Rojava / Kurdistan
Ulrike Flader
samedi 18 octobre 2014, par
La résistance acharnée de Kobanê face aux djihadistes commence à être connue mondialement. Mais ce qui est en jeu est beaucoup moins connu : l’autonomie des régions kurdes et une expérience inédite d’auto-organisation populaire au niveau communal qui cherche à redéfinir les formes de gouvernement et d’administration en alliant respect des multiples formes d’appartenances, libération sociale et libération des femmes.
Le 30 septembre 2014
Les photos les plus récentes montrant des milliers de réfugiés fuyant les attaques violentes de l’ISIS et se frayant un chemin de la Syrie vers la frontière de la Turquie, viennent de la région de Kobanê – l’un des trois cantons de l’autoproclamée Région autonome de Rojava, dans le nord de la Syrie.
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Cette région – qui se compose de trois enclaves géographiquement déconnectées le long de la frontière turque – a utilisé stratégiquement la détérioration de la situation pour déclarer son autonomie en juillet 2012 qui a depuis été célébrée comme la ‟Révolution du Rojava” au sein du Mouvement kurde regroupé autour du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). La population du Rojava, qui a longtemps été un bastion du PKK, est principalement composée de Kurdes – à la fois musulmans et yézidis[1] – ainsi que d’Arabes, d’Assyriens chrétiens, d’Arméniens, de Turkmènes et de Tchétchènes. Le désir pour une certaine forme d’auto-détermination en particulier parmi les Kurdes a été déterminé par des décennies de déni de leurs droits fondamentaux de citoyenneté sous le régime d’Assad.
Cependant, cette révolution tranquille n’a pas pour objet l’indépendance. Il ne s’agit pas de fonder un nouvel État-nation. Cette déclaration délibérée s’auto-désignant comme région autonome et non comme État, découle de deux critiques, d’une part celle des États-nations existants avec leurs principes d’homogénéisation et d’exclusion de la citoyenneté, du centralisme des gouvernements et des structures non-démocratiques qu’ont subi les Kurdes en Iran, en Irak, en Turquie et en Syrie, et d’autre part, celle des stratégies classiques des mouvements de libération nationale. Cette critique articulée avec un autre modèle d’« autonomie démocratique » a été avancée par le leader emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan, et a remplacé la lutte précédente pour l’indépendance. Le concept d’autonomie démocratique est envisagé selon le penseur libertaire Murray Bookchin comme une démocratie radicale et décentralisée, dans ou malgré les États-nations donnés, qui respecte les principes de l’égalité entre les genres, les appartenance religieuses et ethniques ainsi que l’écologie[2]. En ce sens, le PKK et son organisation affiliée en Syrie, le PYD (Parti de l’union démocratique), font la promotion de ce modèle, dont le principe fondamental est de réaliser l’unité de toutes les différentes croyances et groupes ethniques sans les assimiler, cela pour l’ensemble du Moyen-Orient.
Au cours des 18 derniers mois, les militaires syriens dépassés en nombre, ont été expulsé de la plupart des zones de la région ; la police, les services secrets et de la fonction publique de l’ancien régime ont été démantelés, et les systèmes judiciaire et d’éducation transformés. En outre, en dépit d’une situation sécuritaire défavorable, des institutions centrales pour les changements les plus radicaux ont été établies dans trois domaines principaux : l’introduction de l’autogouvernement direct par les communes, l’assurance d’une participation égale pour tous les groupes religieux et ethniques dans tous les domaines de la prise de décision et le renforcement de la position des femmes.
Visant à décentraliser les prises de décision et à réaliser l’autonomie, les communes – de village ou de rue – composées de 30 à 150 ménages ont été organisées. Ces communes se prononcent sur des questions concernant l’administration, l’électricité, la fourniture de l’alimentation, mais aussi discutent et résolvent d’autres problèmes sociaux. Elles ont des commissions pour l’organisation de la défense, de la justice, des infrastructures, de l’écologie, de la jeunesse, ainsi que de l’économie. Certaines ont mis en place des coopératives communales, par exemple, des boulangeries, ateliers de couture ou initiatives agricoles[3]. Elles organisent également le soutien des plus pauvres de la communauté en matière de nourriture et de carburant de base. Les délégués des communes forment ensemble un conseil de 7-10 villages ou dz l’arrondissement d’une ville, et chaque ville a encore un autre conseil municipal. Le conseil municipal est composé de représentants des communes, de tous les partis politiques, de l’organisation des combattants tombés au combat, de l’organisation des femmes et de l’organisation de la jeunesse. Tous les conseils ainsi que les communes ont un quota de 40% pour les femmes. Les décisions sont prises sur la base du consensus et l’égalité temps de parole est imposée. En outre, un système de coprésidence a été mis en place pour toutes les organisations, ce qui signifie que tous les conseils ont deux présidents, une femme et un homme. Tous les membres sont proposés et élus par la population. Toutefois, selon le co-président du PYD, Salih Muslim, cette transformation radicale de la dictature à cette forme d’autonomie n’est pas un processus facile : « Les gens apprennent à se gouverner »[4].
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Ce changement dans les prises de décision a également entraîné un changement radical dans le système juridique : la création de ‟comités de paix et de consensus”[5]. Ces comités, qui se sont à l’origine développés comme des institutions souterraines de la gauche kurde dans les villes de la région kurde de Syrie dans les années 1990 et qui ont été sévèrement réprimées dans les années 2000, ont repris leur importance avec le soulèvement, et se sont transformée en structure de base et principe fondamental du nouveau système judiciaire. Le but de ces comités, qui s’occupent de toutes les questions juridiques générales et des conflits, en dehors des crimes graves comme le meurtre, est de parvenir à un consensus entre les parties en conflit et, ce faisant, à un règlement durable. Dans une assemblée générale de tous les habitants, chaque commune élit les 5 à 9 membres de son comité de paix et de consensus local (dont 40% doivent être des femmes) en fonction de leur capacité à faciliter un tel consensus dans les discussions entre les parties. Il est souligné que ces membres ne doivent pas être cooptés par les autorités traditionnelles, mais élus démocratiquement et conformément au principe de l’égalité entre les genres. Ces comités de paix et de consensus existent également au niveau de l’arrondissement, dont les membres sont respectivement élus par les conseils populaires à ce niveau-là. Des comités de femmes non-mixtes parallèles ont été mis en place qui s’occupent spécifiquement des cas de crimes contre les femmes, comme la violence domestique,-les mariages forcés et les mariages multiples. Les affaires qui ne peuvent pas être résolues de cette manière consensuelle sont transmises à des institutions supérieures qui existent au niveau de la ville, de la région et du canton. Des cours d’Appel ont été mises en place dans chaque région et une cour constitutionnelle s’intéresse au développement ultérieur de la constitution dont le cadre a cependant déjà été formulé sous le nom de « contrat social » [6].
La décision de se mettre d’accord sur un contrat social plutôt que sur une constitution est la manifestation de la centralité du principe de la multiconfessionalité / multiethnicité que l’on trouve derrière le concept de l’autonomie démocratique dans le Rojava. Ce contrat, qui s’est développé à partir de rencontres entre les représentants des différents groupes ethniques et de croyances, a pour but de garantir la sécurité et l’autonomie de tous les groupes. Tous les groupes doivent être à égalité présents et actifs dans les prises de décisions politiques ainsi que sur les questions économiques et sociales Leur droit à l’autodétermination doit être assuré non seulement par l’autonomie au niveau des villages, mais aussi par le droit de s’organiser de manière autonome à d’autres niveaux. Selon le rapport d’une délégation qui a visité la région au mois de mai de cette année, la participation des Arabes et des Assyriens ne cesse d’augmenter dans tous les domaines[7]. Tous les groupes sont également encouragés à participer à la branche armée YPG ou à fonder leurs propres groupes d’auto-défense, comme les Assyriens l’ont fait très récemment.
De même, l’autonomisation (empowerment) des femmes n’est pas seulement obtenue grâce à la présence de femmes dans tous les espaces du processus de prises de décision à travers le quota de 40%, le système de coprésidence, les commissions juridiques spécifiques des femmes, mais aussi par la mise en place de leur propre aile militaire YPJ (Unité de défense des femmes)[8]. Dans une interview, la coprésidente du PYD, Asya Abdullah, fait valoir que le mouvement en Syrie a appris des autres révolutions que la question des femmes ne pouvait pas être laissée de côté jusqu’à l’après-révolution. Au lieu de cela, les femmes du Rojava jouent un rôle de premier plan dans la politique, la diplomatie, les questions sociales, dans la construction d’une nouvelle structure familiale démocratique ainsi que dans l’autodéfense[9]. Selon elle, les structures d’autogouvernement ainsi que l’auto-organisation des femmes sont tout aussi importantes que les institutions d’éducation indépendantes existantes et que les séminaires et les projets visant à renforcer l’indépendance économique des femmes.
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Cette tentative visant une transformation démocratique pacifique en coexistence avec l’État, mais basée sur les prémisses de l’auto-détermination de la base, du pluralisme et de l’égalité des genres n’est, malheureusement, pas bien accueillie par tous dans la région. Les violentes attaques les plus récentes sur le canton de Kobanê par des combattants de l’ISIS sont le signe d’un intérêt grandissant à anéantir cette région autonome qui est identifiée avec la force croissante du PKK dans la région. Le gouvernement turc a vivement réagi aux allégations faites par le New York Times et d’autres médias selon lesquelles il soutient, d’une manière ou d’une autre, les combattants de l’ISIS[10]. Pourtant, pour le PKK, ces accusations sont fondées. Cette coopération soulève de sérieux doutes sur la sincérité du gouvernement à l’égard des négociations de paix qu’il a entamé avec Öcalan au cours de l’année écoulée. Le PKK a averti qu’il pourrait mettre fin à la trêve qu’il avait déclaré pour faciliter un éventuel processus de paix[11]. Pour tous ceux qui, de toutes les régions de la Turquie ont rallié la frontière syrienne pour protester, pour tous ceux qui organisent des manifestations et des rassemblements dans de multiples villes à travers l’Europe, le Rojava n’est pas seulement un terrain d’expérimentation pour une démocratie alternative dans la région, mais aussi un bastion contre l’ISIS.
Ulrike Flader
Notes :
[1] La majorité de Kurdes yézidis vivent dans la région du Kurdistan d’Irak. L’attaque de l’ISIS sur la ville de Sinjar et le massacre sur ses habitants ont déclenché une forte attention internationale et la décision des États-Unis d’intervenir Depuis lors, beaucoup de Kurdes Yézidis ont été aidés dans leur fuite vers le Rojava par l’aile syrienne des combattants de la guérilla du PKK (YPG).
[2] Gunes, Cengiz (2012), ‟The Kurdish National Movement in Turkey. From Protest to Resistance”. New York, Routledge. Voir aussi : Biehl, Janet (2012) “Bookchin, Öcalan, and the Dialectics of Democracy”, New Compass, http://new-compass.net/articles/boo...;; dernier accès le 20.02.2012.
[3] Knapp, Micheal (2014) „Die Demokratische Autonomie in Rojava. Ziel ist eine demokratische Lösung für den gesamten Mittleren Osten“, Kurdistan Report 174, http://www.kurdistan-report.de/inde...;; dernier accès le 25.09.2014.
[4] Interview du coprésident du PYD, Salih Muslim, “Die Menschen lernen, sich selbst zu bestimmen“, Kurdistan Report 175, http://www.kurdistan-report.de/inde...;; dernier accès le 25.09.2014.
5] Ayboğa, Ercan (2014) “Das neue Rechtssystem in Rojava. Der Konsens ist Entscheidend“, Kurdistan Report 175, http://www.kurdistan-report.de/inde...;; dernier accès le 25.09.2014.
[6] Voir la « Charte du Contrat Social » de Rojava (“Charter of the Social Contract”) ici : http://peaceinkurdistancampaign.com...;; dernier accès le 26.09.2014
[7] Knapp 2014.
[8] Interviews d’Îlham Ehmed, représentante du mouvement des femmes kurdes du Rojava et membre du Conseil suprême kurde : Civaka Azad (2014) “Perspektiven der Frauenbewegung in Rojava”, http://civaka-azad.org/perspektiven...;; dernier accès le 25.09.2014.
[9] Interview de Asya Abdullah, coprésidente du PYD : Öğünç, Pınar (2014) “Kadın özgür değilse demokrasi olmaz”, Radikal, 22.08.2013, http://www.radikal.com.tr/yazarlar/..., dernier accès le 25.09.2014.
[10] Résumé officiel de discours du Président Erdoğan à l’Assemblée de la TESK (Confédération turque des artisans et détaillants) : TCCB (2014) “We do not accept and have never accepted the notion of Islamic terrorism”, http://www.tccb.gov.tr/news/397/910...;; dernier accès le 25.09.2014. Le discours se réfère à cet article publié dans le New York Times du 15.09.2014 : Yeginsu, Ceylan (2014) “ISIS Draws a Steady Stream of Recruits from Turkey”, New York Times, 15.09.2014, http://www.nytimes.com/2014/09/16/w...;; dernier accès le 25.09.2014.
[11] Déclaration de Cemil Bayık, coprésident du Conseil exécutif de l’Union des communautés du Kurdistan (KCK), voir Firatnews (2014) “Bayık : We may end the cease-fire”, Firatnews, 27.09.2014, http://en.firatajans.com/news/news/...;; dernier accès le 27.09.2014.
Ulrike Flader est doctorante au Département de sociologie de l’Université de Manchester. Sa recherche ethnographique met l’accent sur les pratiques de résistance au quotidien de la population kurde en Turquie. À partir des notions de pouvoir et de résistance dans l’œuvre de Michel Foucault et de Judith Butler, elle analyse les formes de résistance quotidienne contre les politiques d’assimilation de l’État. Bien que sa recherche localise la résistance sur le micro-niveau du quotidien au-delà des partis politiques, des protestations collectives ou de la lutte armée, elle s’intéresse aux intersections entre la résistance quotidienne et les mouvements sociaux organisés.
Source : http://www.movements.manchester.ac....
Traduction : XYZ / OCLibertaire
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