrome d’Ouloup. Il meurt « dans des conditions obscures », écrit Attali dans sa biographie de Mitterrand. Le capitaine Belhadj, responsable de ces sévices, sera relevé de son commandement mais réintégré deux mois plus tard, et décoré de la Légion d’honneur par Chirac une fois celui-ci devenu Président.

« Les morceaux vivants et disparus » assemblés

Le livre d’Andras vient heureusement briser la loi du silence qui s’est installée en Nouvelle-Calédonie après la tuerie d’Ouvéa. Chez les Kanak, les « vieux » ont eu tendance à ne pas raconter aux jeunes générations ces « événements » et ceux des années précédentes, par désir de les oublier. Et, un mois après l’assaut de la grotte, Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur ont rétabli la « paix » : sous la pression du nouveau Premier ministre Michel Rocard, ils ont scellé l’accord de Matignon (8) au nom du FLNKS et du Rassemblement pour la Calédonie dans la République, le parti chiraquien qui dirigeait les institutions calédoniennes.
Cependant tout le monde n’a pas la mémoire courte.
Par exemple Djubelly Wéa, dont le père avait été malmené par les militaires à Gossanah et qui n’acceptait pas les termes du retour à l’ordre. Le 4 mai 1989, il a tué Tjibaou et son adjoint Yeiwéné Yeiwéné avec une des armes prises à la gendarmerie de Fayaoué, quand ils sont allés au cimetière d’Ouvéa afin de rendre hommage aux « victimes de la colonisation » qui ont versé leur « sang pour le peuple kanak », ainsi qu’il est inscrit sur leurs tombes.
Ou encore Benoît Tangopi : arrêté comme preneur d’otages après l’assaut et emmené à Paris, il a été libéré par l’amnistie générale négociée avec l’accord de Matignon, mais n’accepte pas cette amnistie qui a surtout visé à couvrir les exactions commises par les forces françaises au cours des années 80. Comme l’a avoué sans fard Rocard, en 2008, devant les caméras : « A la fin de l’épisode de la grotte d’Ouvéa, il y a eu des blessés kanak, et deux de ces blessés ont été achevés à coups de bottes par des militaires français, dont un officier. (…) Il fallait prévoir que cela finisse par se savoir et il fallait donc prévoir que cela aussi soit garanti par l’amnistie. » Rêvant toujours d’une « indépendance kanak socialiste », Tangopi affronterait un procès pour faire la lumière sur ces assassinats. Devenu porte-parole de la chefferie de Gossanah, il a déclaré avant que l’actuel Président français se rende dans l’île pour la commémoration de 2018 : « Monsieur Macron, restez chez vous, ne venez pas nous déranger. C’est l’Etat français qui vient. Et on sait qu’en 1988 c’est le président de la République qui avait donné l’ordre pour attaquer la grotte. Et on n’est pas près de l’accepter. » Enfin, il a boycotté le référendum du 4 novembre dernier, pour lui élément d’« une stratégie de recolonisation, de repeuplement ».
Ce référendum a suscité des réactions très diverses dans la population calédonienne en général, et son résultat a surpris tout le monde car le non à l’indépendance ne l’a emporté que par 56 % des suffrages exprimés. Certains éléments n’avaient visiblement pas été pris en compte dans les pronostics le donnant jusqu’à 75 % – en particulier les motivations d’une jeunesse caldoche peut-être moins raciste et plus ouverte à la culture kanake que ses parents (9). La « Kanaky-Nouvelle-Calédonie », Etat pluriethnique proposé par le FLNKS, a maintenant des adeptes jusque dans la droite loyaliste. La direction du Front, pour sa part, craignait – à tort, semble-t-il – l’abstention d’une jeunesse kanak soupçonnée de vouloir s’autonomiser des chefs de tribu. Elle critiquait aussi la position de l’USTKE et du Parti travailliste, formations indépendantistes qui prônaient la non-participation à ce scrutin.
Les partis composant le FLNKS ne s’entendent pas sur l’avenir du « Caillou » – l’UC recherche une indépendance-association, le Palika veut une indépendance-partenariat avec la France –, et l’« indépendance kanak socialiste » d’antan ne paraît plus guère à l’ordre du jour. Comme les richesses du territoire suscitent bien des convoitises au niveau international, certains dirigeants kanak préfèrent qu’il reste par sécurité dans le giron français, et le gouvernement est bien sûr disposé à l’y conserver.
En conclusion, le livre d’Andras n’est pas intéressant que par ses analyses percutantes et son style poétique : il a également le mérite de rappeler que si une minorité de Kanak s’est aujourd’hui élevée socialement grâce aux accords, en gérant les régions ou l’industrie du nickel, c’est pour un réel changement de société que des Alphonse Dianou ont lutté hier au prix de leur vie.

Vanina

1) Actes Sud, septembre 2018, 304 p., 21€.
2) Actes Sud, 144 p., 17 €. Ce roman a obtenu le Goncourt du premier roman en 2016, mais l’auteur a refusé le prix.
3) Beaucoup de leaders indépendantistes ont été pasteurs – une vocation favorisée par l’éducation que seules les missions protestantes assuraient aux Kanak.
4) Pour couvrir sans doute son frère, Alphonse Dianou affirmera avoir tué l’un d’eux, mais il n’était armé que d’un casse-tête.
5) Et pourtant ils découvriront que parmi les GIGN figure Jean-Pierre Picon, l’assassin de Machoro.
6) Programmé le 4 mai, l’assaut sera repoussé d’un jour afin de respecter ce timing.
7) Une fois Président, il a oublié la « pleine solidarité » que le Parti socialiste exprimait en 1979 envers le Front indépendantiste, incitant les militant-e-s kanak à scander : « Mitterrand = indépendance kanak socialiste ».
8) Cet accord du 26 juin 1988 sera suivi par celui de Nouméa le 5 mai 1998. A ce sujet, voir entre autres les articles parus dans CA en octobre dernier.
9) Dans les îles Loyauté, quelques milliers de voix kanak se sont également perdues avec le système de procuration mis en place.

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