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L’anarchisme, entre libéralisme et “moment machiavélien”

vendredi 2 octobre 2009, par Courant Alternatif

L’impasse des projets réformistes qui, face aux crises structurelles du capitalisme, tentent constamment de le replâtrer en l’aménageant ou le moralisant se dévoile un peu plus chaque jour. Cependant, la multiplication des conflits de classe polarisés principalement sur la question de l’emploi, les recompositions / décompositions permanentes d’une gauche introuvable, le recentrage du syndicalisme sur le partenariat social et la cogestion institutionnelle, le retour de l’anticapitalisme brandit comme une étiquette idéologique, l’exhibition d’une radicalité existentielle conçue comme une fin en soi, les ravalements de façade du discours libéral teintés de « vert » ou d’ « alter » …, sont autant de symptômes d’une crise politique et de l’absence de perspective révolutionnaire.
Malgré ce désarroi, on observe une multiplication des expériences, des réflexions, qui oscillent entre une résistance à l’ordre établi, et une volonté de le renverser. Et ceci bien au-delà des limites de l’hexagone, et il suffit de regarder du côté de l’Amérique latine pour s’en convaincre.
Nous pensons que ce bouillonnement doit conduire à la redéfinition d’un projet politique révolutionnaire, d’une utopie rupturiste qui trace des perspectives émancipatrices, et non pas seulement un aménagement du réel en vertu d’un possible réduit aux “nécessités objectives”, aux contraintes de ce réel et à celles d’un sens supposé de l’histoire. Pour ce faire, il convient de réinterroger des éléments théoriques sur la question du social, du pouvoir, de la démocratie, de la politique elle-même, de l’organisation, de l’égalité, du communisme, de l’anarchisme, …, pour conduire à une réappropriation du politique dans un espace public clairement orienté contre le capitalisme et l’Etat.
Pour cela, il convient de puiser non seulement dans le meilleur du bagage théorique du mouvement ouvrier, mais également dans la production de penseurs contemporains comme dans l’expérience de groupes, de mouvements ou de luttes qui vont dans le sens d’une dynamique de l’émancipation individuelle et collective.
Nous envisageons donc de publier dans Courant Alternatif une série de textes, interrogeant ces questions, avec un double but : permettre à tout un de s’approprier ces questions tels des outils à réutiliser dans les luttes, engager un débat qui permette de revenir au politique, conçu comme le lieu et le temps de d’élaboration collective, indispensable à toute pratique et perspective révolutionnaire.

Nous commençons dans ce numéro avec un texte écrit par des camarades de Colombie, qui interroge la question de la filiation de l’anarchisme avec le libéralisme des Lumières au travers des approches bien différenciées de la Liberté, de sa mise en œuvre et de la place de l’Etat… et du primat collectif dans la conception anarchiste révolutionnaire de l’action politique.


Dans son vaste et suggestif ouvrage Nationalisme et Culture, l’anarchiste allemand Rudolf Rocker soutient que « le socialisme vitalisé par le libéralisme conduit logiquement aux idées de Godwin, Proudhon, Bakounine et leurs successeurs. » L’intention d’établir une relation étroite entre l’anarchisme et le libéralisme classique est confirmée quelques paragraphes plus loin lorsque Rocker mentionne que « le socialisme inspiré par les idées libérales, cependant, mène directement à l’anarchisme. » Rocker considère que l’anarchisme radicalise l’idée libérale de réduire la sphère de l’État au minimum. Par conséquent, le libéralisme se présente comme le germe de la fin de l’État et de l’élimination de toute volonté de pouvoir social. Toutefois, dit Rocker, le libéralisme est une sorte d’anarchisme incomplet car il ne se préoccupe pas suffisamment de l’aspect économique de la question et, par là même, croit que la liberté sociale peut exister sans l’égalité sociale et la justice pour tous. En bref, étant donné que le libéralisme classique ne peut parvenir seul à l’étape supérieure de la libération, l’anarchisme doit être la « synthèse du libéralisme et du socialisme. »

Dans une tonalité semblable, mais en incluant des éléments nouveaux, Noam Chomsky fait valoir que les idées anarchistes viennent des Lumières et plongent leurs racines dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau, dans les Essai sur les limites de l’action de l’État de Humboldt et dans la défense de la Révolution française que fait Kant. Pour Chomsky, le socialisme libertaire conserve et élargit le message radical humaniste des Lumières et des idées du libéralisme classique. Par conséquent, le linguiste anarchiste étatsunien cite Rocker pour réaffirmer que l’anarchisme est le résultat de la convergence de deux grands courants qui se sont installés dans la vie européenne depuis la Révolution française : le socialisme et le libéralisme.

Que l’anarchisme soit l’enfant de son temps et qu’en ce sens il accueille un grand nombre des idées des Lumières, révolutionnaires et libérales du XVIIIème siècle est une donnée presque indiscutable. Mais est-il aussi facile de conclure que l’anarchisme doive être la synthèse entre socialisme et libéralisme ? Peut-on affirmer l’existence d’une base solide pour dire que l’anarchisme est un libéralisme radicalisé ? Il est certain que le libéralisme classique a recherché dès le départ à limiter les pouvoirs et les fonctions de l’État afin de respecter la liberté des citoyens. Pour autant, est-il possible d’assimiler ce principe libéral avec la critique que l’anarchisme fait à l’État et avec le type de liberté politique et sociale que défend ce mouvement ?

Dans le livre intéressant La Démocratie contre l’Etat, Miguel Abensour interprète certains textes de jeunesse de Marx à partir de ce qu’il appelle le “moment machiavélien”. La proximité entre Marx et Machiavel devient manifeste dans la manière dont tous deux traitent de l’être de la politique. Pour affirmer cette proximité, Abensour soutient qu’il ne faut pas penser sur Machiavel, mais penser avec lui, car le célèbre auteur du Prince appartient à un courant de pensée qui se présente comme le “côté obscur” de la façon habituelle d’aborder la politique à partir du modèle juridico-libéral. Machiavel s’inscrit, alors, dans un autre modèle, dans ce paradigme civique, humaniste et républicain qui assigne comme objectif à la politique « non plus la défense des droits, mais la mise en œuvre de la “politicité” première, sous la forme d’une participation active en tant que citoyen à la chose publique. »[1]

Abensour définit le “moment machiavélien” à partir de trois éléments. Le premier est basé sur la réactivation au cours de la première modernité occidentale du bios politikos c’est-à-dire la reconnaissance de l’être humain comme un animal politique qui consacre sa vie à l’action publique. Cette réhabilitation de la vie active conduit à un humanisme civique qui se trouve aux antipodes de la vie contemplative de l’homme médiéval. Le second élément estime que cette revendication de l’animal politique ne peut être satisfaite que dans la forme-république et, enfin, le troisième élément soutient que cette forme-république inaugure un type de temporalité qui rejette l’éternité de l’Empire ou la Monarchie universelle. La forme-république assume la finitude temporelle et, par conséquent, crée un ordre mondain qui n’élude pas la contingence propre de l’événement.

De cette manière, le libéralisme classique et le paradigme civico-républicain, qui reçoit le nom de “moment machiavélien”, se présentent comme deux tendances parallèles du parcours historique de la théorie politique. Comme il est devenu un lieu commun de désigner l’anarchisme comme un héritier de la première tendance, ce texte vise à questionner une telle option et suggérer que l’anarchisme, et en particulier sa conception de la liberté, part d’hypothèses différentes de celles du libéralisme et, qu’au final, il parvient à des conclusions alternatives aux siennes. Dans cet esprit, dans une seconde étape, nous essaierons de montrer que l’anarchisme peut être inscrit dans ce qu’on appelle le “moment machiavélien”.

Le libéralisme politique et l’anarchisme

Comme l’indique Norberto Bobbio, par le libéralisme politique on entend « une conception déterminée de l’Etat, la conception selon laquelle l’Etat a des pouvoirs et des fonctions limités. » [2] Le rôle de l’État doit se réduire à la protection des citoyens et de leurs droits naturels du fait que le principe fondamental du libéralisme politique est la primauté de l’individu et de son bien individuel sur toute autre personne ou entité. Cette approche libérale surgit à l’aube de la modernité sous l’influence des Lumières. Comme il est habituellement énoncé, à l’époque de la Modernité les liens politiques entre les hommes ne sont pas naturels mais artificiels. La plupart des philosophes politiques modernes, en particulier ceux que l’on peut inclure dans le terme de contractualisme, partent du fait que l’être humain est apolitique. Ce qui signifie que son appartenance à une communauté politique n’est pas un fait naturel et, par conséquent, les êtres humains ne sont pas, par nature, des citoyens. Ainsi, le libéralisme politique classique suppose que les individus sont de manière primaire des agents libres, rationnels et autonomes, qui décident d’établir entre eux des accords volontaires pour parvenir à un vivre-ensemble pacifique et juste à travers la création de l’État.

Toutefois, cet Etat ne doit pas imposer un idéal ou une conception substantive de la vie bonne, mais établir les conditions grâce auxquelles les divers citoyens auront la liberté de rechercher leurs propres idéaux de vie. En bref, l’Etat doit être limité, car il ne peut pas déterminer les intérêts, les goûts et les préférences des individus, mais protéger la pluralité des modes de vie afin d’éviter les conflits entre eux. Cette approche montre le type de liberté que défend le libéralisme : ce que l’on appelle la “liberté de” ou liberté négative, qui est la liberté de que l’État n’interfère pas dans la vie privée des individus. Cette liberté négative peut être assimilée à ce que Benjamin Constant appelle « la liberté des modernes. » Constant écrit : « Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. » [3]

Évidemment, ce type de liberté libérale est pré-politique car elle est réduite aux jouissances privés. La pluralité des intérêts se vit seulement dans le for intérieur des individus et, par conséquent, l’État doit garantir un environnement neutre où sont préservés la sécurité, l’harmonie et la paix des citoyens. Ainsi, Constant signale que notre liberté « doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée. » Ainsi, l’État libéral permet de disposer d’une sphère de vie où l’individu peut faire ce qu’il veut, à condition qu’elle ne porte pas atteinte à la liberté des autres.

Toutefois, cette liberté pré-politique et négative est contraire au pouvoir car elle exige que l’individu soit protégé contre les abus de pouvoir de l’État. Ce dernier est considéré par le libéralisme comme un mal nécessaire et c’est ainsi que l’idéal de cette doctrine politique est l’État minimal. C’est cette doctrine du contrôle et de la limitation du pouvoir qui a amené des auteurs comme Rocker et Chomsky à postuler une relation directe entre le libéralisme et l’anarchisme. En termes strictement politiques, le libéralisme diffère principalement de l’anarchisme en ce que le premier considère l’État comme un mal nécessaire, tandis que le second dit que c’est un mal non nécessaire, c’est-à-dire une institution politique de laquelle on peut se passer pour vivre en société. En d’autres termes, l’anarchisme ne préconise pas un minimum d’Etat, mais va plus loin et propose l’élimination de tout État.

En principe, la précédente formulation paraît indiscutable. Mais examinons la question plus avant : est-ce que la liberté anarchiste est comparable à la liberté du libéralisme politique ? Est-ce que la liberté de l’anarchisme part des mêmes hypothèses que le libéralisme et de là à conclure que l’anarchisme est un libéralisme radicalisé ? Pour répondre à ces questions, il semble profitable de recourir aux mots de Mikhail Bakounine.
Bakounine considère que les doctrinaires libéraux ont été les premiers à exalter la liberté individuelle et à affirmer que le développement de la civilisation consiste à réduire de plus en plus les attributs et les droits de l’État. Toutefois, l’anarchiste russe fait valoir que, dans la pratique, les doctrinaires libéraux, de par leurs intérêts de classe, finissent par être plus absolutistes que les monarques. D’autre part, en théorie, les libéraux s’en retournent au culte de l’État parce qu’ils présupposent que la liberté individuelle est antérieure à toute société et que, par l’intermédiaire d’un acte volontaire, il faut recourir à un contrat pour fonder une entité transcendante qui régit les libertés et les droits des citoyens. Du point de vue des objectifs du présent document, cette dernière critique est la plus pertinente. Bakounine insiste dans ses écrits sur le fait que le problème du libéralisme est qu’il part d’une liberté individuelle antérieure à la société et, par conséquent, suppose que l’homme “est complet par lui-même, qu’il est un être entier et absolu” avant sa connexion avec d’autres êtres humains. Pour Bakounine, il n’y a rien de plus absurde, puisque l’être humain ne peut pas être complet, ne peut pas se réaliser comme tel à l’extérieur de la société : « L’homme ne devient homme et n’arrive tant à la conscience qu’à la réalisation de son humanité que dans la société et seulement par l’action collective de la société tout entière » [4]

Ici, Bakounine confirme qu’il n’y a pas de liberté abstraite, mais que celle-ci n’est concevable qu’avec la liberté des autres. Le libéralisme part d’une liberté absolue à l’état naturel et ensuite renonce à elle avec la création de l’État. Cela ne signifie pas qu’avec l’État il n’y a pas la liberté, mais la liberté originelle est réduite à une liberté négative, une liberté limitée par la protection des plaisirs privés. Bakounine a souligné que le libéralisme se contredit lui-même à partir de ses propres hypothèses. Partir d’une liberté individuelle asociale le conduit, par le biais du contrat, à l’aliénation de cette liberté par un tiers, ici par l’Etat.
Cependant, avec cette critique du libéralisme Bakounine ne vise pas la défense d’une liberté naturelle absolue. L’anarchiste russe ne dit pas dire que le problème du libéralisme est l’aliénation de la liberté asociale, mais que cette liberté est inexistante. En d’autres termes, le critique de Bakounine pointe la racine de la question, c’est-à-dire l’hypothèse libérale d’une liberté individuelle antérieure aux liens sociaux. Face à cela Bakounine fait valoir que la liberté anarchiste n’est possible « grâce au travail et au pouvoir collectif de la société » et que l’être humain « ne réalise sa liberté individuelle ou bien sa personnalité qu’en se complétant de tous les individus qui l’entourent » [5]

La discussion menée jusque là nous permet de conclure, alors, que la liberté de l’anarchisme — défendue ici par Bakounine — n’est pas la même liberté individuelle que celle du libéralisme, tout simplement parce que les deux se fondent sur des hypothèses différentes. Ainsi, contrairement à ce que soutiennent des auteurs tels que Rocker et Chomsky, l’anarchisme ne radicalise pas les arguments libéraux, mais prend un autre point de départ et parvient ainsi à des conclusions différentes. L’anarchisme, même héritier de la philosophie des Lumières, et même défendant la liberté individuelle, se sépare dans une large mesure du libéralisme politique et offre une autre alternative. De cette façon, dans le reste de cet article, je souhaite explorer un peu plus les présupposés de cette liberté anarchiste de Bakounine et suggérer qu’elle est imprégnée par le “moment machiavélien”, auquel il est fait référence au début de cet exposé.

Le “moment machiavélien” de l’anarchisme

Avec le “moment machiavélien” Miguel Abensour fait référence à l’accent que les humanistes italiens mirent dans les concepts de “vie active” et de la “vie civique”, dans les débuts de la modernité occidentale ; accent qui certainement révèle une redécouverte de la dimension politique originaire de la condition humaine. Si, comme nous l’avons vu précédemment, le libéralisme politique classique dépolitise les êtres humains, le “moment machiavélien”, au contraire, les re-politise par l’intermédiaire de la revendication du bios politikos grec. L’être humain se reconnaît comme tel dans la mesure où il consacre sa vie aux choses politiques et participe au domaine de la sphère publique. Le domaine public — dans le sens arendtien de ce qu’ils voient et entendent d’autres personnes — inaugure un monde de relations humaines où, grâce à la présence des autres, nous nous révélons et nous nous manifestons comme des êtres singuliers et irremplaçables. Ainsi, la sphère publique que réhabilite le “moment machiavélien” permet que nos intérêts en tant qu’individus ne restent pas confinés à la sphère du privé, mais qu’ils s’expriment politiquement et soient confrontés dans un monde commun et partagé.

Sous ce paradigme de la vie active et civique on aperçoit que l’être humain affirme son être par le biais de l’action politique. Cette action se manifeste au moyen de la prise de décision en commun et, en général, par la discussion et l’échange dialogique de points de vue. En bref, l’action politique réaffirmée par le “moment machiavélien” est inconcevable sans la parole, sans la nature linguistique des êtres humains. Cette action suppose que les citoyens ne se préoccupent pas au premier chef de protéger leurs jouissances privées des ingérences de l’État, mais de mettre en œuvre la “politicité” première qui les constitue et, par conséquent, de participer activement aux affaires publiques. Ici, nous rencontrons un concept de liberté distinct du concept libéral, un concept qui pourrait se rapprocher de ce que Constant appelle la liberté des Anciens : « Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils nommaient liberté. » [6]

Cette répartition du pouvoir politique [7], que définit la liberté des anciens est une partie fondamentale de la forme-république, revitalisée par le “moment machiavélien”. Dans l’essence de cette forme se trouve la participation des citoyens aux affaires publiques. La liberté de l’individu ne se réduit pas, alors, dans la possibilité de choisir entre les goûts et les plaisirs privés, mais s’exerce par l’action et le discours dans un monde commun. Bien sûr, ce monde permet uniquement l’exercice de l’action et la parole dans la mesure où elle s’instaure dans le cadre de l’isonomie, c’est-à-dire l’égalité.

La liberté anarchiste, du moins celle proposée par Bakounine, est traversée, d’une manière très particulière par le “moment machiavélien” auquel nous venons de faire référence. Comme nous l’avons déjà mentionné, Bakounine considère que la liberté anarchiste n’est pas un “fait individuel, mais un fait collectif, un produit collectif.” Ainsi, l’anarchiste russe reconnaît la condition originairement politique de l’être humain et en harmonie avec l’approche aristotélicienne, considère que son humanité se réalise uniquement dans le milieu où il exerce ses activités et discute avec les autres. La liberté est « une chose très positive, très complexe et surtout éminemment sociale, parce qu’elle ne peut être réalisée que par la société et seulement dans la plus étroite égalité et solidarité de chacun avec tous. » [8] Bien que Bakounine n’utilise pas le terme “politique” — du fait que pour les anarchistes classiques la politique était immédiatement associée à l’Etat — il soutient dans le fond que l’homme est un animal politique qui ne peut se concevoir en dehors de sa politicité et que donc il affirme son humanité dans la mesure où il exerce sa liberté en s’occupant des affaires publiques.

Ce concept de liberté anarchiste nous permet de réévaluer le principe libéral pour qui la liberté doit être contraire au pouvoir. Sous l’influence du “moment machiavélien” il est possible de penser un pouvoir qui ne soit pas synonyme de domination. Hannah Arendt explore cette voie dans plusieurs de ses textes et indique que le pouvoir est ce « qui assure l’existence du domaine public », et donc « jaillit parmi les hommes lorsqu’ils agissent ensemble et retombe dès qu’ils se dispersent. » [9]. Le pouvoir ne se définit pas par la force de commandement et d’obéissance, mais par dynamis ou la potentia de l’action collective. Cette puissance comme capacité collective, c’est ce que Bakounine appelle dans Dieu et l’Etat la « puissance collective de la société ». Ainsi, alors que le libéralisme cherche à contrôler le pouvoir, la liberté anarchiste désire le socialiser.

Évidemment, l’inscription de l’anarchisme dans le “moment machiavélien” ouvre la possibilité de réfléchir sur sa relation avec le pouvoir et avec l’être même de la politique. Ainsi, en réfléchissant avec Abensour et en utilisant certains de ses termes, il est possible de conclure que la liberté anarchiste est une liberté qui ne peut pas « se concevoir contre le pouvoir, mais avec le pouvoir, entendu autrement comme le pouvoir d’agir de concert » et que cela nous permet d’affirmer, par-dessus tout, une liberté qui ne peut pas « se dresser contre le politique, comme s’il s’agissait pour elle de s’en débarrasser, mais comment le politique est désormais l’objet même du désir de liberté. » [10]


Texte publié par : Colectivo Contracultura - CILEP - Red Libertaria Popular Mateo Kramer (Bogotá)
Traduction : Courant Alternatif (OCL)

Notes

[1] La Démocratie contre l’Etat, Marx et le moment machiavélien, Miguel Abensour, seconde édition, éditions du Félin, p. 34
[2] Libéralisme et démocratie, Noberto Bobbio, éditions du Cerf, 1996
[3] De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819)
[4] Dieu et l’Etat, in Œuvres complètes. Tome I
[5] Dieu et l’Etat, op. cit. NdT : la version en castillan parle de “pouvoir collectif de la société”, la version française de “puissance collective”.
[6] De la liberté des…
[7] NdT. Dans la version en castillan, la citation de Constant parle de partage du “pouvoir politique” tandis que la version française parle de “pouvoir social”. Peu importante ici, cette distinction le devient beaucoup plus dans d’autres débats, notamment ceux opposant précisément les définitions du social et du politique.
[8] Dieu et l’Etat, op. cit.
[9] La condition de l’homme moderne. NdT. Même remarque que pour le texte de Bakounine. Les versions françaises des textes de Hannah Arendt utilisent le concept de puissance et non de pouvoir. Puissance et pouvoir se traduisent par le même mot en anglais (power) et souvent aussi en castillan (poder), mais en français renvoient usuellement à la possibilité de significations quelque peu distinctes.
[10] La Démocratie contre l’Etat, op. cit., p. 157

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