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Libye : Une insurrection en cours

mercredi 23 mars 2011, par Courant Alternatif

Entre révolution et insurrection, il y a le peuple, entité muette et soumise, la majorité silencieuse des démocraties, et il arrive que les gens qui forment cette « masse populaire » revendiquent des droits élémentaires : respect, dignité, liberté, justice et pour cela bousculent les idoles de béton armé d’un régime révolutionnaire de façade. C’est ce qui se passe en Libye, pays différent de ses voisins proches (Tunisie, Egypte), société étouffée d’une main de fer par un despote flamboyant et manipulateur, depuis 42 ans.


La tempête sociale déclenchée le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid en Tunisie par le geste d’un travailleur anonyme –Mohammed Bouazizi- ne s’est pas arrêtée à la frontière tunisienne. Cette révolte sociale a ébranlé l’ensemble de la région qui subit depuis la fin de la colonisation une situation de misère, de pauvreté, d’absence de liberté fondamentale, d’humiliations, de répressions sanglantes, de massacres avec la plupart du temps la complicité des régimes capitalistes occidentaux, régimes dits démocratiques.
Après la fuite de Ben Ali, le 15 janvier 2011, la panique s’empare des régimes arabes en général et des pays du Maghreb en particulier. « Ce que les Tunisiens ont fait le 15 janvier, les Egyptiens le feront le 25 janvier », c’est ce petit message qui a déclenché les événements d’Egypte. Depuis d’autres appels à des journées de colère font leur apparition : le 14 février au Barhein, le 17 en Libye, le 19 en Algérie, le 20 au Maroc, le 4 mars en Syrie…. Ainsi que de nombreuses manifestations dans les rues en Algérie, au Yémen, en Jordanie, etc.
Ces contestations sociales convergent vers une revendication simple : changer de régime politique, faire partir les représentants de ces régimes et les juger ; ce qui a été fait en partie en Tunisie et en Egypte. l’Algérie, la Libye et le Maroc étant les prochains sur la liste.


La Lybie, une situation particulière

On voit des jeunes qui s’organisent, au Maroc, via internet, et décident d’une date pour manifester pacifiquement, pour la liberté et la démocratie, sans toutefois remettre en cause le système monarchique, tout comme en Tunisie et en Egypte où le système républicain et parlementaire n’est pas remis en cause. Les systèmes tunisien et égyptien sont « démocratiques » avec les guillemets qu’on veut, ce sont des régimes représentatifs avec un Parlement et un système électoral basé sur le modèle européen, même si la constitution est adaptée au président et façonnée à sa mesure.
Le système libyen, lui, pourrait être qualifié d’« autogestion » autoritaire avec encore plus de guillemets, bien sûr. Les congrès populaires de base, les comités populaires, le congrès général du peuple incarnent dans l’idée une démocratie directe mise en pratique, mais là les guillemets seront conséquents car la personne de Kadhafi en tant que guide de la révolution est le chef suprême du congrès, il y exerce un droit absolu. De même pour les comités révolutionnaires, sorte de structure parallèle contrôlée par Kadhafi, qui exercent un droit de regard et un pouvoir d’influence sur les orientations et les décisions des comités populaires. Tout cela sans parler de l’armée, des services de sûreté nationale, etc. Du terme autogestion, il ne reste qu’une apparence, une coquille vide. En plus, ce système n’a pas été obtenu par des luttes populaires ou par des soulèvements autonomes. Cette supposée autogestion est le résultat de la volonté du pouvoir absolu d’une seule personne, c’est son système et sa vision du monde et de la société.
Cependant le problème est de taille, car aujourd’hui l’alternative à ce système ne peut être autre chose que le retour au système parlementaire, à une démocratie représentative et au capitalisme. Pour l’opposition organisée et expatriée, toute allusion à une organisation collective ou populaire, à une prise en charge par les gens eux-mêmes de leur sort, ne peut être interprétée que comme pro régime. Kadhafi, n’a pas seulement ruiné la Libye, mais l’idée même de démocratie directe.
Les mots d’ordre de cette opposition sont donc : liberté, constitution, élections et avec, en préalable, le départ et le jugement de la famille Kadhafi et de son entourage. Si les révoltes tunisiennes et égyptiennes ne remettent pas en cause le système parlementaire en place, en Libye cette révolution fera éclater le fondement même du système pouvant entraîner un changement radical de société, sauf si les Libyens après s’être débarrassé de toutes les forces répressives, choisissent de maintenir les structures de démocratie directe, mais là c’est une autre histoire….

La situation libyenne

La structure de la société libyenne d’un point de vue politique, économique et social est radicalement différente des sociétés égyptienne et tunisienne. Socialement, la Libye est un immense pays avec une très faible densité de population : 6,5 millions d’habitants pour une superficie de 1 762 000 km2 comportant trois zones géographiques distinctes : la Tripolitaine où se situe la capitale Tripoli, la Cyrénaïque avec Benghazi (deuxième ville du pays) puis le Fezzan au sud avec Sebha, la plus grande ville du désert. Le régime politique actuel a renforcé depuis quarante ans les structures tribales de la société en faisant des alliances avec certaines contre d’autres pour créer des rivalités dangereuses. Ainsi des voix s’élèvent depuis quelques années pour demander l’autonomie de la Cyrénaïque, argumentant que le pouvoir est concentré à Tripoli où sont centralisés les institutions, le centre de décision et de développement.
Avant 1969 et l’arrivée de Kadhafi, il y avait deux capitales : Tripoli, la capitale économique et Beïda en Cyrénaïque, la capitale politique. On trouve à l’Ouest, la communauté berbère avec des revendications culturelles et sociales, elle s’est organisée en congrès libyen amazigh faisant partie du congrès mondial amazigh ; sur place, ce mouvement commence déjà à rompre le mur de la peur et à être très actif culturellement malgré la répression. Economiquement, la Libye est un pays très riche grâce à son pétrole, source principale de revenus, pratiquement 2 millions de barils par jour en exportation et 50 milliards de dollars de revenus par an ; de nouvelles concessions ont été signées récemment et de nouveaux sites s’ouvrent chaque année mais l’argent du pétrole ne crée pas forcément une économie stable. Le secteur essentiel de l’activité économique, ce sont les services publics : éducation, santé, bâtiments, distribution, justice, presse, etc.


Le régime libyen

Le 1er septembre 1969, le colonel Kadhafi à la tête d’un groupe d’officiers -les officiers libres- a pris le pouvoir, renversant la monarchie Sénoussie, mise en place par les Anglais en 1951, et devient chef du conseil du commandement de la Révolution, président de la République Arabe Libyenne. C’est un coup d’Etat inspiré par Nasser et ses 12 officiers libres, avec la formation de
l’Union socialiste, une structure politique qui n’a duré que peu de temps. En effet, l’idée d’un parti unique au pouvoir ne correspondait pas à la psychologie de Kadhafi, surtout après l’échec et la mort de Nasser. Ce système connaîtra plusieurs changements. En 1973 il déclenche la « révolution populaire », incitant la population à s’emparer de l’administration et à gérer elle-même les affaires courantes. Entre 1975 et 1979, il publie le livre Vert en trois parties :
1- la solution du problème de la démocratie, c’est le pouvoir du peuple
2- la solution du problème économique, c’est le socialisme
3- les fondements sociaux de la troisième théorie universelle
En 1977, est proclamé le pouvoir du peuple, l’abolition de l’appareil gouvernemental classique et la création de la Jamahirya arabe libyenne populaire socialiste. Le mot Jamahirya vient de Jamahir qui signifie foules, masse populaire et qu’on peut traduire par République. Ainsi Kadhafi devient le guide de la Révolution et met en place une nouvelle structure, les comités révolutionnaires, pour veiller à l’application et la mise en œuvre du pouvoir au peuple.
L’Islam est religion d’Etat, seule loi « naturelle » pour gérer les rapports entre les humains d’où le rejet d’une constitution ou tout autre loi humaine. Cependant Kadhafi propose des modifications, ainsi la suppression de la polygamie car comme elle est décrite dans le Coran, elle est inapplicable. Cette proposition a été rejetée par les comités populaires, représentants d’une société patriarcale traditionnelle. Kadhafi n’a pas insisté et a abandonné son projet.
L’expérimentation des comités populaires a commencé dès 1973 un peu partout, mais c’est en mars 1977 qu’a eu lieu la déclaration du pouvoir du peuple et la création de la Jamahyria basée sur deux piliers :
1. le Coran comme seule référence législative
2. le pouvoir populaire direct
Cette déclaration, selon la propagande officielle, a séparé définitivement la révolution du pouvoir, promu la dissolution du commandement de la révolution et la suppression du gouvernement. Le congrès général du peuple a désigné le colonel Kadhafi comme secrétaire général du congrès du peuple. Kadhafi occupera ce poste, qui équivaut à celui de Premier ministre, jusqu’en septembre 1978, date à laquelle il déclare que la politique ne l’intéresse plus, qu’il quitte ce poste pour se consacrer entièrement à la révolution.
La structure du régime non parlementaire fonctionne sur la base de la démocratie directe. Au plus près de la population, il y a les congrès populaires de base auxquels tout le monde peut et doit participer. De ces congrès sont issus les comités populaires chargés de la gestion de tous les secteurs sociaux : santé, éducation, mairie, etc. Ces comités populaires n’ont pas de pouvoir de décision, juste le pouvoir exécutif pour les décisions prises par les congrès populaires de base.
À un niveau central se réunit le congrès général du peuple qui rassemble les délégués des congrès de base et des comités populaires, c’est là que débats et discussions peuvent durer des jours voire des mois, c’est l’équivalent d’un Parlement. Ce congrès général désigne les membres des comités populaires généraux (ministères) pour chaque secteur et leur responsable (ministre) appelé amin (umana au pluriel).
Les Libyens n’ont jamais pu exercer un quelconque pouvoir sur les prises de décision importantes. Depuis le début, ils ont bien compris la mascarade que représente le pouvoir au peuple et cela avant même la déclaration officielle de l’instauration de ce système d’autogestion populaire en 1977.
À titre d’exemple édifiant Kadhafi à cette époque demande aux Libyens de débattre pour choisir un nom pour remplacer l’appellation de République Arabe Libyenne. Pendant plusieurs mois, des réunions à n’en plus finir se tiennent dans le pays et le résultat est que la majorité des congrès populaires et des comités préfèrent garder l’ancien nom avec en seconde proposition République de Libye. Mais au final, lors du congrès général, Kadhafi propose « Jamahirya arabe libyenne populaire et socialiste » et c’est celle-là qui sera adoptée. Et cela se passe ainsi pratiquement pour toutes les décisions à deux ou trois exceptions près comme à propos de l’abolition de la polygamie. Il y a eu aussi son souhait de supprimer le gouvernement avec distribution du budget de l’Etat directement à la population, ces deux propositions ont été rejetées.

Le système Kadhafi

La société libyenne est au bord de l’explosion depuis 30 ans, comme tous les autres pays arabes, ce qu’on ignorait c’est comment et quand cela allait exploser. La Libye est malade de la corruption, de la pauvreté qui commence à apparaître, d’un service public inexistant ou délabré, les hôpitaux sont dans un état lamentable, les écoles, les universités aussi. Dans le pays, les gens souffrent essentiellement de mauvaises conditions de vie avec des salaires trop bas, un chômage endémique chez les jeunes, diplômés ou non, et d’une réelle misère matérielle, culturelle et intellectuelle due à l’absence de liberté de la presse, de publications ou de créations artistiques ou même de loisirs. L’alcool est interdit depuis 1969, les relations sexuelles sont inexistantes socialement, le mariage est le seul rapport admis socialement et politiquement et de plus, il n’est pas à la portée de tout le monde car cela revient très cher avec notamment une crise du logement sans précédent. Ajoutons à cela le délabrement de toutes les structures sociales, voire leur non-existence ; ainsi à Tripoli il n’y a ni bus, ni métro, ni aucun moyen de transport public et pourtant un proche du pouvoir a réussi à obtenir un contrat de quelques millions de dollars pour construire des abribus à Tripoli, il y a de cela quelques années ! Les abribus sont là et on y attend toujours le bus dont on ne voit jamais la couleur…, il est un peu en retard !
La classe moyenne, constituée d’avocats, médecins, cadres de l’industrie pétrolière, officiers de l’armée, universitaires, s’en sort : elle envoie ses enfants dans des écoles privées américaines ou françaises et se soigne en Suisse ou en Angleterre ; les moins riches, en Jordanie et Tunisie.
Les difficultés sont dues essentiellement à des problèmes de gestion, à l’absence de méthode, de stabilité administrative : un chef d’hôpital peut être révoqué à tout moment sans motif, le directeur de l’université de Benghazi a été renvoyé au mois de janvier par mesures de précaution, suite aux récriminations de quelques étudiants. Les motifs majeurs qui feraient sortir les gens dans la rue sont le problème du logement, celui du chômage qui est de l’ordre de 20%, la question des libertés individuelles et collectives (pouvoir s’organiser, créer des associations ou tout simplement faire des fêtes) et l’absence totale de justice face aux exactions des membres de la police, de l’armée ou des proches du pouvoir qui bénéficient d’une impunité totale.
Le système Kadhafi n’est pas différent des autres régimes arabes, c’est tout simplement : moi et ma famille d’abord ! Même si ces régimes affichent une façade démocratique avec élections du président, on s’arrange pour que le fils continue la gestion des affaires.
La famille Kadhafi est une famille nombreuse : le père, la mère, sept fils et une fille qui ont tissé, dans le pays, une incroyable toile d’araignée économique, policière, militaire et politique.
Mohammed, le cadet, contrôle tout le système des communications (internet, téléphone, chaînes satellites, téléphone mobiles), via deux grosses entreprises Almadar et Libyana, c’est un homme d’affaires tranquille.
Seïf Al Islam, le plus connu, est plus proche de son père et n’a pas de fonction précise mais un compte en banque illimité, Seïf Al Islam est le président d’une structure au budget gigantesque : la fondation Kadhafi qui gère des associations caritatives et de développement. C’est lui qui gère les réformes et négocie avec les islamistes ; il possède la majorité de la presse non gouvernementale. Ce qui lui permet de voyager un peu partout, un poste itinérant en quelque sorte, il s’affiche libéral pour la démocratie et la modernité. Il se dit réformiste et joue le rôle de l’opposant au régime en place. C’est d’ailleurs lui qui a en charge un projet intitulé « La Libye de demain » consistant à autoriser les investissements capitalistes pour développer le commerce et créer des entreprises. Ce qui représente un changement radical dans l’économie libyenne passant d’un capitalisme d’Etat à un capitalisme mixte (Etat-Privé), même si la plupart des grosses entreprises privées sont aux mains des proches du pouvoir. Il a ainsi permis la création de milliers de PME un peu partout dans le pays. Il a eu en charge de normaliser les relations de la Libye avec l’Occident, en négociant le règlement des indemnités de Lockerbie, entre autres. Il se dit prêt pour des changements et des réformes, toutefois avec quatre lignes rouges à ne pas franchir : Kadhafi, l’Islam, la sûreté de l’Etat et l’unité ou l’intégrité du pays. L’autre nom à retenir est Assaâdi, le troisième fils qui se situe plus à l’intérieur du système Kadhafi. Plus conservateur, il a en charge la sécurité de la Jamahirya et contrôle tout le système militaire et policier, ainsi que toutes sortes de services spéciaux armés, les différents organes de répression et de renseignement, les comités révolutionnaires. Bref, tout ce qui touche de près ou de loin à la sûreté de l’Etat hormis l’Armée qui est contrôlée par son frère Khamis, le numéro six dans la hiérarchie patriarcale. La fille, Aïsha, gère un réseau d’associations et de fondations à but humanitaire et de défense des droits de l’Homme.
Enfin, il y a le deuxième cercle constitué d’hommes de main et de confiance de Kadhafi qui contrôle les unités spéciales de l’armée ou de la police secrète ou pas, l’économie et gère des contrats aux sommes astronomiques. Le plus important est Abdallah Senoussi, surnommé le boucher de Bouslim, dont il sera question plus loin.

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Chronique d'une révolte

Le vent souffle

Deux jours après la fuite du président tunisien, Kadhafi a prononcé un discours adressé aux Tunisiens en leur disant qu’ils avaient fait une erreur de chasser Ben Ali qui selon lui était le meilleur homme politique pour gouverner la Tunisie et qu’il fallait le laisser finir son mandat et même l’élire président à vie. Certains ont considéré ces déclarations comme une provocation de plus, d’autres l’ont très mal pris. Interrogé quelques jours plus tard par un journaliste tunisien sur ces paroles, Kadhafi a répondu par une autre provocation : « J’ai dit que les Tunisiens avaient fait une erreur car à la place de Ben Ali, il y aura un autre président et à la place de son parti, un autre parti. » Pour Kadhafi, il n’y aura de changement qu’en instaurant le pouvoir du peuple ou le pouvoir populaire et en appliquant la troisième théorie universelle de son livre Vert.
Cette période coïncidait avec le congrès des comités populaires en Libye, à Sebha. Kadhafi était présent pour l’inauguration des travaux de ce congrès, il a été interpellé sur le retard considérable dans l’attribution de logements dont les demandes ont été faites depuis des années. La réponse de Kadhafi est sans surprise : « Pourquoi me le demandez-vous ? Vous êtes libres, pourquoi n’allez-vous pas occuper ces logements ? »
Le lendemain démarre une affaire qui dure assez de temps pour laisser passer l’ouragan tunisien sans que le pays ne s’en rende compte. Des centaines de familles envahissent les chantiers de construction des immeubles, certaines occupent et s’installent dans des appartements inachevés ou presque, d’autres se contentent d’emporter du matériel de toute sorte (portes, fenêtres, sanitaires,…) et vont saccager les locaux des constructeurs. En fait, certains des logements achetés sont déjà payés en grande partie et sont en attente depuis des années. Des affrontements ont eu lieu dans certaines villes …. Malgré l’ampleur de la manipulation par Kadhafi, cela fonctionne un temps et il a fallu l’intervention du gouvernement pour mettre fin à cette histoire, faire évacuer les logements occupés et que chacun attende son tour pour l’attribution. Il a réussi sa manœuvre, mais si l’incendie tunisien n’avait pas franchi la frontière libyenne, les braises ne tombent pas loin, du côté Est, en Egypte, cela recommence et c’est un peu la panique, pour le régime libyen.
Paradoxalement, Kadhafi déclare que cette tempête ne concernerait pas la Libye car les Libyens sont en avance sur les autres pays arabes. Ils ont déjà fait leur révolution, il y a quarante ans, c’est le peuple qui est au pouvoir et donc il ne peut se révolter contre lui-même. Kadhafi n’a pas de fonctions officielles, il n’est ni président, ni roi (même s’il a le titre honorifique de ‘roi des rois d’Afrique’), il n’est responsable de rien. Mais sur le terrain, dès le départ de Ben Ali, Kadhafi commence à calculer et imaginer une stratégie pour faire avorter toute tentative de révolte. Il commence par rétablir un soutien financier aux produits de base (farine, sucre, huile, thé, …) et baisser le prix d’autres produits ; il fait distribuer aux jeunes chômeurs des formulaires pour obtenir des aides financières, l’ouverture de crédits, ce qui avait été interrompu depuis quelques années. Il fait libérer 110 prisonniers mais il reste plus de 200 djihadistes dans les prisons libyennes.

L’opposition

Après le 25 janvier et l’accélération des événements, l’opposition au régime de Kadhafi, basée principalement aux USA et en Angleterre, a pris les devants en annonçant le 29 janvier la formation d’une équipe de travail pour la désobéissance civile en Libye. Ils exigent le départ de Kadhafi et la dissolution de tous ses pouvoirs : révolutionnaire, politique, militaire et sécuritaire ainsi que le refus d’un système de transmission du pouvoir à son fils. Le 4 février s’est créé sur internet un appel à la désobéissance civile en Libye, qui appelle à manifester le 17 février. En réaction d’autres sites internet, émanant cette fois-ci de proches du pouvoir, disent qu’il ne faut pas créer le chaos dans le pays. La date du 17 février est choisie en mémoire d’une manifestation qui a eu lieu à Benghazi en 2006, devant le consulat d’Italie pour manifester contre le fait qu’un ministre italien ait porté un T-shirt illustré de la caricature de Mahomet, caricature qui avait soulevé la polémique en Europe. La police avait tiré sur la foule des manifestants, un citoyen perché sur le toit du Consulat pour arracher le drapeau italien a été abattu par balles, la manif dégénère : 13 morts selon le gouvernement, 30 selon l’opposition. Les islamistes, toutes tendances confondues, ont subi une répression sanglante, ils ont été éliminés physiquement. En 1989, il y avait plus de 1000 prisonniers politiques, en majorité islamistes. Le grand massacre s’est déroulé le 29 juin 1996 durant lequel 1200 prisonniers, dont une majorité d’islamistes, originaires de l’Est du pays pour la plupart, ont été abattus dans la cour de la prison Bouslim, près de Tripoli, à coups de grenades, de tirs de kalachnikov et de mitraillettes. Ce n’est qu’en 2001/2002 que le pouvoir commence à informer les familles de certains prisonniers, de leur mort. En 2004, Kadhafi a reconnu les faits et dit que les familles ont droit de savoir ce qui s’était passé. Depuis, des collectifs de familles des victimes se sont constitués et doivent vivre un véritable parcours du combattant pour récupérer les corps. Fethi Terbel, un coordinateur de ces comités des familles de victimes du massacre de Bouslim, a obtenu l’autorisation pour les familles ….de pouvoir faire un sit-in tous les samedis à Benghazi !
C’est lui que la police est venu chercher ce mardi 15 février à l’aube, ce qui a déclenché les événements actuels de Benghazi. Ce jour est la date de départ de l’insurrection précédant les divers appels lancés sur internet par les opposants organisés.
Vu la configuration du régime libyen, le spectre de l’opposition ne peut être qu’islamo-démocrate, regroupant les frères musulmans, les constitutionnalistes nostalgiques du régime monarchique (il y a bien un prince héritier qui traîne sa cour quelque part à Londres), des libéraux et un petit groupe de Baâssistes financé par Saddam Hussein avant sa chute. Mais tous ces mouvements ont une existence quasi nulle à l’intérieur du pays. Ils travaillent aux USA et en Europe, ils animent des sites web et publient de temps en temps des communiqués, ils ont un programme commun qui revendique une constitution, la légalisation des partis politiques, la dissolution du pouvoir en place, l’instauration d’un régime parlementaire, le rétablissement de la liberté de la presse, etc. mais sans se prononcer sur la structure de l’Etat : république, monarchie ou autre.


La contestation prend de l’ampleur

Dès le début des événements la répression a été terrible, il y a eu des dizaines de victimes dès la première journée à Benghazi et à Beïda, ville moyenne située à 200km à l’Est de Benghazi. La révolte s’est très vite propagée à toutes les villes de Cyrénaïque. Les forces de répressions sont diverses, il y a plusieurs unités de l’armée, des hommes coiffés d’un casque jaune de chantier et l’apparition de mercenaires africains. Des témoignages confirment cette information par le fait que plusieurs d’entre eux ont été arrêtés, trois ont été pendus par la population. À compter du 18 février, la contestation a gagné tout le pays à l’exception du centre-ville de Tripoli, quadrillé par les armées et différentes autres forces de répression. L’armée tire à balles réelles, à la mitraillette, à partir d’hélicoptères. Dimanche matin 20 février, on dénombre 200 morts pour la seule ville de Benghazi ; il y a des corps dans les rues, les insurgés n’arrivent pas à les récupérer à cause des tirs continus, les blessés se comptent par centaines. Depuis ce vendredi matin, 18 février, le pays est coupé du monde extérieur : pas de journalistes, pas de caméras, suspension d’internet, lignes téléphoniques coupées ; les cartes pour les téléphones portables ont été retirées du commerce. Le black-out total est une arme redoutable utilisée pratiquement tout au long du règne de Kadhafi. Malgré cela, les gens occupent une esplanade face au tribunal de Benghazi ; ils ont décidé d’y rester jusqu’à la chute du régime. Ils commencent à s’organiser pour régler la circulation et forment des comités pour la logistique : nourriture, soins, hygiène, etc. Dans les villes plus petites, les vieux du village se réunissent pour coordonner l’autodéfense contre les éléments de répression, notamment les comités révolutionnaires.
Les manifestations sont pacifiques mais face à la riposte sanglante du pouvoir et les massacres orchestrés, les gens commencent à brûler les symboles du pouvoir : les locaux des comités révolutionnaires appelés « Mathabat », les casernes militaires, ainsi que la maison de la radio et télévision locale, à Benghazi. Le feu aussi est mis aux bâtiments de la sécurité intérieure et de la police. Les slogans sont hostiles à Kadhafi et demandent la fin d’un régime de 42 ans d’oppression.
En plus des morts et blessés, il y a de nombreuses arrestations de journalistes, d’opposants et plusieurs disparitions ont été signalées. Dimanche 20 février à Tripoli sur la place Verte, des milliers de manifestants sont sauvagement réprimés et presque en même temps à des milliers de kilomètres de là, à Benghazi, près de 500 000 personnes scandent des slogans de joie pour Tripoli qui finalement s’est mis à bouger, même si cela n’a duré que quelques heures et qu’il y a eu des morts. L’après-midi, 10 000 manifestants venant de la ville de Zawiyah, 40 km à l’ouest de Tripoli, marchent sur la capitale après avoir incendié une des résidences de Kadhafi, et autant de manifestants venant de l’Est se dirigent vers la place Verte au centre-ville où Kadhafi avait installé des tentes, des groupes de musique avec des centaines de ses adeptes.
A Benghazi, dès les premiers jours, Kadhafi a envoyé son fils Assaâdi remettre de l’ordre. Celui-ci est apparu deux fois à la télévision locale pour demander aux gens de rentrer chez eux. Finalement, il a été encerclé dans une caserne avec Abdallah Senoussi, surnommé le boucher de Bouslim ; Senoussi est le Monsieur Sécurité et Services secrets du régime et en plus le gendre de Kadhafi. Ils ont dû s’échapper en hélicoptère, Senoussi continue de diriger les opérations de répression, en faisant tirer sur les gens avec des roquettes antichars, des mitraillettes et autres armes lourdes.
Mais la révolte continue, des groupes de citoyens s’organisent pour défendre une ville, à l’ouest de Tripoli. Cela se passe, jeudi 24 février à 9h du matin, des unités militaires attaquent Zawiyah où se situe une raffinerie importante pour en reprendre le contrôle mais les citoyens organisés repoussent l’attaque avec des pertes humaines, 10 morts semble-t-il. Dans le même secteur, c’est deux terminaux pétroliers dont celui de Marsa Briga qui sont libérés, il sont aux mains des ouvriers et employés qui ont pris le contrôle de l’ensemble des structures, exportation et raffinerie. Pendant ce temps, des fêtes nombreuses ont lieu du côté de Benghazi pour célébrer la victoire de la révolte. Actuellement toutes les villes de Libye sont libérées des forces répressives du pouvoir, c’est la population qui en a la maîtrise, à l’exception de Syrthe et Tripoli. Des travailleurs tunisiens et égyptiens franchissent les frontières à Rasjdir à l’Ouest et vers l’Egypte. En Tunisie, à Ben Guerdan, la plus grande ville de la frontière libyenne, un élan de solidarité s’est mis en place avec des collectes de médicaments venus de toute la Tunisie. Une manifestation de femmes s’est déroulée à Derna pour réfuter les dires de Kadhafi sur l’instauration d’un régime islamiste dans cette ville ; les femmes sont aussi présentes dans les rues de Zawiyah. La police, l’armée, le corps diplomatique ont rejoint la population ; des comités populaires à Zwara, Zawiyah et d’autres villes à l’Ouest se sont affranchis du pouvoir. Les villes de Beïda et de Benghazi ont réussi à rétablir la liaison avec les médias étrangers, dont la chaîne de télévision Al Jazeera qui diffuse en direct des assemblées populaires.
Kadhafi est encerclé, réfugié dans son bunker de Bab Aziziya, qui est une caserne militaire, cernée de trois murs infranchissables et comporte de nombreuses galeries souterraines. Continuant sa politique des menaces dans un discours télévisé, il déclare qu’il va nettoyer le pays des « rats », ville par ville, maison par maison. Dans un second discours radiophonique, il répète que les insurgés sont drogués et il ajoute, cette fois-ci, qu’ils sont manipulés par Al Quaïda. La répression sanglante continue, on parle de milliers de morts. Kadhafi (et son fils) continue de menacer la population, il joue son rôle de dictateur jusqu’au bout et affirme que son pouvoir n’a jamais été que « moral ».

Il est sûrement un peu tôt pour analyser ces événements, dire si c’est une révolte du pain ou une révolte d’exaspération générale face à l’absence de liberté et de dignité. La seule certitude est qu’il s’agit d’une révolte de la base, de gens non organisés malgré l’appel des groupes d’opposition pour le 17 février, car la révolte a éclaté deux jours auparavant, suite à l’arrestation d’un militant des droits des familles de victimes du massacre de Bouslim. L’opposition a voulu être à l’origine de la révolte pour ne pas laisser l’initiative aux gens eux-mêmes, pressentant l’arrivée de cet événement en référence à la Tunisie et l’Egypte … mais cela n’a pas fonctionné car une insurrection ne s’organise pas à l’avance.

Saoud,
24 février 2011

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