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Tunisie - Egypte

Le fantasme islamiste contre la lutte des classes

mercredi 23 mars 2011, par Courant Alternatif

Lorsque l’on vit dans une société comme la nôtre où sont valorisés ad nauseam le « prévu », le « connu » et le « vu » en « temps réel », et où grâce est rendue aux analyses « scientifiques » et aux nouvelles technologies, des événements imprévus qui bouleversent le prêt-à-penser des certitudes établies et convenues constituent une véritable bouffée d’air.


Le caractère inattendu de ce déferlement populaire n’est pas l’aspect le moins réjouissant de ces dernières semaines. Les certitudes vont, viennent et volent en éclats ! Les nôtres comme celles de nos ennemis. Ces derniers le déplorent ; à nous, au contraire, de nous en réjouir. L’irruption des masses arabes sur le devant de la scène ont brouillé les cartes des politiques, des intellectuels, des militants de tous bords, des diplomates et des services secrets, des chefs d’Etat comme des généraux.

Ce peuple qui se manifeste aux yeux et à la barbe des élites mondiales ébahies n’est pas plus démocrate que communiste, pas plus islamiste qu’anarchiste, il est, point final, il se cherche, se constitue et se modifie comme n’importe quel ensemble qui cesse d’être des individus mis bout à bout pour devenir un sujet collectif ; il est le mouvement, qui va, qui vient, de la lutte des classes, et qui est capable de se passer, pour un temps indéterminé du moins, des avant-gardes autoproclamées comme des thuriféraires de l’émeute ou du tiers-mondisme. L’émeutier peut être parfaitement « citoyen », il peut être pour la démocratie représentative mais ne pas se contenter d’un changement de personnel, être « croyant » en mettant en place des structures autogestionnaires, être voilée hier et dévoilée aujourd’hui, s’arrêter en pleine manifestation pour prier et casser une banque aussitôt après. Comprenne qui pourra. Nos critères ne sont pas universels.

Ces constatations ne doivent pas nous empêcher de réfléchir, d’informer et d’affirmer, de polémiquer et de confronter, tout en nous incitant à éviter les traditionnels communiqués conventionnels que chaque organisation s’empresse souvent de distiller sur le marché concurrentiel d’une pseudo-solidarité ; et à ne pas nous joindre aux analystes qui tenteront de tout expliquer après coup, en prenant bien soin de trouver mille et une causes ailleurs que dans une volonté « de celles et ceux d’en bas » d’agir par eux-mêmes.

Remarquons que, contrairement aux logiques antérieures, émeutes et manifestations se déroulent aussi bien contre des régimes pro-occidentaux que contre des régimes anti-occidentaux (Libye, Iran…). Ce qui ne peut que couper l’herbe sous les pieds de ceux qui ne voient dans les révoltes que l’œuvre de tel ou tel grand satan et pour qui rien ne saurait venir d’en bas, surtout dans un monde arabe supposé retardé, loin de la modernité, abruti de religion et j’en passe, prouvant ainsi que le racisme « du temps des colonies » est toujours au rendez-vous, et nous en verrons les conséquences dans la construction du fantasme islamiste.

Un exemple parmi d’autres du flottement que cette irruption populaire a entraîné, celui des organisations palestiniennes. Si le Fatah a soutenu au début, officiellement, la révolte tunisienne, quelques semaines plus tard elle a pris fait et cause pour Moubarak ! Le Hamas, quant à lui, s’est déclaré proche des insurgés égyptiens… mais dès que des éléments de la jeunesse palestinienne, à Gaza comme dans les territoires occupés, ont voulu manifester dans la rue leur soutien aux Egyptiens et aux Tunisiens, les frères ennemis Hamas et autorité palestinienne ont eu la même attitude : empêcher et interdire ces manifestations au nom de la « non-ingérence dans les affaires de pays frères » *. L’un comme l’autre savent bien entendu que les sujets de mécontentement ne manquent pas contre eux. A Gaza, toute un jeunesse commence à en avoir marre du Hamas ; et les révélations des tractations secrètes entre l’autorité palestinienne et Israël ont décrédibilisé davantage encore le gouvernement de Mahmoud Abbas et l’OLP. Le chef du Hezbollah libanais, quant à lui, a toujours souhaité être sur la place Tahrir au Caire !

* Le 31 janvier, les forces de sécurité du Hamas ont violemment dispersé un rassemblement de jeunes et de femmes solidaires du mouvement égyptien. Les autorités palestiniennes, elles, ont réagi de la même manière à Ramallah.

Le fantasme islamiste

Le journaliste anglais Robert Fisk, présent à la grande manifestation du 1er février au Caire, raconte que chaque fois que son téléphone portable sonnait c’était toujours la même histoire : « Chaque radio d’importance, chaque diffuseur de news, chaque salle de rédaction a voulu savoir si les Frères musulmans étaient derrière cette manifestation si épique. »

Or il semble bien que si les islamistes étaient derrière, c’est très loin derrière ! Et qu’ils furent, eux aussi, surpris et décalés par rapport à un mouvement aux basques duquel ils durent courir et donner des gages : même les femmes en faveur de l’islam rigoureux, notamment celles qui font partie des Frères musulmans et qui sont actives dans la vie sociale et le bénévolat en œuvrant pour aider leurs sœurs dans les quartiers, ont manifesté dans la rue pour prouver qu’elles participaient bien à la vie publique, nous racontent plusieurs observatrices. C’était ça ou risquer d’être marginalisés au sein d’un mouvement qui ne leur devait rien.

Lorsque éclate un mouvement de contestation massif avec un caractère révolutionnaire, de nombreuses catégories de la population se trouvent propulsées dans la rue sur le devant de la scène. L’Egypte n’a pas fait exception : jeunes, personnes âgées, hommes et femmes, têtes nues ou voilées, islamistes ou athées, toutes les catégories sexuelles et de nombreuses couches sociales entrent dans le mouvement. Et c’est alors qu’émergent des idées et des comportements nouveaux sans que nul ne soit capable de dire ce qu’il en restera et pour combien de temps.

Une femme, dans un reportage paru dans Slates, raconte : « Mais là, sur la place [Tahrir], alors que nous étions entassés les uns sur les autres, les hommes s’excusaient s’ils vous cognaient accidentellement. Après plusieurs jours passés à déambuler dans les manifestations, j’ai soudainement réalisé qu’on ne m’avait pas tripotée, désagrément pourtant récurrent quand je me retrouve au milieu d’une foule au Caire. Lorsque j’en ai fait la remarque à d’autres femmes sur la place Tahrir, nous avons pris un moment pour réfléchir. “Je n’y avais même pas pensé”, m’a répondu une femme. »
Et si, surtout au Caire, on a vu dans les manifestations beaucoup de citadines jeunes diplômées utilisant les réseaux sociaux, conséquence de l’accroissement notoire de la population féminine dans les universités (un accroissement que l’on retrouve d’ailleurs dans de nombreux pays de la région, comme l’Iran), Fawzia Alashmawi explique que la présence de femmes venant des souches populaires dans des villes comme Suez et Alexandrie l’a étonnée, alors qu’« en principe, dans les villes retirées, on n’accorde pas beaucoup d’attention à ces femmes qui ne font pas partie des partis politiques ».

Donc, si les islamistes ont été désignés par Moubarak, Abdallah de Jordanie, Ben Ali comme étant derrière cette révolution, ils n’en sont pas les bénéficiaires ! Les Egyptiens et les Tunisiens se sont débarrassés des dictateurs sans Al-Qaida, sans le Hezbollah ni le Hamas, sans les Frères musulmans (ces organisations n’étant par ailleurs pas identiques, loin de là !), et ce n’est manifestement pas un rigorisme intégriste qui s’est manifesté dans les rues !

Lorsque les puissances occidentales se sont rendu compte que « démocratie » ne rimait pas obligatoirement avec soumission à l’ordre capitaliste mondial, leur discours a progressivement évolué vers la prise en compte d’un « danger islamiste ». Insensiblement, le ton des médias français (et plus largement occidentaux) a changé à mesure que les jours passaient. D’un soutien sans faille à la « démocratie naissante », on en est arrivé à exprimer des craintes vis-à-vis de l’avenir. Celles de l’islamisme qui pourrait jaillir de ces journées. Le soutien est devenu plus prudent, on craint un « scénario à l’iranienne », Finkielkraut a même parlé de « choc des civilisations » ! Frédéric Mitterrand a dit préférer une dictature à des islamistes au pouvoir. Le Point, Le Figaro, certains animateurs télé comme Calvi ont craint explicitement que tout ça ne fasse que le « jeu des barbus ». François Fillon regrette implicitement le temps où Moubarak était un gage de stabilité et de paix dans la région.

S’appuyant sur l’évident constat que la situation est complexe (qui le nierait ?), la « nécessité de vigilance » affirmée par les habituels Finkielkraut ou BHL cachait mal l’obsession, par une partie des élites intellectuelles et journalistiques françaises comme de la classe politique, de l’islamisme en France. La situation internationale venait à point pour opérer une translation vers l’hexagone utile aux campagnes racistes contre le nouvel ennemi de l’Occident.

Evidemment, il ne s’agit là que d’un instrument propagandiste car ce ne sont pas les régimes islamistes que craint cet Occident, mais seulement ceux qui seraient opposés à la politique des Etats-Unis et d’Israël. Par exemple, l’Arabie saoudite ne semble pas susciter une telle aversion ! Du moins tant que des soubresauts ne la secouent pas.

Le front social

En Tunisie, la capitale a servi de mirage pour mettre en scène l’aspect médiatique de la révolution. Au départ, pourtant, ce furent les villes du Centre (Kairouan, Kasserine, puis Sfax, Gabès et Bizerte) qui montrèrent le chemin. Ce n’est qu’ensuite que la contagion a gagné Tunis, où s’est ralliée à la contestation une fraction de la classe moyenne et des intellectuels. Ces derniers ne représentent qu’une partie seulement du soulèvement populaire, une fraction que caressent dans le sens du poil les médias occidentaux dans la mesure où c’est en elle que l’on peut trouver les éléments les plus réceptifs au concept de démocratie à l’occidentale, qu’il s’agit maintenant pour eux d’exporter.
C’est la présence de ces classes qui a permis de parler en boucle de réseaux sociaux et autres vitrines de la modernité à laquelle la Tunisie, et tout le monde arabe, se devrait d’accéder. Mieux vaut, pour ces médias, se focaliser sur cet aspect-là que sur les grèves qui se multiplient – pour constater et faire savoir que la révolution « politique » s’est prolongée en un mouvement social qui est retourné dans les villes périphériques et du Sud, Gafsa, Sidi Bouzid, Sfax, etc.

En Egypte aussi, c’est sur le front social que les choses vont se déplacer : chez les fonctionnaires, les salariés des entreprises d’Etat ou liées aux multinationales, les revendications portent sur les salaires, la couverture maladie, les embauches de précaires… et l’élimination des anciennes directions. Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que l’armée appelle à la fin des grèves ! Dans de nombreuses villes, il y a des tentatives d’obtenir la liberté de constituer des associations syndicales indépendantes en écartant la Confédération générale des syndicats d’Egypte, véritable structure verticale para-étatique qui, le 27 janvier, avait déclaré qu’« elle ferait tout son possible pour contenir le mouvement de protestation des travailleurs ».

L’enjeu est maintenant de savoir si les mouvements qui se poursuivent et font tache d’huile vont se tourner, au-delà de l’opposition au dictateur, contre les diktats des dirigeants de l’économie mondiale. Ou bien si, au contraire, en en restant à un changement de personnel, le FMI pourra conforter une nouvelle équipe relookée pour poursuivre la même politique, revisitée par Strauss-Kahn, qui remettrait en selle (ou du moins redonnerait espoir à) ces couches moyennes cultivées brimées pendant des décennies dans leurs espérances à se rapprocher des bourgeoisies et des intelligentsias compradores, qui seules tiraient bénéfice des accords avec le FMI, la Banque mondiale et l’Union européenne. Fatalement, les grèves et les mouvements sociaux en général, s’ils se poursuivent, se heurteront à cette stratégie, dans la mesure où l’ascension de ces nouvelles couches qui bénéficieront de quelques « sacrifices » accordés par la grande bourgeoisie, qui n’est pas à ça près, empêchera qu’une part plus importante du produit social se reverse sur le prolétariat.
Si ces couches moyennes sont les plus sensibles à la « revendication d’une démocratie » (un pur produit d’importation sans taxes ni douanes offert par les grandes puissances), on a pu constater que, dans l’ensemble, les peuples d’Egypte et de Tunisie ont très peu avancé un tel mot d’ordre.

Pour les Etats-Unis, l’introduction de la démocratie dans ces pays signifie passer d’une situation de domination absolue à une situation d’hégémonie, par l’intermédiaire de régimes élus « démocratiquement » qui imposeraient des relations de sujétion à eux et à Israël en garantissant la pérennité des intérêts occidentaux.

jpd

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