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Cameroun 1955-1971 : Une guerre qui n’a jamais eu lieu

lundi 19 juillet 2010, par Courant Alternatif

Le Cameroun est le seul des pays d’Afrique noire française à avoir connu une résistance armée. Officiellement rien n’existe, les archives sont classées secret défense, le pays a été décolonisé « en douceur ». A l’heure où la réalité de la Françafrique apparaît au grand jour, il est bon de rappeler quelques épisodes peu connus de la répression coloniale française.


La bourgeoisie n’est jamais en retard lorsqu’il s’agit de reconstruire après des destructions programmées. La guerre, dont l’issue est certaine, n’est pas encore terminée que le gouvernement provisoire du général de Gaulle pense à réorganiser les colonies. En février 1944 se tient la conférence de Brazzaville qui pose les fondements de la future «  Union française ». Elle se propose d’abolir le « code de l’indigénat », mais repousse « toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’Empire : la constitution éventuelle, même lointaine, de self-governments dans les colonies est à écarter ». Silence radio sur le travail forcé.
L’objectif est d’organiser le redéploiement impérialiste en Afrique que la période d’après-guerre requiert, et, à cet effet, le Cameroun, avec son port de Douala et sa position géostratégique pourrait en être un fleuron. Le pays était, depuis 1884, un protectorat allemand. Entendez par là protection d’un impérialisme dans une zone contre d’autres tout aussi gloutons. Pour ce faire, une seule logique, s’étendre, et, dans ce cas, la seule solution est de pénétrer à l’intérieur des terres… Ce qui a pour effet de mécontenter les Douala, habitués à avoir le monopole de la transaction entre les nombreux peuples de l’intérieur et les Européens, et avec qui, en 1884, l’Allemagne avait signé un traité concernant la seule zone côtière.
Comme, par ailleurs, les colons allemands exproprient des terres pour y implanter des cultures coloniales traditionnelles classiques (café, cacao, banane, huile de palme, etc.), s’ensuit une série de guerres meurtrières pour la conquête de l’arrière-pays qui font naître une tradition de résistance anticoloniale dont on retrouvera les effets plus tard, sous la domination française.
Après la défaite de l’Allemagne en 1918, le « pays » est divisé : les 4/5 sont confiés à la France par la Société des nations (SDN) comme territoire sous mandat ; le reste est pour l’Angleterre. La France s’empresse d’oublier qu’il ne s’agit que d’un mandat, et va transformer le pays en une véritable colonie en pratiquant une politique d’assimilation sous le régime de l’indigénat (voir l’encart).
Pour éradiquer la présence allemande, la France procède à quelques modernisations comme le développement du chemin de fer, mais mène une politique linguistique fidèle au jacobinisme colonial de la troisième République et de Jules Ferry. La centaine de langues utilisées dans la zone dite du Cameroun sont, au dire des colonisateurs, incapables de traduire des concepts abstraits (supposés être ceux des Européens !).
« [...] Nulle école ne peut fonctionner si l’enseignement n’y est donné en français. Cette disposition n’a pas besoin de justification. Entre les indigènes et nous n’existera un lien solide que par l’initiation des indigènes à notre langue [...] », précise une lettre circulaire du 8 décembre 1921.
La directive de Jules Carde (1921), haut-commissaire de la République française au Cameroun, indique à ses chefs de circonscription l’objectif de la politique linguistique de la France dans la colonie : « Il faut donc de toute nécessité que vous suiviez avec le plus grand soin le plan de campagne que je vous ai tracé, que vous coordonniez vos efforts, tous les efforts, et que le défrichement méthodique et bien concerté [des autres langues] se poursuive sans hâte comme sans arrêt [afin de concrétiser] notre volonté de donner aux populations du Cameroun la langue en quelque sorte nationale qu’elles n’ont pas, et qui ne saurait être évidemment que celle du peuple à qui est dévolue la souveraineté du pays. »
Il s’agit donc de rendre obligatoire l’enseignement du français en interdisant l’usage des langues vernaculaires : « La langue française est la seule en usage dans les écoles. Il est interdit aux maîtres de se servir avec leurs élèves des idiomes du pays. » (JO du Cameroun, 1924).
Sur le plan économique, pas de surprise : le développement des monocultures coloniales et des expropriations se poursuit. Ce n’est pas sur ce terrain qu’il faut faire oublier la présence germanique.


Après la guerre, la résistance, l’UPC

Après la Seconde Guerre mondiale, un nouveau mandat provisoire est confié à la France au nom de l’ONU. Il ne s’agit toujours pas officiellement d’une colonie, mais l’objectif de la France reste d’assimiler le Cameroun à l’Union française, et de le transformer en colonie de peuplement avec un statut de territoire associé. Les moyens sont les suivants :

  • Remplacer les chefs traditionnels par des valets au service du colonialiste, qui serviront plus tard pour encadrer le pays en direction des intérêts de la France, après l’indépendance.
  • Accaparer de nouvelles terres, parmi les plus riches, au mépris du droit coutumier, et imposer le monopole sur la culture du café.
  • Instaurer des taxes coloniales nouvelles et permettre l’armement des colons.
    Et… bien entendu, pressurer au maximum la main-d’œuvre sur les exploitations agricoles.

L’accroissement important du nombre de colons sera, bien entendu, une cause supplémentaire des révoltes qui vont ensanglanter le territoire.
Des mouvements nationalistes se développent à partir de 1945. Ils s’appuient sur une élite formée dans les écoles supérieures du Sénégal, sur une bourgeoisie terrienne et sur un prolétariat urbain qui a déjà prouvé sa mobilisation entre les deux guerres. Il faut ajouter à cela le retour au pays des soldats ayant participé à la libération de la France et qui réclament maintenant la fin de l’apartheid colonial. Un mouvement syndical, avec la CGT, commence à naître et à revendiquer, ce qui ne manque pas d’inquiéter les colons blancs. Certains d’entre eux, en 1945, s’emparent même d’un dépôt d’armes et organisent une chasse à l’homme pour briser une grève. Le bilan officiel fait état de 80 morts.
10 avril 1948, l’Union des populations camerounaises (UPC) est officiellement créée. Au départ, il s’agit de la section camerounaise du Rassemblement démocratique africain (RDA) fondé par Houphouët-Boigny et allié au PCF – plus par stratégie que par idéologie. Les fondateurs de l’UPC, qui avaient posé la question de l’indépendance dès la fin de la guerre et s’étaient opposés aux conclusions de la conférence de Brazzaville jugées néocolonialistes, se sépareront du RDA lorsque ce dernier rentrera dans le rang*. Une large fraction des colons blancs étaient également hostile aux conclusions de Brazzaville – jugées, à l’inverse, comme menant vers l’indépendance. Les camps étaient plus que délimités et les affrontements inévitables.
Dans un premier temps, l’UPC tente de jouer la carte de l’intégration « pacifique » dans le jeu politique du pays, mais cela s’avérera de plus en plus difficile. Elle envoie un de ses fondateurs, Um Nyobè, plaider sa cause aux Nations unies en 1952. Un appel finalement entendu, puisque l’organisation internationale décide qu’elle mandatera en 1954 une mission au Cameroun.
Deux conceptions du futur Etat s’affrontent. Le colonialisateur veut un Cameroun sous la férule de la métropole qui laisserait aux structures dites traditionnelles le soin de régler quelques questions internes ne touchant pas à l’exploitation du sol et des humains. L’UPC veut un Etat indépendant qui transcende les ethnies pour faire un vrai Cameroun «  moderne  ».
En 1953, De Gaulle se rend à Douala à l’occasion de l’anniversaire du 18-Juin pour renforcer ses liens avec les colons – dont beaucoup avaient répondu à l’appel. Manière de leur donner un quitus anticipé dans la guerre de libération toute proche, qui fera plusieurs dizaines de milliers de morts et sera classée secret défense.

Il ne s’est jamais rien passé au Cameroun

En 1954, les revers s’accumulent pour l’impérialisme français : défaite de Diên Biên Phu et démarrage de la lutte armée en Algérie. Le gouvernement français doit absolument éviter la contagion, mais en même temps prouver à l’ONU que la situation est suffisamment grave pour justifier la répression. En décembre 1954, un nouveau haut-commissaire, Roland Pré, est nommé par Pierre Mendès France (future idole des socialistes). L’homme a la réputation d’un briseur de mouvements nationalistes, et a fait ses preuves au Gabon et en Guinée, déjà comme représentant de la République française. Son objectif assigné est de briser l’UPC.
Le 9 février 1955, Pré prend un « arrêté » selon lequel droit est donné à « toute autorité » – entendez à tout colon – de requérir la force publique pour disperser toute réunion suspecte de plus de deux personnes. En d’autres termes, le représentant de la France vient tout simplement de retirer aux Camerounais le droit de réunion en violant l’article 20 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, qui considère que « toute personne a droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques ».
Et, de fait, dans la mesure où l’UPC (forte surtout dans le Sud, en pays bamiléké et bassa) décide de braver l’interdiction, les forces de l’ordre interviennent contre tous les rassemblements organisés par elle, plus particulièrement entre le 22 et le 30 mai, ce qui entraîne la mort de 1 000 personnes dans un quartier de Douala et de 5 000 dans tout le reste du pays.
Le 13 juillet 1955, l’UPC est interdite par le gouvernement Edgar Faure, afin qu’elle ne puisse pas se présenter aux élections prévues en décembre. Une Armée de libération nationale du Kamerun (ALNK), clandestine, est créée. La lutte va durer jusqu’en 1971, après l’indépendance, date de l’exécution du dernier chef de l’UPC, Ernest Ouandié. Une guerre de près de quinze ans qui fera entre 100 000 et 200 000 morts (au moins).
Pré a fait son boulot préparatoire ; il faut maintenant un homme de la guerre totale à partir de 1956. Ce sera Pierre Messmer, nommé haut-commissaire (il le restera jusqu’en 1958). Les méthodes utilisées sont celles qui prévalent en Algérie : tortures, assassinats, décapitations, déportations… villages rasés, bombardement au napalm, populations déplacées… Des camps de concentration sont installés un peu partout dans les régions bamiléké et bassa. On procède même à des bombardements aériens.
« Tous les matins, on trouvait des têtes coupées exposées sur les trottoirs : elles étaient destinées à effrayer les gens et à leur dire : “Ne rejoignez pas le maquis, vous finirez comme eux” », témoigne la journaliste Henriette Ekwé, alors enfant. Dans le maquis aussi, la vie est infernale : « C’était une guerre asymétrique : nous n’avions que des machettes à opposer aux armes automatiques de l’armée française. En forêt, où nous vivions, nous n’avions rien à manger », se souvient un ancien résistant.
En 1958, Um Nyobè est tué. Ahmadou Ahidjo (lié aux Peuls du Nord) devient Premier ministre sous la houlette de Jacques Foccart. C’est une sorte de féal des Français qui combat l’ALNK par une politique de la terre brûlée, encadrée par l’armée française et supervisée par les hommes de Foccart. Il deviendra le premier Président du Cameroun indépendant depuis le 1er janvier 1960. Le système néocolonial est bien en place, mais la lutte armée se poursuit en pays bamiléké. Elle durera jusqu’en 1971, date de l’exécution du dernier chef de l’UPC, Ernest Ouandié. Le successeur de Nyobè, Félix Moumié, sera, lui, empoisonné à Genève par un agent du SDECE, les services secrets français.
1er février 1962, 57 nationalistes camerounais prisonniers sont embarqués dans un wagon sans aération pour être transférés de Douala vers une prison plus sûre, à Mokolo, centre des exécutions sommaires et de la torture. 38 kilomètres en quinze heures ; à l’arrivée, 25 détenus sont morts. Le 15 août 1966, une expédition militaire de mercenaires blancs tue encore 400 personnes… Si la lutte armée prend officiellement fin en 1971, le climat de terreur se poursuit au Cameroun jusqu’en 1990. Aussi bien avec Ahidjo, qui se retire en 1983, qu’avec Paul Biya (un chrétien du Sud), qui lui succède et est encore en poste aujourd’hui… Mais c’est une autre histoire.

JPD

Biblio de base :
Yves Benot, Massacres coloniaux, La Découverte, 1994.
Mongo Béti, Le Cameroun d’Ahidjo, 1972, interdit.
Les Temps modernes, novembre 1972, n° 316, « Main basse sur le Cameroun », Maspero, saisi.
François Xavier Verschave, La Françafrique – Le plus long scandale de la République, Stock,1998.
Richard Joseph, Le mouvement nationaliste au Cameroun, Khartala, 1986

* C’est Mitterrand qui sera chargé par le gouvernement français de manœuvrer pour détacher le RDA du PCF, dès que ce dernier est chassé du pouvoir en France. Il y parviendra, et prendra ainsi naissance un élément fondamental de la longue construction de la Françafrique passant par l’ « indépendance » en 1960.


Le code de l’indigénat
Il date de 1881, et permet de distinguer les citoyens français de souche hexagonale des sujets français : Africains noirs, Malgaches, Algériens, Antillais, Mélanésiens… Il assujettit les autochtones au travail forcé, à des textes sur les réserves, à une interdiction de circuler la nuit… pour faire régner le « bon ordre colonial ». Ce code s’adapte localement aux besoins spécifiques et fluctuants des intérêts des colons. Le code a aussi comme objectif d’ôter aux indigènes toute identité collective en les privant de droits politiques. Chaque manquement aux règles est un délit puni d’emprisonnement ou de déportation.
Il fut aboli théoriquement le 7 avril 1946, mais perdura de fait, surtout en Algérie jusqu’à l’indépendance en 1962.


« ... Mais hélas ! / En réponse à la supplique / De ces hommes / Qui, sans armes ni bâtons, / Ni bouteilles, ni machettes, / Mains vides chantaient l’hymne national, / C’est la mitraille qui crépita, / Semant la mort et laissant le vide, / Dans les rangs, dans les familles, / Dans les villes et dans le pays. / Sans armes ni bâtons, ils étaient mains vides, / Mains vides, / Toujours mains vides, / Lâchement assassinés, / Ils moururent les uns après les autres, / Par dizaines et par centaines, / Ils moururent nombreux, / Sans armes ni bâtons, / Ni bouteilles, ni machettes, / Ils étaient mains vides, / Mains vides, ils furent abattus / Mains vides, ils sont morts... »
Poème intitulé Mains vides de Atangana E. J., publié le 30 mai 1955 dans un journal à Yaoundé.

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1 Message

  • Cameroun 1955-1971 : Une guerre qui n’a jamais eu lieu

    22 février 2011 13:46, par Françoise

    Le journal "Alternative révolutionnaire" a consacré son numéro 2, janvier-février 2011, à "l’UPCisme hier, aujourd’hui et demain". Ce dossier, qui est téléchargeable gratuitement (alternative.revolutionnaire@gmail.com), revient entre autres sur cinquante ans de néocolonialisme, sur l’histoire et les perspectives de combat de l’Union des populations du Cameroun (UPC)… ainsi que sur l’assassinat de ses dirigeants.

    repondre message


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