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Grande-Bretagne

Immigration et social-démocratie nationale en Grande-Bretagne

lundi 17 décembre 2018, par admi2


  1.  <strong/>Immigration et social-démocratie nationale</li><li> en Grande-Bretagne </strong>

-# "Il y a une raison de vouloir garantir un contrôle effectif de l’immigration : c’est l’impact qu’elle peut avoir sur les gens, sur l’accès aux services, sur l’infrastructure. Mais le problème est que souvent ce sont les gens au bas de l’échelle des revenus qui sont le plus durement frappés." Theresa May, 6 septembre 2017
"Ce qui ne devrait pas exister, c’est l’importation massive de travailleurs sous-payés d’Europe centrale visant à dégrader les conditions de travail, notamment dans l’industrie du bâtiment." Jeremy Corbyn, 23 juillet 2017
"Dans les dix dernières années, une gigantesque expérience s’est faite aux dépens de simples travailleurs. Des pays présentant des différences historiques de salaire et de niveau de vie ont été réunis dans un marché du travail commun. Avec pour résultat une pression soutenue sur le niveau de vie, une tentative systématique de baisse des salaires et de réduction des coûts de la protection sociale pour les travailleurs." Len McCluskey, 20 juin 2016

Ces citations du premier ministre en exercice, du dirigeant du Parti travailliste et du secrétaire général de la plus grande centrale syndicale au Royaume-Uni, Unite, fixent le cadre du débat qui s’est focalisé sur le lien entre immigration et forte baisse des salaires de la classe ouvrière britannique.
Le fait que bon nombre de travailleurs souscrivent à ce discours a moins à voir avec la xénophobie qu’avec la conjonction, vers le milieu des années 2000, de divers facteurs : la crise globale a frappé le pays au moment où l’impact des mesures de précarisation du travail introduites dans les dernières années 1990 par le gouvernement du New Labour se faisait brutalement sentir ; et cela s’est produit en même temps que l’ouverture du marché du travail britannique consécutive aux élargissements successifs de l’Union européenne en 2004 et 2007. Aujourd’hui le pays connaît paradoxalement à la fois le taux de chômage le plus bas de l’histoire récente et une baisse record des salaires, ce qui renvoie à un état de faiblesse structurelle du côté de la classe ouvrière.
La position pro-Brexit de Corbyn s’explique par sa politique social-démocrate qui repose non seulement sur la régulation et la taxation des flux de capitaux, mais aussi sur le revers de la médaille, à savoir la régulation des fluctuations du travail. Cela conduit à de sérieuses tensions à la fois avec l’aile néolibérale du Parti travailliste et avec les fantassins de son aile gauche, lesquels comptent d’importantes sections de l’ancienne gauche radicale ayant rejoint le parti au cours de l’épisode récent de « corbynmania ». Cette partie de la gauche s’oppose à cette tendance nationale de la social-démocratie en adoptant une position libérale ou humaniste favorable à l’immigration. Résultat, elle ne sait comment expliquer la forte dégradation des conditions de travail et de vie des travailleurs locaux, faute d’analyser la faiblesse structurelle d’une classe dont la composition a changé. Et elle préfère blâmer la mauvaise volonté et le pouvoir omniprésent des patrons.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Angleterre a dû, en tant qu’ancien centre impérial, chercher les moyens d’ajuster l’immigration en provenance de ses anciennes colonies aux exigences du marché du travail. L’Etat britannique a conclu des accords avec les nouveaux gouvernements postcoloniaux de la Jamaïque, de la Barbade et de Trinité, offrant aux jeunes travailleurs qui s’étaient engagés à travailler à la construction du métro ou dans les services postaux des crédits pour financer leur voyage vers la Grande-Bretagne. En revanche, l’immigration en provenance du sous-continent indien (Inde, Pakistan, Népal) était au départ fondée sur des relations d’ordre plus général, tel l’engagement de membres de la famille dans l’armée britannique. La plupart des travailleurs du sous-continent ont trouvé du travail dans les industries lourde et légère du secteur privé. Entre 1951 et 1971, environ 500 000 non-Blancs venus des anciennes colonies ont immigré en Angleterre. Le British NationalityAct de 1948 a garanti aux citoyens des pays du Commonwealth le droit de vivre et travailler en G-B. Mais cela a changé au milieu des années 1960, avec les débuts de la crise économique. Le Commonwealth Immigration Act de 1968, introduit par le gouvernement travailliste de Wilson, a limité le droit de résidence aux personnes pouvant prouver que leurs parents ou grands-parents étaient nés en G-B. Ce qui a permis aux Australiens d’immigrer, mais pas aux gens de couleur de pays plus pauvres.
Entre 1951 et 1961, 500 000 personnes environ sont arrivées d’Irlande pour travailler, ce qui à l’époque constituait le plus grand contingent d’immigrants. Leur appauvrissement était une conséquence directe de la politique économique adoptée par la G-B.après l’indépendance irlandaise, et ces immigrants ont servi de pions dans la querelle sur l’avenir de l’Irlande du Nord. Le gouvernement Wilson a agi dans un contexte de montée de la violence raciste envers les immigrés, et l’a exploité. La constitution du National Front en 1967 a contribué à aggraver le sentiment anti-immigrés. Les syndicats ont largement ignoré les travailleurs immigrés, quand ils ne les ont pas vendus, au moment où bien des propriétaires adoptaient le mot d’ordre « Pas de chiens, pas de Noirs, pas d’Irlandais ». Les travailleurs immigrés ont réagi en formant des organisations d’autodéfense, tel l’AsianYouthMovement, et les industries britanniques furent frappées par une vague de grèves sauvages, comparable aux « Turkenstreiks » (grèves turques) en Allemagne dans les années 1970. Les travailleurs immigrés ont ainsi conquis leur place au sein de la classe ouvrière autochtone. Dès lors la « maladie anglaise » a gouverné le pays, culminant avec les grèves massives du winter of discontent (l’hiver de la grogne) de 1979. En 1975 déjà, pendant la crise de la livre, le FMI fut contraint de concéder le plus gros crédit de son histoire pour empêcher l’effondrement de la monnaie anglaise. Avec l’aide des syndicats, le gouvernement travailliste introduisit diverses mesures pour limiter des revendications salariales et une inflation galopantes : des plafonds de salaire pour la fonction publique et des conventions collectives de branche et de secteur furent introduits pour miner les actions des travailleurs et des shop stewards (délégués d’atelier) et les grèves salariales au niveau du service ou de l’atelier. Cette politique concertée du gouvernement et de la hiérarchie syndicale fut le prélude à un processus plus large de restructuration qui engendra une hausse du chômage (de 2,4 % en 1973, il grimpa à 6,7 % en 1977 et à 13 % en 1982). Une bonne partie de la gauche préfère aujourd’hui oublier ce prélude et voir dans l’arrivée au pouvoir de Thatcher le point de départ des attaques néolibérales contre la classe ouvrière.
Conséquence de la politique migratoire du gouvernement et de la hausse du chômage dans les années 1980, l’immigration en provenance des pays du Commonwealth s’est considérablement réduite. De nombreux ouvriers des industries du nord-est de l’Angleterre, devenus chômeurs, ont immigré à Londres, voire plus loin, pour finir par travailler sur les chantiers de construction en Allemagne pendant le boom de la réunification. Dans les années 1990, le nouvel ordre impérialiste global s’est traduit par un nouvel afflux de demandeurs d’asile. Puis la libéralisation de 2004 et 2007 a fait grossir l’immigration en provenance d’Europe de l’Est. Le nombre d’habitants du Royaume-Uni nés à l’étranger est passé de 3,8 millions en 1993 à 8,3 millions en 2014, et le solde migratoire annuel moyen, de 37 000 entre 1991 et 1995 à 249 000 entre 2011 et 2015.

Composition actuelle de l’immigration auRoyaume-Uni

Le solde migratoire net continue à être relativement élevé malgré la volonté affichée du Parti conservateur de le réduire à quelques dizaines de milliers de personnes. En 2015, il était de 333 000 sur une population de 65 millions d’habitants. Après le référendum sur le Brexit, il est descendu à 273 000 en 2016, ce qui est dû en partie seulement à un environnement social plus hostile, et plus sûrement à la baisse relative des salaires engendrée par la dévaluation de la livre (elle a perdu 15 % de sa valeur par rapport à l’euro), qui a réduit le revenu disponible une fois de retour au pays. La moitié environ des immigrés qui débarquent au Royaume-Uni proviennent de pays de l’Union européenne et vont d’abord dans les régions où il est plus facile de trouver du travail : 40 % des immigrés vivent à Londres. Les étudiants représentent une grosse part des immigrés extérieurs à l’UE (pour les enfants de l’élite globale, un diplôme d’université anglaise a une forte valeur sur le marché, et ces diplômes représentent pour le R-U l’un des principaux produits d’exportation). Des travailleurs qualifiés non issus de l’UE peuvent obtenir un visa « Tier 2 », qui les autorise à travailler un certain temps au R-U à condition que leur patron prouve qu’il ne réussit à trouver personne sur place qui soit adapté au poste et qu’il accorde un certain niveau de salaire. Autre élément important : le nombre croissant d’immigrés qui ne restent qu’un temps assez court : en 2015, ils étaient 1,2 million à venir pour moins d’un an.
Le R-U compte 400 000 à 800 000 immigrés sans papiers, vivant dans des conditions d’illégalité, donc de précarité. Les demandeurs d’asile sont rares parmi les arrivants, ils ne représentent que 5 % de l’ensemble. Actuellement, ils sont au nombre de 40 000, et, au R-U comme ailleurs, l’Etat les a répartis inégalement sur le territoire : d’après une enquête du Guardian datant de 2017, ils étaient cinq fois plus nombreux dans le tiersle plus pauvre du pays que dans le tiers le plusriche.

Brexit

La campagne du Brexit s’est focalisée sur l’immigration des travailleurs non qualifiés et sous-payés venus d’Europe de l’Est. Le stéréotype du plombier polonais revenait sans cesse dans les discours, et les conservateurs comme les travaillistes en ont usé comme d’un épouvantail. C’estle Premier ministre travailliste Gordon Brown qui a popularisé le slogan « British jobs for British workers » (« Des emplois britanniques pour des travailleurs britanniques »).
Actuellement, 2,37 millions de personnes originaires de l’UE travaillent au R-U (soit environ 8 % de la population active), dont un tiers de Polonais. Depuis 2014, la plupart des nouveaux arrivants viennent de Roumanie ou de Bulgarie ; leur nombre est passé de 230 000 à 413 000 aujourd’hui. Les catégories professionnelles les plus courantes chez les immigrés « A10 » (ressortissants des pays d’Europe de l’Est) sont « opérateur de production »(36 %) et emballeur (19 %).
Début septembre 2017, un document de travail du Parti conservateur a fuité (intentionnellement ou pas), où il était question des mesures que pourrait prendre le gouvernement pour restreindre l’immigration après le Brexit, comme imposer plus lourdement les entreprises employant des immigrés ou limiter les permis de travail accordés aux ouvriers non qualifiés. Cela a déclenché un tollé chez les représentants de certains secteurs industriels, qui ont agité le spectre de la pénurie de main-d’œuvre. Deux tiers des serveurs, un quart des cuisiniers et aides-cuisiniers, 85 % des ouvriers agricoles saisonniers, 30 % des ouvriers de la logistique et un quart de ceux de la transformation alimentaire proviennent d’autres pays. Le R-U mourrait de faim sans le travail des immigrés !
Cette fuite illustre les pressions matérielles et idéologiques que l’Etat, dans le cadre de sa stratégie de bas salaires, exerce de façon croissante sur les immigrés issus de l’UE. Depuis avril 2014, ceux-ci ont été officiellement placés aux derniers rangs de la hiérarchie sociale en termes d’accès aux prestations sociales : ils ne peuvent réclamer l’aide sociale de base qu’après avoir travaillé au moins trois mois, toucher l’aide au logement qu’au bout d’un an, et pour six mois maximum. La proportion de ressortissants UE qui réclament ces allocations a beau être faible, ces mesures contribuent à pousser ces immigrés à chercher un travail à tout prix et à le garder même s’il est très mal payé. Le droit au séjour est lui-même remis en question : les médias font de plus en plus souvent état de cas d’expulsion de citoyens de l’UE n’ayant jamais été officiellement employés ni enregistrés comme demandeurs d’emploi. Certaines associations caritatives fournissent à la police des frontièresles données de citoyens de l’UE sans logement, une mesure protectionniste à l’égard de leur propre clientèle locale qui leur garantit en outre des financements de l’Etat.
L’Etat dresse également de nouveaux obstacles à l’immigration extracommunautaire. Les travailleurs détenteurs d’un permis de séjour doivent gagner au minimum 18 600 livres par an pour pouvoir faire venir leur épouse, et 22 400 pour faire venir un enfant ; et comme le salaire minimum ne rapporte que 15 000 livres par an, nombreux sont ceux qui font un nombre fou d’heures supplémentaires ou qui n’ont pas vu leurs enfants depuis des années. Les professeurs d’université doivent fournir à la police des frontières des preuves de présence pour leurs étudiants étrangers. Le référendum du Brexit et le débat qu’il a fait naître sur la façon de gérer l’immigration à l’avenir ont encore aggravé la situation. Les conservateurs ne prennent pas de gants, Boris Johnson a par exemple proposé de n’ouvrir l’accès aux prestations sociales qu’au bout de deux années de résidence. Le Parti travailliste se montre plus technocratique, il suggère par exemple d’instaurer, pour l’obtention des visas, un système de points en lien avec la qualification. En 2017, son vice-président, Tom Watson, a suggéré d’adapter l’immigration aux besoins locaux, ce qui autoriserait les immigrants à venir à Londres mais pas à Newcastle.

Des salaires de la peur

D’après une étude du Trade Union Congress, le salaire réel moyen a chuté de 10 % entre 2007 et 2015, ce qui, sur ce plan, place le R-U juste derrière la Grèce parmi les nations industrialisées. Mais, à la différence de la Grèce, le R-U a connu la croissance pendant cette période : après un niveau de pré-crise en 2013, le PIB a grimpé de 10 % par rapport à 2007, le taux d’emploi est monté à 75 %, et le chômage a atteint son niveau le plus bas depuis quarante-deux ans : 4,3 %. Pourtant cela ne se traduit pas par une pression à la hausse des salaires. Le très faible taux d’arrêts maladie (4,3 jours d’absence par an) est un autre indice de la difficulté des salariés à résister à la pression. D’ailleurs, l’investissement et la productivité sont à des niveaux relativement bas : pourquoi investir dans des machines si des hommes sont prêts à travailler de longues journées (quatre heures par semaine de plus que sur le continent en moyenne) pour de maigres salaires ?
Politiciens et « experts » se demandent comment il se fait qu’avec un faible taux de chômage les salaires continuent à chuter. C’est là une question bien hypocrite, s’agissant de l’Etat tout au moins. Car l’Etat est intervenu activement pour assurer l’expansion d’un secteur à bas salaires, cela par plusieurs moyens :

  • par un moindre accès aux allocations et des mesures répressives contre l’immigration (descentes de police sur les lieux de travail...), il a poussé 3,5 millions de travailleurs étrangers à accepter des bas salaires ;
  • en introduisant un salaire minimum (de 7,50 livres l’heure actuellement), le gouvernement travailliste de Tony Blair a assuré par voie institutionnelle le maintien d’un secteur de bas salaires. Environ 6 millions de personnes, soit 20 % des salariés, gagnent actuellement entre 7,50 et 8,50 livres l’heure ;
  • l’inflation contribue à sa manière à la baisse des salaires réels. Le coût de la garde d’enfant a par exemple augmenté sept fois plus vite que le salaire nominal depuis 2008, ce qui fait que les femmes prolétaires subissent à la fois la contrainte des boulots mal payés et le poids de la réaction conservatrice (nouvelles valeurs familiales, etc.) ;
  • la hausse, de 30 % depuis 2014, des contrats zéro heure (qui ne garantissent aucune heure de travail hebdomadaire, donc aucun revenu régulier, et sont le lot actuellement de 4,6 millions de travailleurs) est aussi une conséquence des formes de précarité introduites par la loi ;
  • par diverses mesures d’incitation (fiscalité, etc.), l’Etat a poussé au développement du travail « indépendant » : celui-ci a augmenté de 45 % depuis 2002 et concerne à présent 4,8 millions de travailleurs, dont le revenu hebdomadaire moyen est passé de 300 livres au milieu des années 1990 à 240 livres aujourd’hui ;
  • la pression par le haut sur les salaires des 5,4 millions de salariés du secteur public (gel des salaires en 2011 et augmentation plafonnée à 1 % par an depuis 2013) s’est traduite pour chacun d’eux, l’inflation aidant, par une perte de revenu d’environ 3 000 livres entre 2010 et 2016.
    Alors que la gauche interprète la nervosité des politiciens sur la question des niveaux de salaire comme la preuve de la validité de leurs rêves keynésiens (bas salaires = consommation réduite = économie affaiblie), les politiciens se soucient plutôt des risques engendrés par la bulle de la dette privée. En effet, avec une inflation liée au Brexit excédant la hausse des salaires de 2 ou 3 %, le montant total des emprunts personnels (prêts immobiliers compris) non remboursés a augmenté de 10 %. La dette privée se chiffre à plus de 200 millions de livres. 8,8 millions de travailleurs payent leur nourriture ou leurs factures d’électricité en tirant sur leur découvert bancaire.
    A ce stade, les rats qui gouvernent le pays se mordent la queue. La classe politique se sert du Brexit comme d’un écran de fumée pour masquer les problèmes structurels non résolus de la crise financière de 2008, tels que le manque d’investissement productif et la faiblesse des exportations, des taux de profit et de la croissance salariale. Le référendum a à son tour renforcé les incertitudes du marché et fait baisser la valeur de la livre, alimentant l’inflation et la dette privée. La Banque d’Angleterre hésite à relever les taux d’intérêt pour soutenir la livre sur les marchés monétaires internationaux, craignant une exacerbation de la bulle immobilière et de la dette privée.
    Le Parti conservateur n’a pas de véritable stratégie, passant alternativement de la dépense monétaire (en amenant par exemple l’impôt sur les entreprises à son plus bas niveau historique de 17 %, supposé conserver à Londres son statut de paradis fiscal et monétaire mondial) à l’agitation en faveur d’un Brexit dur et un nouveau nationalisme, sans vision économique nationale. Le parti est sérieusement divisé et tient Theresa May en otage. Rien d’étonnant à ce que nombre d’entrepreneurs et d’industriels disent désormais préférer un « gouvernement stable sous le socialiste Corbyn ». Reste à voir si les hiérarques « de gauche » du Parti travailliste vont réussir à élaborer un plan économique national afin de « tirer le meilleur du Brexit » de leur point de vue. Dans cette tentative, non seulement ils se heurteront aux réactions hostiles des investisseurs internationaux, mais, en instaurant des mesures protectionnistes et technocratiques, ils offenseront inévitablement les sentiments libéraux et démocratiques de leurs enthousiastes nouvelles recrues.

Le camp travailliste

Après le référendum du Brexit, le relatif succès du Parti travailliste (Labour Party) aux élections fut une deuxième surprise pour l’establishment. En période de crise néolibérale, même un programme éculé peut paraître radical : 10 livres de salaire minimum en 2020, renationalisation des chemins de fer, 7 millions de livres de cure d’austérité au lieu des 9 millions du programme conservateur... Agrémenté de belles paroles du chef du parti ("solidarité", "travailleurs", "for the many, not the few"), un tel programme suffit à tirer des larmes y compris aux anarchistes britanniques les plus endurcis. Depuis l’élection de Jeremy Corbyn à sa tête, environ 350.000 personnes ont rejoint le Parti travailliste, ce qui en fait le plus gros parti politique d’Europe de l’Ouest avec 550.000 membres. Parmi les convertis on trouve presque tous nos camarades d’origine britannique diplômés d’université, de nombreux membres de Plan C*, le site d’information autrefois libéral-anarchiste Novara media, des camarades du journal ultra-gauche Endnotes et bien sûr nos camarades trotskistes. L’organisation Momentum, fondée pour soutenir la candidature de Corbyn au sein du parti, est devenue un important moteur "de base" de la campagne électorale, qui compte maintenant environ 22.000 membres. Alors qu’il est présenté comme un pont entre "parti et mouvement social", Momentum est surtout un cadre d’affrontements internes entre une jeune génération d’activistes plutôt postmodernes et branchés médias sociaux et les traditionnels trotskistes, comme l’Alliance for Workers Liberty (AWL).
La majorité des nouveaux membres du Parti travailliste vivent dans le Grand Londres, ont un niveau d’éducation et un revenu (réel ou espéré) supérieurs à la moyenne. En termes absolus, ce parti a attiré dix fois plus d’habitants de Londres (un membre sur cinq y habite) que de toute l’Ecosse. Les couches qui sont touchées par ce nouvel engouement pour le Labour sont les mêmes, socialement et géographiquement, que celles qui ont majoritairement voté contre le Brexit. A côté d’un désir général de plus grande justice sociale, la promesse d’une baisse des frais d’inscription à l’université est l’une des principales motivations de leur soutien. Actuellement les étudiants quittent l’université avec une dette de plusieurs dizaines de milliers de livres, et certains qui s’étaient battus contre l’introduction de ces frais comptent à présent parmi les membres les plus actifs du Labour (le fait que Corbyn ait déclaré vouloir baisser les frais d’inscription sans toutefois effacer les dettes déjà contractées a déjà douché l’enthousiasme des étudiants et de leurs parents). Sa critique des interventions militaires de Blair au Moyen-Orient et son soutien prolongé à la cause nationale palestinienne font qu’il peut compter également sur le soutien des musulmans britanniques, un groupe plus hétérogène.
Depuis le succès électoral des travaillistes, les conservateurs ont fait faire quelques volte-face décisives à leur programme budgétaire. Les travailleurs indépendants vont désormais devoir payer des contributions à l’assurance sociale, et la "dementia tax" (un impôt sur la propriété des personnes âgées censé financer le service national de santé) a été abandonnée. Les conservateurs veulent même se débarrasser du plafond salarial dans le secteur public, mais seulement pour les flics et les gardiens de prison ! Cet assouplissement du camp conservateur est interprété par l’opposition de gauche comme les premiers signes de succès. La nouvelle communauté travailliste a besoin des Tories comme punching-ball et du leadership de Corbyn comme écran sur lequel projeter toutes sortes de beaux rêves. Au cours du congrès du Parti travailliste de septembre 2017, treize mille personnes sont venues participer au Fringe Festival, où les chefs du parti et la haute bureaucratie syndicale qui le finance ont croisé le chemin de représentants autoproclamés du mouvement social, tels David Graeber ou Paul Mason, mais aussi de moindres personnalités de la soi-disant gauche radicale. Tandis qu’à la marge on s’offrait en atelier des hallucinations collectives sur la façon dont l’avenir des citoyens peut s’organiser durablement selon des principes féministes grâce au revenu universel et aux coopératives de travailleurs, au véritable congrès du parti, Momentum aidait à mettre au point un processus de prise de décisions entre délégués, et pas à user du droit de donner son opinion sur le plus gros enjeu du moment : la position du Parti travailliste sur le maintien ou non du R-U dans le marché unique post-Brexit et sur la persistance ou non de la liberté de mouvement au sein du Parti travailliste européen. Malgré tous les discours citoyennistes, on a laissé les chefs du parti décider seuls sur cette question litigieuse. Chacun savait que le joyeux climat de festival était en jeu et qu’une querelle ouverte signifierait très probablement la fin de la fête...
Le chefs du parti savent, par exemple, qu’une renationalisation des chemins de fer et du secteur de l’énergie et une taxation plus lourde des transactions financières seraient difficilement concevables dans le cadre de l’UE, qu’elles exigent au contraire plus de contrôle sur l’économie nationale. Et qui veut contrôler et restreindre le mouvement du capital doit faire la même chose avec le travail - l’essence vitale du capital. Si Corbyn a fait jouer la discipline de parti pour faire voter l’article 50 aux parlementaires travaillistes - ce qu’ils ont fait majoritairement - ce n’était pas par caprice ou simple tactique populiste. Que cela ait amené les libéraux et une partie de la gauche trotskiste à verser leurs premières larmes - où était-ce de la neige fondue ? - prouve à quel point la gauche actuelle se méprend ou ignore les contraintes structurelles.
La gauche actuelle ne se demande pas sérieusement comment un programme national de redistribution peut être mis en œuvre dans une économie capitaliste mondialisée - à une époque où l’économie britannique subit sa plus longue période de stagnation des salaires et de la production depuis la révolution industrielle. Ses membres se plaignent d’un manque de démocratie au sein du Parti travailliste, comme s’ils avaient pris place dans un atelier participatif d’Occupy XYZ et non dans les rangs d’un appareil d’Etat potentiel et de son principal allié, l’exécutif des syndicats. Si le Parti travailliste tente de mener à terme sa politique fiscale, cela se traduira vraisemblablement par une fuite des capitaux et un déclin de la livre. Dans une telle situation, l’appareil syndical lui sera un partenaire indispensable, non seulement pour faire pression sur le patronat, mais surtout pour transmettre aux travailleurs ce message : malgré les pics d’inflation et/ou de chômage, ils devront laisser du temps au gouvernement travailliste pour qu’il traite avec le capital global et autres ennemis nationaux. La gauche actuelle est doublement aveugle : l’analyse des contraintes structurelles de la production et des marchés mondiaux lui échappe, tout comme la connaissance des expériences concrètes de la classe ouvrière. A une époque de xénophobie et de nationalisme croissants, elle se borne à des appels aux bons sentiments prônant l’ouverture des frontières, sans tenir compte des difficultés que soulève l’immigration non seulement pour les travailleurs autochtones, mais aussi pour les immigrés eux-mêmes. Faute de racines au sein de la classe ouvrière, le cours des événements va la transformer soit en vieux bois au service du plus (néo)libéral Parti vert, soit en animal favori de la social-démocratie nationale.

Dans ce contexte, nos propres expériences sont limitées, nos efforts concrets modestes, et nos propositions en direction du milieu révolutionnaire élargi ne rencontrent que peu d’écho. Mais il faut bien commencer par un bout !
En tant que petit groupe de quatre, cinq personnes soutenues par une douzaine d’amis, nous ne pouvons remplacer une large organisation de classe, mais nous pouvons commencer à créer une petite cellule capable d’agir à quatre niveaux.

  • Réseau de solidarité : nous nous rendons chaque semaine dans un McDo d’une zone industrielle, dans une cafète de supermarché d’un parc logistique et dans une tea shop indienne à Southall, où nous proposons d’aider des camarades prolétaires à résoudre leurs problèmes, des salaires impayés par exemple. Nous essayons de les pousser à s’organiser pour mieux résister sur leur lieu de travail et à prendre part à des initiatives locales, contre par exemple la fermeture d’une piscine ou d’une agence pour l’emploi.
  • Groupes de boîte : actuellement nous travaillons dans un gros entrepôt d’une chaîne de supermarchés et des usines d’un producteur de plats cuisinés, où nous tentons d’organiser des groupes de travailleurs. Avec les IWW nous essayons de mettre sur pied des structures syndicales indépendantes dans dix entreprises locales.
  • Journaux ouvriers : nous essayons d’inscrire les expériences du réseau de solidarité et les informations de boîte dans une réflexion plus large, comme la politique migratoire et le retour du nationalisme. Nous distribuons environ deux mille exemplaires de cette feuille à l’entrée de l’agence pour l’emploi et des entreprises du coin.
  • Collectif politique : avec des collègues qui s’intéressent à la politique, nous prenons part au débat général de la gauche et aux rassemblements internationaux, comme celui des travailleurs d’Amazon.

Dans le sauvage Ouest londonien

Nous vivons dans la grande banlieue ouest de Londres, dans ce qu’on appelle le "corridor ouest", situé entre l’aéroport de Heathrow et l’autoroute A40-M4, qui mène au centre de Londres. Une zone faite de mornes rues de banlieue bordées de rangées de maisons surpeuplées, mais surtout de parcs industriels et de logistique. 80.000 personnes travaillent autour de l’aéroport, 20.000 dans les zones industrielles de Southall et Greenford, 35.000 dans Park Royal. Là où dans les années 1960-70 on procédait à l’assemblage des hélicoptères, des automobiles et des bus à impériale, on décharge à présent des palettes, on emballe des légumes et on cuisine des plats préparés. Plus de la moitié de la nourriture consommée par les neuf millions de Londoniens passe par ce corridor ouest. Les travailleurs de la zone sont à 90 % de la première ou deuxième génération d’immigrés. Parallèlement à l’industrie, la composition de classe locale a changé. Dans les années 1930, quand les premières usines de thé, entreprises chimiques et gros sites de construction de routes et de voies ferrées sont apparus, les Gallois - pour beaucoup d’anciens mineurs devenus chômeurs - étaient invités à "rentrer chez eux". Dans les années 1950, ce fut le tour des Irlandais, et dans les années 60 Southall devint la plus grosse enclave non indienne de Pendjabis. A présent, les Européens de l’Est côtoient une force de travail indienne à la fois nouvelle et plus établie, dont une couche est devenue la petite bourgeoisie locale : bon nombre des patrons du bâtiment, des propriétaires, des employés d’administrations locales, de commerçants, d’élus locaux et de gérants sont d’origine indienne. Un racisme est-européen et une méconnaissance des nouveaux arrivants (les Sikhs aux longues barbes sont par exemple pris pour des sympathisants des talibans) se conjuguent parfois à un dégoût prolétarien des "petits patrons" et des profiteurs - mélange difficile à débrouiller.
Une bonne partie de travailleurs vivent près de leurs lieux de travail dans des appartements partagés par nécessité, souvent à plus d’une personne par chambre. Un studio se loue difficilement moins de 900 livres par mois, une double pièce dans un appartement partagé coûte environ 600 livres - le salaire minimum étant de 1200 livres. Il n’est pas difficile de trouver à faire trois ou quatre boulots par jour pour réussir à boucler les fins de mois.
Ici, à des kilomètres de distance géographique et culturelle du centre de la métropole, la "Corbyn-mania" et les élections ont peu de sens : le groupe local Momentum compte quatre membres. Le référendum du Brexit y a eu cependant plus d’impact, ainsi que la politique anti-immigrés. Notre voisin polonais - un chauffeur de bus qui a vécu neuf ans à Londres - a fait état d’une augmentation des remarques et des persécutions anti-immigrés après le référendum. Des collègues roumaines se demandent si elles ne devraient pas rentrer cette année. La police de l’immigration fait régulièrement des descentes dans les usines, par exemple chez le producteur de sandwichs Greencore. Dans ce cadre, le réseau de solidarité est ce qui nous sert de pouls. En raison des mesures d’austérité, l’Etat a renoncé à certaines de ses institutions de médiation, d’action sociale ou charitables, auxquelles les ouvriers avaient l’habitude de s’adresser. Dès que nous collons nos affiches du réseau de solidarité dans la zone, les gens nous appellent. Dans le climat social actuel, chaque proprio, patron ou flic de l’immigration semble considérer les prolétaires immigrés comme des proies faciles à arnaquer, sans courir de risque.
Quelques cas parmi tant d’autres. Une famille polonaise qui avait eu du mal à payer son loyer après s’être vu couper l’aide au logement a été menacée d’expulsion par le proprio. Un administratif, après avoir promis un visa de formation et de travail à l’une de nos collègues du Pendjab, a tenté de lui extorquer 10.000 livres. Un cuisinier sénégalais a été licencié pour absence malgré l’envoi d’un arrêt maladie. Les patrons d’un serveur hongrois et d’ouvriers polonais et camerounais du bâtiment se sont dispensés de leur payer les heures supplémentaires. La trésorerie locale a imposé des centaines de livres de pénalités à un Soudanais d’une équipe de nuit qui n’avait pas réussi à remplir des formulaires sans importance. Des dizaines personnes directement embauchées en Bulgarie et dépendantes de leur agence qui organisait aussi leur hébergement se sont entendu dire qu’elles "devaient des heures" à l’entreprise et ont été contraintes de travailler 72 heures par semaine dans un entrepôt de logistique du grand magasin House of Fraser.
Souvent, faire un peu pression sur le patron, en le menaçant par exemple de pourrir sa réputation, suffit à le faire payer. Chose importante, nous essayons de rester en contact avec les travailleurs que nous avons aidés et de connaître à travers eux d’autres personnes (des membres de la famille du Soudanais sont par exemple employés dans un entrepôt plus grand, où nous avions besoin d’autres contacts). Avec le temps nous espérons pouvoir développer une réseau visible de travailleurs (immigrés) capable d’affronter les patrons - y compris avant que les salariés perdent leur job.
De ce fait nous sommes amenés à négocier avec d’autres formes - religieuses ou nationales - de réseaux "communautaires". Dans les quartiers prolétaires comme Southall, les mosquées et les temples jouent un grand rôle au quotidien dans la reproduction matérielle et idéologique de la classe ouvrière locale, au-delà de leur clientèle particulière. Beaucoup d’ouvriers est-européens du bâtiment au chômage fréquentent par exemple les temps sikhs pour y obtenir de la nourriture. Muslim Aid a été l’une des premières associations charitables à aider les victimes de l’incendie de la tour de Grenfell (1), alors que l’aide gouvernementale ne s’est manifestée que bien plus tard. Ces organisations jouent un rôle contradictoire. Pendant la grève des éboueurs de Birmingham à l’automne 2017 par exemple, les Bearded Broz, une organisation d’hommes (d’affaires) musulmans ambitieux, ont auto-organisé la collecte des déchets dans la partie plus pauvre, à dominante musulmane, de la ville. Au prétexte que la grève affecterait plus durement ces quartiers (pakistanais) de la ville, ils ont en pratique sapé, ne serait-ce que modestement, l’un des conflits du secteur public les plus importants. En réaction à la propagande médiatique hostile aux immigrés est-européens, des organisations polonaises nationalistes et de hooligans ont appelé à des manifestations et même à une "grève polonaise" (qui fut plus tard transformée en simple appel à donner son "sang polonais"), insistant sur le fait que les Polonais sont la main-d’œuvre la plus travailleuse du Royaume-Uni. Une autre tentative d’organiser une "grève des immigrés" ("un jour sans nous") s’est soldée par une mobilisation on line avec quelques petits rassemblements devant les immeubles gouvernementaux. Depuis, on a surtout affaire à des manifestations appelant au maintien du R-U au sein de l’UE, organisées par des immigrés ouest-européens plus qualifiés et des Britanniques d’esprit libéral.
En général, les débats autour du Brexit sont plus complexes que le portrait "classe moyenne libérale contre classe ouvrière anti-immigrés" qu’en font les médias. L’un de nous travaillait dans une petite usine de Park Royal à l’époque du référendum :
"Ce qu’il y a de bien dans le fait d’être une petite équipe travaillant assis ou debout autour d’une table à couper des câbles ou assembler des pièces, c’est qu’on a plein d’occasions de discuter d’un tas de choses. Quand on bossait dans notre morne atelier, le monde autour de nous changeait rapidement : guerre en Syrie, crise des réfugiés, référendum du Brexit, attaques terroristes, déclin de l’ordre social... Nos discussions se nourrissaient de l’expérience vécue des participants : un pieux musulman né au Pakistan et ayant grandi à Londres, qui avait travaillé dans toutes sortes d’industries et même dans un très sélect magasin Ocado ; un autre, né en Algérie, qui avait assisté à la guerre civile, bossé ensuite ici dans le bâtiment puis le commerce et épousé une Britannique ; un Hongrois qui avait vécu 17 ans au R-U et travaillé dix ans dans l’entreprise, à la fois nationaliste hongrois et partisan du Brexit (il avait obtenu la nationalité britannique) ; un Irlandais, des hindous, des fans de l’Arsenal, des auditeurs de Kiss FM, toutes sortes de gens.
A côté des discussions sur les contradictions de la petite production capitaliste, nous discutions de grande politique. Bien qu’immigrés (de seconde génération), les collègues qui pouvaient voter votaient pour le Brexit. Un seul (un Gujarati d’Ouganda de la deuxième génération) l’a justifié en disant que "tous les immigrés viennent pour bénéficier des aides" (sa petite amie était lituanienne et travaillait dans l’usine), les autres ont dit que c’était "un merde à l’élite". Ils avaient peut-être bien raison, car le jour suivant le référendum, le directeur est venu se plaindre que ça allait coûter beaucoup plus cher d’importer des pièces de Chine et d’ailleurs - l’accès futur aux marchés d’exportation lui faisait également du souci. Le camarade hongrois portait généralement un T-shirt avec l’inscription "Love Europe, leave the EU" ; il s’inquiétait pas mal du "danger" que pouvaient représenter les "réfugiés" pour la sécurité nationale. Quand on lui a fait remarquer qu’il était lui-même un immigré, il a répondu que lui était bienvenu, qu’il avait obtenu des papiers et qu’il s’en irait si ce n’était pas le cas. (c’était au moment où deux types polonais s’étaient fait attaquer, peu après le vote du Brexit). Il suivait les infos hongroises et de ce fait était obsédé par les "réfugiés". Mais par chance il y avait quelques réfugiés dans l’atelier : les collègues d’Algérie et du Liban ont pu remettre les choses en place. Le Gujarati ougandais (il était de la caste des "intouchables" et rigolait de l’autre collègue hindou du Kenya, qui était souvent à la même table) était étonnamment hostile aux réfugiés - qui sont majoritairement musulmans. Il n’a pas trop insisté sur le fait que ses parents avaient été réfugiés lors d’une grande crise de réfugiés et avaient été accueillis par de vilaines mobilisations de fascistes anglais. En même temps il était très sensible à la question raciale, s’identifiant principalement à la culture et la musique blacks et lâchant des "c’est des trucs de Blancs". A la fin nous sommes tous tombés d’accord pour dire que "le système est foutu", sans être toutefois très sûrs de ce qu’était le système. Le pieux musulman soutenait Corbyn parce que Corbyn était contre la guerre en Irak et pour la justice sociale. Le collègue en avait clairement contre les patrons et l’injustice, mais au bout du compte tout, absolument tout, relevait d’une conspiration sioniste - depuis la science archéologique et évolutionniste jusqu’à la création de l’Etat islamique. Nos discussions voyageaient loin dans le temps et l’espace, on parlait énormément de religion, spiritualité, univers et énergie cosmique - pour ensuite se retrouver à nouveau sous les néons à assembler pour de misérables salaires des imprimantes 3D qui ne se vendaient pas."

Les syndicats sur les lieux de travail

En 2016, les syndicats britanniques comptaient environ 6,2 millions d’adhérents, soit plus de deux fois moins qu’en 1979. Dans la première partie de l’article, nous avons critiqué les politiciens qui se demandent hypocritement pourquoi le faible taux de chômage ne se traduit pas à la base par une pression sur les salaires. A en juger par nos expériences locales, l’appareil syndical fait partie de cette alliance de l’hypocrisie.
Dans bon nombre des grosses entreprises de la zone, il existe un représentation syndicale. Bien que nous cherchions à construire des structures indépendantes, nous nous syndiquons là où nous travaillons, à la recherche avant tout d’un espace de rencontre entre travailleurs. En quatre ans de présence dans trois ou quatre syndicats différents de diverses entreprises, nous ne sommes que très rarement tombés sur une réunion syndicale de base - et dans les quelques rares auxquelles nous avons assisté, les travailleurs eux-mêmes n’avaient pas vraiment leur mot à dire.
Dans la plupart des entreprises, les syndicats, outre le fait de représenter les gens ayant des problèmes personnels à régler, contribuent plutôt à la gestion des mauvaises conditions de salaire et de travail et des divisions existantes. Les divisions ne renvoient pas essentiellement à des questions d’immigration, mais surtout à la séparation entre CDI et précaires. Les CDI sont syndiqués à environ 25 %, les précaires à 13 % seulement. Les immigrés le sont à 16 %, ce qui s’explique par la durée parfois limitée de leur séjour dans le pays. En 2016, le R-U avait enregistré 339.000 départs, contre 588.000 arrivées. Le mouvement d’ensemble de la main-d’œuvre est nettement plus élevé que le taux net d’immigration. Lors d’une enquête faite en 2015, 40 % des travailleurs immigrés interrogés disaient vouloir ne rester qu’un an ou deux, ce que confirment les statistiques de la sécurité sociale au niveau national : entre 2010 et 2014, un tiers environ des immigrés de pays de l’UE auraient séjourné et travaillé au R-U pendant moins d’un an.
Ces courts séjours posent un problème aux syndicats traditionnels, mais constituent aussi un défi en termes de pouvoir des travailleurs : ayant dépensé des sous pour le voyage et les premières démarches dans le nouveau pays, les immigrés qui n’envisagent qu’un court séjour sont plus enclins à accepter de mauvaises conditions pendant la période initiale. Mais la faible syndicalisation des travailleurs immigrés ne s’explique pas seulement par leur instabilité. En de multiples occasions les syndicats ont pris publiquement position contre leur présence ; en 2016 par exemple, le GMB local a organisé des manifestations à l’aéroport de Heathrow contre l’embauche de programmeurs détenteurs d’un visa Tier 2 (2) et dans ses publications les a assimilés à une menace contre la sécurité nationale.
Contrairement à l’idée qui veut que les immigrés mal payés soient "inorganisés", il y a normalement une présence syndicale sur les lieux de travail les plus importants, même si les bénéfices s’en font rarement sentir. Voici quelques-unes des expériences que nous avons faites avec les syndicats dans la zone.

Syndicat GMB - Amey, ramassage des ordures

A Ealing, la municipalité travailliste a sous-traité le ramassage des ordures et le nettoyage des rues à la multinationale Amey. La plupart des nouveaux embauchés et des saisonniers sont employés sous contrat zéro heure à travers le cabinet de recrutement Hays. A Londres, le salaire des balayeurs et des éboueurs est très variable (6,70 livres l’heure à Ealing et 9,25 à Camden, par ex.). Fin 2015, la municipalité d’Ealing a annoncé l’introduction de poubelles à roulettes (jusque-là les ordures se déposaient en sacs sur le trottoir), ce qui, selon la direction, se traduirait par moins de camions-poubelles et des rues moins sales, donc permettrait de réduire le nombre d’éboueurs et de balayeurs. 80 postes en CDI du dépôt de Greenford devaient ainsi disparaître. La direction du dépôt a fait annoncer et expliquer le plan restructuration par le délégué du GMB. Bien que représentant la moitié des salariés de la boîte, les précaires n’ont pas été invités à la réunion. Le délégué syndical a commencé par se plaindre de ce qu’Amey faisait prétendument 8 millions de livres de pertes chaque année sur le contrat d’Ealing, puis a déclaré disposer déjà d’une liste de 50 collègues prêts à partir à la retraite - autrement dit, la perte de 80 postes n’était pas un gros problème. Pour sauver les postes restants, il proposa que les autres salariés deviennent plus flexibles et acceptent de travailler certains jours comme éboueurs et d’autres comme balayeurs. Aucun mot sur l’éventualité de s’opposer à ce plan de restructuration. A l’automne 2017, les collègues d’Amey nous ont dit que le nombre de salariés du dépôt était passé de 240 à 130 et que la charge de travail de chaque équipe avait fortement augmenté.

Syndicat USDAW / Wincanton, entrepôt de boissons alcooliques pour Waitrose

Dans l’entrepôt du géant de la logistique Wincanton, des boissons alcooliques sont préparées pour être livrées aux divers supermarchés Waitrose de Londres. 40 % des travailleurs y sont employés par l’agence d’intérim Templine, au salaire minimum. 30 autres % ont été embauchés par Wincanton sur de nouveaux contrats, pour un salaire à peine supérieur. Au printemps 2014, le patron de Templine annonça que la prime sur les heures supplémentaires était supprimée - soit une baisse de rémunération de ces heures de 50 %. Cela suscita un sérieux mécontentement chez les ouvriers, polonais principalement. Des tracts furent distribués et des petits rassemblements (plutôt chaotiques !) organisés de nuit dans les parcs. Les intérimaires refusèrent de faire des heures sup et s’adressèrent aux salariés sous nouveau contrat Wincanton, qui étaient furieux de toucher deux livres par heure de moins que les plus anciens. La direction de Templine réagit en annonçant que la suppression de la prime était repoussée d’un mois. Des collègues de Templine ont contacté le représentant de l’USDAW, qui travaille comme formateur dans l’entrepôt, et qui leur a dit : "Laissez les heures sup aux CDI, comme ça l’entreprise devra payer le prix fort." Et pendant la grève sauvage des heures sup, lui et ses collègues en CDI ont travaillé seize heures en double équipe.

Syndicat Unite, Wincanton, entrepôt de Sainsbury

Cet entrepôt est proche du précédent, mais c’est un autre syndicat qui y est implanté, et il n’y a pas de communication entre les sites. Dans la zone réfrigérée, 120 salariés - dont plus d’une moitié d’intérimaires - collectent les produits destinés aux supermarchés. La plupart sont des jeunes arrivés récemment de Pologne et de Roumanie, mais il y a aussi quelques Somaliens, Afghans et Népalais. Ils gagnent le salaire minimum, soit 30 % de moins que les salariés en CDI (des Népalais et des Lituaniens plus établis ainsi que quelques deuxième génération d’Asiatiques caribéens et britanniques). Le régime de base est pénible : pas d’équipes fixes, et un contrôle constant du travail par vidéo. Le rythme de chacun peut être observé sur des écrans dans l’entrepôt, sur des feuilles imprimées dans la salle des instructions et via des SMS envoyés sur le portable du salarié le jour suivant : "Hier votre taux de collecte était inférieur aux 90 % requis." Ceux dont le taux se situe dans le dernier tiers obtiennent moins d’heures de travail - au total on est amené à travailler vite pour décrocher suffisamment de taf (Templine se garde un petit volant de candidats supplémentaire pour pousser à la compétition).
Deux camarades intérimaires ont pris leur carte au syndicat Unite (cas unique parmi les intérimaires). Unite dispose d’un tableau d’affichage, mais n’y affiche, outre les heures de permanence pour cas individuels, que l’accord récent de hausse de 2,5 % des salaires. Les délégués syndicaux n’ont manifesté aucun intérêt pour ces nouvelles recrues et se sont montrés hostiles aux réunions et aux tracts qui circulaient parmi les intérimaires. Ils étaient surbookés par le traitement des cas individuels et ne voulaient pas faire de vagues vis-à-vis de la direction. Les tracts s’adressaient aussi aux CDI : "Nous gagnons seulement 70 % de votre salaire, mais sommes obligés de travailler plus dur. Soutenez-nous en travaillant moins vite, autrement la direction se servira de nous pour détériorer vos conditions." Lorsque les mesures disciplinaires sont tombées pour "appel à faire baisser les niveaux de performance", le syndicat a refusé de représenter les adhérents intérimaires concernés.

Syndicat USDAW - Entrepôt Tesco

Tesco est la plus grosse chaîne de supermarchés du R-U, et emploie 350.000 personnes. Ils ont un accord de partenariat avec le syndicat USDAW, qui accorde à Tesco le droit de ne pas reconnaître les représentants syndicaux élus par les travailleurs s’ils ne défendent pas les valeurs de l’entreprise. Tesco a le taux de syndicalisation le plus élevé du secteur du commerce, mais ne paie ses salariés des réserves et des magasins que 7,80 livres l’heure, quand des supermarchés discount sans syndicat comme Lidl paient plus de 9,50 livres pour le même travail. Ces dernières années, l’USDAW a aidé Tesco à éliminer sur une vaste échelle les suppléments de rémunération liés aux heures sup et au travail du week-end et à introduire des contrats flexibles pour tous les nouveaux embauchés (ils ne garantissent qu’un temps partiel pour ce qui était avant un temps plein). Dans l’entrepôt alimentant les achats on line de Greenford, Tesco emploie environ 1.400 personnes, dont 600 camionneurs. Ceux-ci gagnent actuellement 9 livres l’heure (prime de résidence londonienne comprise), soit 10 % de moins que la plupart des autres camionneurs. A Tesco, on gagne moins, mais on était auparavant moins stressé. Cela a changé, avec par exemple l’introduction d’un nouveau système de planification appelé Bumblebee, qui a sérieusement augmenté la charge de travail des camionneurs. Le syndicat ne fait rien, et ne cherche pas à savoir ce que les salariés pensent de cette accélération. En revanche, il cogère les cours de formation pour ceux qui veulent faire carrière.

Syndicat GMB, usine de production alimentaire Bakkavor

Bakkavor est une multinationale de l’alimentation dont les propriétaires ont été très impliqués dans le scandale financier islandais - l’un d’entre eux a fait de la prison. Au R-U, Bakkavor produit des plats préparés, des soupes et des sauces pour les grandes chaînes de supermarchés. Dans notre zone, il possède quatre grosses usines et un entrepôt, avec au total 4.000 salariés.
A l’hiver 2017, une "crise du houmous" touchant le sud de l’Angleterre a fait les gros titres des journaux lorsqu’ils ont dû arrêter pendant deux jours la production d’une des usines de l’Ouest londonien et retirer les stocks pour des "raisons techniques" (le houmous avait un goût métallique). La plupart des salariés stables de ses usines sont des femmes du Gujarat ou d’autres régions sud-asiatiques, dont la connaissance de l’anglais est très rudimentaire. Beaucoup y travaillent depuis dix ou vingt ans. Les cadres de niveau bas ou moyen sont principalement des hommes venus des mêmes régions. Tout le monde veut faire des heures sup car, au-delà de 40 heures, elles sont payées à 150 %. Les gens travaillent habituellement 50 à 60 heures pour pouvoir ramener à la maison un salaire "décent", et c’est particulièrement important pour ceux qui veulent faire venir leur famille ou doivent travailler le minimum prescrit par leur visa. Aux pointes saisonnières, 30 % environ de la production dépendait des heures sup. Pourtant, leur nombre a été réduit récemment, mais pas au détriment de la production, ce qui veut dire qu’ils ont fait pression sur les travailleurs pour obtenir des gains de productivité. Le recours aux intérimaires a diminué au cours de l’année - une note a circulé disant que les heures sup éventuelles devaient être attribuées principalement au personnel stable, sans doute pour freiner le mécontentement et faire des économies. Le médiocre anglais des Indiens et leur façon de parler sont souvent perçus comme inamicaux par leurs collègues est-européens, ce que la forte pression au travail et la culture tyrannique de l’encadrement ne font qu’exacerber.
A la fin des années 1990, à la suite de plusieurs campagnes, le GMB a été reconnu comme syndicat dans toutes les usines Bakkavor de l’ouest de Londres. Dans cette entreprise à dominante féminine, la plupart des délégués syndicaux sont des hommes membres de l’encadrement. Dans leur majorité, les salariés considèrent le GMB comme un syndicat corrompu mais paient quand même leurs cotisations (même si le nombre d’adhésions a baissé notamment cette année).
Avant le référendum du Brexit, le GMB et la direction de Bakkavor ont pondu une note commune invitant les employés à voter pour le maintien dans l’UE. A les en croire, le libre accès aux marchés de l’UE et un marché du travail libre étaient pour eux une question de survie. Pour la plupart des travailleurs d’origine indienne et de nationalité britannique, le "marché du travail libre" se vit sous la forme du travail temporaire. La plupart des intérimaires de Bakkavor viennent d’Europe de l’Est. Peu après le référendum, Bakkavor a perdu le contrat "purée" de Tesco, et le GMB a accepté des licenciements et des allongements d’horaire alors même que le recours aux intérimaires s’intensifiait.
Comme tous les autres syndicats, le GMB a envoyé une lettre à tous ses membres les appelant à voter pour le Parti travailliste. Fin 2016, il a affiché dans les usines un texte promettant d’introduire la revendication travailliste d’un salaire de base (living wage) londonien de 10 livres l’heure. Peu après, Bakkavor a ouvert les négociations régulières, mais les salariés représentés par le GMB n’ont guère été associés à leur avancée. Ce n’est qu’en juillet 2017 que syndicat et direction ont présenté, en dix langues, l’offre salariale et recommandé qu’elle soit acceptée. Cette proposition introduisait de nouvelles catégories salaire/qualification manifestement sexistes. Le travail à la chaîne consistant à plier des samosas et autres viennoiseries, effectué majoritairement par des femmes, était classé dans la catégorie "non qualifié", mais la manipulation de palettes, qui est un "travail d’homme", dans celle "semi-qualifié". Après vingt ans d’ancienneté et dix ans d’adhésion syndicale, les femmes se voyaient offrir 15 pence en sus du salaire minimum de 7,50 livres l’heure et les "semi-qualifiés" (une minorité) un salaire de 8,30 livres. Aucune mention des intérimaires. Le mécontentement s’est immédiatement fait sentir. Pendant quatre ans avions distribué textes et tracts traitant de différents sujets liés à Bakkavor. Nous avons alors proposé une réunion et de répondre par un boycott des heures supplémentaires, mais nous n’avons obtenu qu’un soutien verbal. Certains des conducteurs de chariots élévateurs et des nettoyeurs (dont beaucoup sont originaires du Soudan ou du Sri Lanka, et sont "non qualifiés") ont organisé leurs propres réunions informelles, essentiellement pour voir comment améliorer leur propre position dans la hiérarchie. Sur l’un des sites, le jour du vote sur la proposition, un représentant du GMB surveillant l’opération notait tous ceux qui votaient contre. A certaines femmes on a raconté, paraît-il, que le vote portait sur le syndicat, et certaines n’ont même pas eu de bulletin de vote, c’est le représentant syndical qui l’a rempli en leur nom. Lorsque nous avons fait connaître ces "irrégularités" au bureau régional du GMB, nous n’avons eu droit qu’à des réponses évasives. Des officiels ont déclaré que 62 % des adhérents GMB avaient voté en faveur de l’accord. Mais peu après les plaintes individuelles, et parfois collectives, ont afflué, de la part de salariés contestant leur catégorisation. Alors que la direction essayait de désamorcer la chose à huis clos et sans représentation syndicale, le GMB a réagi de façon plus offensive. Il a fait appel à un nouvel organisateur - (un type connu dans les mieux de gauche, un ancien ouvrier du bâtiment qui, après avoir été blacklisté par les industriels du secteur, est devenu permanent du GMB) qui a organisé une réunion pour l’ensemble des salariés des divers sites londoniens de Bakkavor. Seule une soixantaine de salariés sur six cents y sont venus. Après avoir expliqué qu’il trouvait que l’accord était merdique et qu’il aurait voté contre, le type a proposé aux salariés de collecter, avec l’aide de leurs délégués, toutes les plaintes individuelles portant sur la catégorisation, l’idée étant que des plaintes individuelles exerceraient plus de pression sur l’entreprise en termes de nombre et de travail induit que des plaintes collectives.
L’autre raison de "l’offensive" était qu’un permanent GMB avait été interdit d’entrée dans l’entreprise par la direction et que le GMB voulait qu’il puisse y retourner. En tant que permanent syndical et qu’individu ayant du mal à communiquer avec les travailleurs dans leur langue maternelle, le nouvel organisateur GMB est dépendant de délégués syndicaux "militants" ou au moins fiables. Il ne veut pas de (chaotiques) réunions de masse, préférant un noyau de syndicalistes solides capables d’avoir de l’influence sur les travailleurs. Mais peut-être que ce dont nous avons justement besoin, ce sont des réunions massives où les travailleurs peuvent parler librement - sans avoir à craindre la confusion qui peut en découler.

Qu’est-ce qui pourrait être fait  ?

Dans une telle situation , nous devons tenter des choses d’un nouveau genre. En novembre 2017, nous distribuions quelques tracts destinés à faire connaître les IWW en face d’une usine de sandwichs où nous ne connaissions qu’un gars du service de nettoyage et n’avions aucune idée de ce qui se passait à l’intérieur. Les ouvrières - essentiellement des femmes venues d’Inde et de Lituanie - nous ont pris par surprise : "C’est bien que vous soyez là, nous voulons attaquer la direction. Ils nous traitent comme des esclaves, nous font travailler jusqu’à 14 heures. Nous avons déjà essayé de petites choses, nous avons écrit une lettre de doléances signée par 120 salariés de toute nationalité. La semaine dernière, deux chaînes se sont arrêtées lorsqu’ils ont voulu nous faire faire des heures sup sans pause supplémentaire. Nous sommes aussi allées voir le big boss dans son bureau à une douzaine, parce que nos habits de travail ne nous tiennent pas assez chaud. Et les mécaniciens ont déposé un grief collectivement. Qu’est-ce qu’on peut faire ?" Impressionnés, nous avons organisé deux réunions où une quarantaine de salariés sont venus, et où nous avons invité des nettoyeurs de Columbia qui venaient de gagner une grève. Enfin ! il y avait de nouveau quelque chose dans l’air. Des gens parlant d’exploitation, d’oppression, et de ceux grâce à qui tout est propre et tout le monde mange. Il nous faut trouver la volonté de nous organiser et le courage de gratter la surface de peur et d’indifférence quotidienne au lieu de regarder les jeux de pouvoir sur la scène politique officielle. Ce qui ne veut pas dire que nous ne pouvons pas discuter du contexte plus général.
La hiérarchie syndicale soutient le programme national-social-démocrate, qui s’oppose à une arrivée supplémentaire de migrants, sauf si elle est sérieusement contrôlée. Sur les lieux de travail, les structures syndicales ne peuvent pas ou ne veulent pas aider les immigrés à prendre confiance en eux, quitte éventuellement à apprendre d’eux une ou deux choses. Les syndicats préfèrent se concentrer sur l’acceptation d’accords par la direction et les salariés stables, avec pour résultat qu’ils vendent les autres travailleurs à très bas prix. Des travailleurs à qui on peut ensuite reprocher de contribuer à la dégradation des salaires et du travail.
Il existe quelques expériences heureuses d’organisation à la base parmi les travailleurs immigrés, notamment dans le secteur du nettoyage. Mais des victoires n’ont été engrangées que lorsqu’un groupe important de travailleurs sud-américains déjà politisés s’y est trouvé impliqué et que les bâtiments à nettoyer étaient des institutions qui ne voulaient pas risquer de voir écorner leur image, comme des universités internationales prestigieuses, des musées de renom ou des banques d’envergure mondiale. Qui se soucie des inconnus qui confectionnent des sandwichs dans un coin de banlieue ? Les travailleurs de l’Ouest londonien, à la différence des travailleurs de la logistique en Italie, ne viennent pas avec derrière eux la source d’inspiration des printemps arabes. Au fond de la tête ils ont plutôt le souvenir du triste automne de la trahison de Solidarnosc - corruption néolibérale au nom de la solidarité des travailleurs.
La gauche doit renoncer à l’idée qu’un gouvernement travailliste ouvrirait de nouveaux espaces et rompre avec le multiculturalisme libéral qui présente les immigrés avant tout comme de bonnes victimes. Une position et une organisation de classe sont à construire pratiquement, et doivent se renforcer politiquement. Il est nécessaire de s’organiser en profondeur, et non pas simplement à coups de campagnes et de mobilisations. Construire des structures qui soutiennent les travailleurs dans leurs luttes au quotidien est un premier pas, car ce n’est que dans le cours de la lutte que les divisions sectorielles, linguistiques ou autres peuvent être surmontées. Et ce n’est qu’une fois enracinée dans ce processus d’internationalisme de classe concret que la gauche révolutionnaire peut commencer à penser stratégie et à des moments d’organisation élargie qui puissent constituer une alternative à la farce de la politique parlementaire.

Notes
(1) Juin 2017, 78 morts, 74 blessés.
(2) Attribué aux étrangers hors Union européenne ayant obtenu une promesse d’embauche pour un travail qualifié.)

(*) Revue née dans
les années 1980,
qui traite des luttes
ouvrières et des
formes d’organisation
autonomes.
On trouvera sur
son site la version
originale de l’article
en anglais :
http://www.wildcat-www.de/en/wildca
t/101/e_w101_britain.html
et une version allemande
raccourcie :
 : http://www.wildcat-www.de/en/wildca
t/101/e_w101_britain.html

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