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Autour de Jacques Rancière : Eléments d’une politique de l’émancipation

mercredi 30 septembre 2009, par OCLibertaire

Une réflexion sur ce que peut être une “politique de l’émancipation”.
Une politique qui avance comme affirmation préalable, comme principe non discutable, l’égalité ; en tant qu’elle est sa condition présupposée et son contenu, sa visée, son objet et son propre fondement. Une égalité déclarée que la politique et son principe de démocratie radicale vient vérifier.

En somme, une politique contre la domination politique. Une politique qui déclare, contre toutes les formes de gouvernement, le pouvoir de “n’importe qui” et l’égale capacité de tous. Une politique fort éloignée de celles qu’exercent les formations politiques, parlementaires comme extra parlementaires. Une politique qui
redessine les cartes du social et du politique, du donné, du pensable et donc du faisable ; qui déplace les lignes entre le “privé” et le commun, qui s’affirme comme telle par l’expression de l’universel à partir de ses manifestations locales et particulières.

Le texte s’organise en deux parties. La première expose à grands traits les caractéristiques de la pensée politique de Jacques Rancière. La seconde, plus courte (“Commentaire”), avance quelques éléments de contextualisation et de réflexion sur certains enjeux d’une pensée originale en ce qu’elle ouvre quelques pistes pour imaginer une politique de la rupture, de l’“interruption”, qui, face à la celle des partis, de l’Etat, de la représentation, ne peut être et se déployer sans affirmer ses déterminations et catégories propres.


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Cette présentation des thèses de Jacques Rancière a été élaborée à partir de L’interruption, Jacques Rancière et la politique, de Christian Ruby. Ce petit ouvrage peut être considéré comme une introduction à la pensée politique de Rancière, philosophe singulier, au parcours intellectuel assez solitaire, qui n’a eu de cesse de réfléchir aux conditions de l’émancipation, contre la philosophie politique dominante qui consiste « en l’ensemble des opérations de pensée par laquelle la philosophie essaie d’en finir avec la politique », de la dépolitiser, de n’être qu’une science du bien gouverner qui exige que chacun demeure à sa place et « accorde la primauté au régime de l’Un distribué en parts et en fonctions », au sein d’un univers sensible partagé et découpé dans lequel il n’est fait place nulle part aux « sans-parts ».

Les lignes qui suivent ne sont pas une introduction à l’introduction d’une pensée mais plus simplement une sorte d’exposé rapide des grands traits de ce qu’avance J. Rancière à propos de la politique, en s’appuyant sur le livre de Christian Ruby et en s’en éloignant au besoin.

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Le présupposé de l’égalité

La philosophie politique de J. Rancière se constitue à partir du mécompte opéré dans le compte des parts de la communauté. Ce mécompte est un tort, l’objet d’un conflit, d’une polémique qui n’est autre que ce qui peut fonder la politique en vérité.
À partir de cet enjeu polémique, dissensuel, sur quoi cette possibilité conditionnée de la politique peux-t-elle se fonder ? D’une simple assertion, d’un point de départ sans ontologie, d’une affirmation qui n’a d’autre fondement qu’elle même : l’égalité qui « est une présupposition, un axiome de départ ou elle n’est rien ».

Point de départ de toute possibilité d’émancipation, cette égalité n’est pas un simple refus ou une résistance à l’inégalité car alors on présuppose une inégalité originelle. Car, nous avertit Jacques Rancière, « qui part de l’inégalité et se propose de la réduire hiérarchise les inégalités, hiérarchise les priorités, hiérarchise les intelligences et reproduit indéfiniment de l’inégalité ». Cette question de l’inégalité sera l’objet de vives attaques de Rancière contre le marxisme dont il est issu mais aussi les sciences sociales (à commencer par Bourdieu comme figure de proue) qui en sont quelque part les complices dans la mesure où elles ne fournissent jamais les clés pour reconfigurer le « partage du sensible », pour penser les interruptions, les remises en cause dans la distribution des places et la fabrication des identités, occupées qu’elles sont à débusquer les secrets dissimulés, mais déjà parfaitement connus, des mécanismes de la domination et donc à vérifier continuellement l’inégalité et... l’impossibilité d’en sortir.

Une pensée du soupçon et de la méconnaissance qui finit toujours par trouver ce qu’elle cherche puisque « tout énoncé démocratique est renvoyé à une vérité dissimulée de l’inégalité ». Comme le souligne Christian Ruby « d’un côté le sociologue dévoile l’arbitraire du jeu social, de l’autre il le retourne en nécessité ».

La démocratie comme mise en œuvre et vérification du présupposé égalitaire

La démocratie n’est pas un régime politique mais un principe de gouvernement du peuple par le peuple, une « autorégulation anarchique du multiple par décision majoritaire ». Le peuple pour Rancière n’abandonne pas sa dimension multiple, ne se soumet pas au régime de l’Un, n’est pas « la somme des individus composant une population, ni une forme incarnée dans une nature (race, ethnie) ou un État. » (Christian Ruby). Le peuple est « la partie supplémentaire par rapport à tout compte des parties de la population, qui permet d’identifier au tout de la communauté le compte des incomptés ».
Les incomptés, ce sont les femmes qui avaient le droit de mourir sur l’échafaud mais pas celui de voter, les ouvriers qui avaient le droit d’expérimenter l’enfer de l’exploitation mais dont l’égalité citoyenne n’a jamais été complètement reconnue car ils sont plus des êtres souffrants que des êtres parlants. Ce sont aujourd’hui les sans- papiers qui sont là sans y être, tout en y étant. Ce sont ces immigrés de nationalité française qui sont français sans l’être comme l’étaient auparavant les femmes, les ouvriers. Ces incomptés, lorsqu’ils manifestent à partir de leur condition et de leur position particulière, demandent une égalité de droits et de condition et s’identifient au tout de la communauté à la quelle ils déclarent appartenir. C’est en cela qu’ils sont « la partie supplémentaire par rapport » au compte des parties de la population dont ils sont exclus. C’est en cela qu’ils “universalisent” le tort qui leur est fait.

La démocratie, et c’est là son caractère tout à fait radical, ne peut se constituer que sur « l’absence de titre à gouverner » du fait même qu’elle a rompu avec toute logique de l’arkhè (le fondement originaire, ce qui fonde la possibilité même du commandement avant tout commandement effectif) : titres de naissance (filiation humaine ou divine), de richesses ou de savoir. Le pouvoir du peuple étant « simplement le pouvoir propre à ceux qui n’ont pas plus de titre à gouverner qu’à être gouvernés », il est donc le pouvoir de « n’importe qui », autrement dit la capacité égale de tous et de chacun.

La démocratie qui ne se fonde que sur elle-même, n’existe qu’en tant qu’elle est une action. C’est là le second présupposé qui permet de mettre en œuvre et de vérifier le premier.

La politique contre la police

La démocratie est une condition de la politique et vice versa. « La politique n’a pas d’arkhè. Elle est, au sens strict, anarchique ».
L’autre assertion de Rancière est que la politique est action, capacité de penser et de décider ; elle force, brouille et déplace les cartes du donné et de la nécessité. Elle est ouverture sur des possibles et affaire de contingence : « il y a toujours au moins une autre chose à faire que celle qui est faite ». Le champ d’action de la politique est « ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. »

On a vu que chez Rancière, l’égalité n’est pas un objectif lointain, mais qu’elle se déclare d’abord : « elle s’affirme comme axiome susceptible de manifester l’inégalité à soi de la communauté et le principe selon lequel rien n’est inéluctable. » (C. Ruby).

Cette politique en action se heurte à ce que Rancière appelle la “police”, qui n’est pas le corps répressif d’État que nous connaissons sous ce nom, mais le « partage du sensible » tel qu’il fonctionne avec ses stratégies d’exclusion, de mise au ban, d’invisibilisation, bref ce que l’on peut appeler l’ordre social et symbolique, avec ses représentations et ses suppléments imaginaires, soit un ordre du monde tel qu’il est perçu, organisé, mis en partage dans des modes d’évidences sensibles. La police n’est pas non plus le gouvernement et ce qu’il fait.
La police organise donc un espace social avec répartition des compétences, des rôles, des titres et des aptitudes dans une logique qui distribue les corps dans l’espace de leur visibilité ou de leur invisibilité, qui produit des identités et la soumission à celles-ci, en englobant les systèmes de légitimation de cette distribution : « c’est un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du
discours et telle autre comme du bruit »
. Rancière reprend la formule aristotélicienne selon laquelle les hommes sont des êtres politiques parce qu’ils possèdent la parole (logos) qui permet de discuter du juste et de l’injuste – alors que les animaux possèdent seulement le cri (phoné) qui exprime le plaisir ou la peine. L’enjeu de la prise de parole démocratique est pour les individus qui composent les collectifs sociaux de prendre le temps de prouver qu’ils sont des êtres parlants participant à un monde commun et non des animaux furieux, souffrants ou jouissants.

Face à la police, à l’état de chose existant, à ce « partage du sensible » (qu’il faut entendre dans la force du double sens du verbe partager, qui d’un côté met en commun, fait participer, fait lien et de l’autre sépare, exclut), se dresse la politique, qui « suspend cette harmonie par le simple fait d’actualiser la contingence de l’égalité », en opérant une « reconfiguration dissensuelle du partage de sensible qu’elle met au jour » (Christian Ruby). Au départ du dissensus, il y a la manifestation d’une mésentente.

Mésentente - Subjectivation - Universel

La mésentente chez Rancière n’est pas un malentendu ni une méconnaissance. C’est d’abord « un type déterminé de situation de parole : celle où l’un des interlocuteurs à la fois entend et n’entend pas ce que dit l’autre ». C’est ensuite un désaccord sur les mots et leur signification : il n’oppose pas celui qui dit blanc et celui qui dit noir, il est « le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit blanc, mais n’entend point la même chose ou n’entend point que l’autre dit la même chose sous le nom de la blancheur ».
La mésentente, le tort, ne sont pas là pour remplacer l’ancienne notion « de contradiction et de ses effets politiques de réconciliation attendue autour d’un principe d’unité ». L’objet de la politique n’est pas de résorber les torts dans une fin consensuelle mais de se reconduire comme expression du litige, du conflit entre la logique policière et la logique de l’égalité. Le mouvement de sortie de cette logique “policière”, Rancière l’appelle « subjectivation ».

La subjectivation politique est « une forme de redécoupage du sensible commun, des objets qu’il contient et de la manière dont des sujets peuvent les désigner et argumenter à leur sujet. En effet l’enjeu du rapport politique/police porte toujours sur la constitution des "donnés" de la communauté. Une subjectivation politique
est un dispositif d’énonciation et de manifestation d’"un" collectif - étant entendu que ce collectif est lui-même une construction, le rapport d’un sujet d’énonciation à un sujet manifesté par l’énonciation. »

Les modes de subjectivation, qui sont ce par quoi des sujets politiques se constituent, concernent toujours des êtres collectifs, des sujets mis au pluriel. Ils adviennent lorsque des sujets sociaux sortent de la “police”, des places ou surtout des non-places qu’ils occupent, de leurs identités particulières et qu’ils universalisent ce qui est en cause dans la situation et le conflit qui les occupent. Et sur ce point Rancière reste cohérent avec ses premiers travaux sur la parole ouvrière quand il constatait que les ouvriers, les prolétaires du XIXème siècle, qui ont pris la parole et se sont emparés de l’écriture, n’ont pu le faire qu’en se déprenant d’eux-mêmes « pour se poser en habitant[s] d’un espace commun et pour démontrer que [leur] bouche émet bien une parole qui énonce du commun et non seulement une voix qui signale la douleur » [Référence à la foule selon Platon, à ce « gros animal » qui reste toujours d’actualité entre ceux qui savent et ont titre à parler et ceux qui se plaignent, qui grognent et que l’on entend sans écouter car ils ne font que du bruit.] ou pour ne pas laisser dire d’eux qu’ils ne sont que la force du nombre et la vigueur des bras. C’est dans ce sens qu’il faut entendre que « l’essence de la politique est l’action de sujets supplémentaires qui s’inscrivent en surplus par rapport à tout compte des parties d’une société ».

« Le seul universel politique est l’égalité », soit l’axiome de départ. Si pour Rancière l’égalité ne souffre d’aucune exception, l’universel est toujours référé à des localisations partielles, à du multiple dans et par le surgissement contingent de la politique et de la subjectivation ; il n’est « ni un mot vide, ni une idée, ni une réalité, ni un horizon » (C. Ruby). Il est la figure d’un processus sans terme par lequel le tort né d’un partage devient affrontement. « Le sujet politique est un “opérateur” d’universalité qui inscrit l’égalité dans la configuration présente ». (C. Ruby). Il est ce par quoi des groupes sociaux s’arrachent à eux-mêmes, à leur identité ou qualification sociale, se « désidentifient » et s’émancipent de leur assujettissement.
Remise en jeu de l’universel sous une forme polémique, le mouvement de subjectivation politique est ce qui « brouille la distribution donnée de l’individuel et du collectif et la frontière admise du politique et du social ».

Sphère d’apparition

Si le sujet social existe, le sujet politique, lui, n’a pas de corps, pas d’autre lieu que le non-lieu du discours, de la parole face à la “police” qui fabrique des exclus de la parole sous le prétexte qu’ils sont inaudibles.
La subjectivation rend possible ce qui était déclaré impossible et donne les clés de la politique qui dans son affrontement avec la police redessine la cartographie du sensible en reconfigurant les espaces, en redécoupant les sphères d’expériences, en redéfinissant les objets du commun.
La politique, née de la subjectivation, parce qu’elle suppose de la prise de parole, et des témoins, doit être pensée aussi comme la configuration de son propre espace et non un espace préexistant où s’opposerait des sujets politiques déjà constitués. C’est la relation politique qui permet de penser le sujet politique et non l’inverse. Pour Rancière, il n’y a de politique que si elle met aussi en place une scène d’apparence spécifique et où, dans et par le conflit, se construit un monde paradoxal qui met ensemble des mondes séparés. Un conflit “privé” (entre un ouvrier et un patron par exemple) devient politique si l’ouvrier déploie son action en trois mouvements : en
argumentant le caractère public de son litige, en créant un monde, une sphère de visibilité et d’écoute dans lequel son argument devient un argument, et enfin en rendant manifeste ce monde pour celui qui n’a normalement pas de raison de voir ni d’entendre.

La politique est cet espace qu’elle a elle-même configuré, cette “scène” dit Rancière où ceux à qui est dénié la compétence à gouverner ne cessent de venir exposer le tort qui leur est fait, se posant comme des égaux face à ceux qui voudraient les reléguer dans le silence ou l’obscurité. « Elle est la construction d’un monde paradoxal qui met ensemble des mondes séparés. La politique n’a pas ainsi de lieu propre ni de sujets naturels. Une manifestation est politique non parce qu’elle a tel lieu et porte sur tel objet, mais parce que sa forme est celle d’un affrontement entre deux partages du sensible. Un sujet politique n’est pas un groupe d’intérêts ou d’idées.
C’est l’opérateur d’un dispositif particulier de subjectivation du litige par lequel il y a de la politique. La manifestation politique est ainsi toujours ponctuelle et ses sujets toujours précaires. La différence politique est toujours en bord de disparition : le peuple près de s’abîmer dans la population et la race, les prolétaires près de se confondre avec les travailleurs défendant leurs intérêts, l’espace de manifestation publique du peuple avec l’agora des marchands, etc. La déduction de la politique à partir d’un monde spécifique des égaux ou des hommes libres, opposé à un autre monde vécu de la nécessité, prend donc pour fondement de la politique ce qui est précisément l’objet de son litige ».

L’inégalité comme réponse à l’égalité

Rancière rappelle que la politique suppose l’écart, la séparation et non la réunion fusionnelle des individus et des groupes sociaux dans un seul corps commun, même respectueux des singularités. La politique, processus de subjectivation est par définition la formation d’une coupure entre un sujet avec cet autre du monde et de lui-même qu’il a et dont il s’est objectivé. En s’identifiant au commun de la communauté, les sans-parts, les incomptés, sont toujours ce qu’ils sont mais aussi autre chose : ils sont ce qui constitue le peuple en tant que celui-ci est « la partie supplémentaire par rapport à tout compte des parties de la population ».

L’égalité n’est pas la réponse à l’inégalité mais l’inverse, de même que le consensus est une réponse au dissensus qui le précède, le travaille et le hante car il déclare qu’il y a deux mondes dans un seul. Rancière renverse complètement les théories de la domination et de sa vérité cachée : « L’égalité n’est pas une fiction » prévient-il.
« Tout supérieur l’éprouve, au contraire, comme la plus banale des réalités. Pas de maître qui ne s’endorme et ne risque ainsi de laisser filer son esclave, pas d’homme qui ne soit capable d’en tuer un autre, pas de force qui s’impose sans avoir à se légitimer, à reconnaître donc, pour que l’inégalité puisse fonctionner, une égalité irréductible. Dès que l’obéissance doit passer pour un principe de légitimité, qu’il doit y avoir des lois qui s’imposent en tant que lois et des institutions qui incarnent le commun de la communauté, le commandement doit supposer une égalité entre celui qui commande et celui qui est commandé. Ceux qui se croient malins et réalistes peuvent toujours dire que l’égalité n’est que le doux rêve angélique des imbéciles et des âmes tendres.
Malheureusement pour eux, elle est une réalité sans cesse et partout attestée. Pas de service qui s’exécute, pas de savoir qui se transmette, pas d’autorité qui s’établisse sans que le maître ait, si peu que ce soit, à parler "d’égal à égal" avec celui qu’il commande ou instruit. La société inégalitaire ne peut fonctionner que grâce à une multitude de relations égalitaires. C’est cette intrication de l’égalité dans l’inégalité que le scandale démocratique vient manifester pour en faire le fondement même du pouvoir commun. »
Cela fait écho à ce que l’on sait par ailleurs : la conscience de classe existe surtout chez les bénéficiaires de l’inégalité, et les luttes menées sont le plus souvent à leur initiative face à l’affirmation égalitaire et à la menace qu’elle contient. L’inégalité et la domination doivent toujours se compromettre dans de la coopération, de la collaboration et de l’égalité qui l’affaiblissent.

L’égalité de Rancière n’est pas une exigence proférée au nom de ce qui devrait être (position morale du bien et du mal) ou qui va advenir (prophétie, messianisme) mais elle se déclare du fait même qu’elle existe dans les faits.

Politique – Titre à gouverner - Oligarchie

La démocratie n’est pas un mode de vie, pas plus qu’une société humaine et « nous ne vivons pas dans des démocraties [...] Nous vivons dans des États de droit oligarchiques ».
« Démocratie veut dire d’abord cela : un “gouvernement anarchique” fondé sur rien d’autre que l’absence de tout titre à gouverner. »

« La représentation n’a jamais été un système inventé pour pallier l’accroissement des populations. Elle n’est pas une forme d’adaptation de la démocratie aux temps modernes et aux vastes espaces. Elle est, de plein droit, une forme oligarchique, une représentation des minorités qui ont titre à s’occuper des affaires communes. »

Face à la question de la représentation, du gouvernement et du titre à gouverner, Rancière sort de l’oubli une proposition radicale venue tout droit de la démocratie athénienne : le tirage au sort, comme réalisation institutionnelle du principe démocratique de la rotation des fonctions de gouvernant et de gouverné. « Le scandale de la démocratie, et du tirage au sort qui en est l’essence, est de révéler que ce titre ne peut être que l’absence de titre, que le gouvernement des sociétés ne peut reposer en dernier ressort que sur sa propre contingence ». Le tirage au sort des nominations, le coup de dés, est le titre à gouverner qui se réfute lui-même ; il est « celui d’une supériorité fondée sur aucun autre principe que l’absence même de supériorité ». Les oligarques libéraux ou républicains, marchant dans les pas de Platon, objecteront que le principe du tirage au sort est dangereux, que l’idée d’un gouvernement des sans-titres est celle d’un gouvernement des incompétents, que cette idée est abstraite et saugrenue, qu’elle voue la société à l’anarchie au sens usuel et péjoratif du terme. « Mais, rétorque Rancière, le tirage au sort n’a jamais favorisé les incompétents plus que les compétents. S’il est devenu impensable pour nous, c’est que nous sommes habitués à considérer comme toute naturelle une idée qui ne l’était certainement pas pour Platon et qui ne l’était pas davantage pour les constituants français ou américains d’il y a deux siècles : que le premier titre sélectionnant ceux qui sont dignes d’occuper le pouvoir soit le fait de désirer l’exercer. »

Si « les maux dont souffrent nos démocraties sont d’abord les maux liés à l’insatiable appétit des oligarques » c’est sans doute parce que le pouvoir de l’oligarchie produit par un système de désignation électoral est « le pire des gouvernements : le gouvernement de ceux qui aiment le pouvoir et sont adroits à s’en emparer. »
Si Rancière identifie ces régimes comme des oligarchies (commandement d’un petit nombre) économiques ou étatiques, il n’oublie pas de souligner que l’argument de la compétence et de l’élection des meilleurs ressort d’une stricte définition de l’aristocratie. « L’accaparement de la chose publique par une solide alliance de l’oligarchie économique et de l’oligarchie économique » entretient la fiction d’un espace public alors qu’il est réservé au seul jeu des institutions, au monopole de ceux qui les font marcher et au système des médias qui le fait exister.

Quant aux droits de l’homme et du citoyen brandis à tout bout de champ par les oligarques pour défendre le bien- fondé de leur pouvoir, au delà même des contradictions, absurdités, tautologies que ces droits recèlent par eux- mêmes et les uns vis-à-vis des autres, ils ne sont certes pas que “formels” mais « les libertés ne sont pas des dons des oligarques. Elles ont été gagnées par l’action démocratique et elles ne gardent leur effectivité que par cette action. Les “droits de l’homme et du citoyen” sont les droits de ceux qui leur donnent réalité ».

Face à la dépolitisation organisée, entre “problèmes de société”, débats internes à l’oligarchie sur les ajustements dans les modalités de la gestion des comptes publics et lois d’évidences supposées assénées en boucle par les experts du régime démocratique, de la science politique du “bon gouvernement” et de la science économique de l’illimitation du capitalisme, la politique de l’émancipation est une lutte entre deux mondes : « entre un monde où les données sont objectivables, où les experts les traduisent en décision et un monde où il y a d’abord un débat sur les données elles-mêmes et sur ce qui est capable de les définir ».

On terminera cette recension par les phrases qui concluent le dernier livre de Jacques Rancière sur la politique (La Haine de la démocratie, éditions La Fabrique, 2005). « La démocratie n’est ni cette forme de gouvernement qui permet à l’oligarchie de régner au nom du peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la marchandise. Elle est l’action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique et à la richesse la toute-puissance sur les vies. Elle est la puissance qui doit, aujourd’hui plus que jamais, se battre contre la confusion de ces pouvoirs en une seule et même loi de la domination. » Loin de toute immanence, « la société inégale ne porte en son flanc aucune société égale. La société égale n’est que l’ensemble
des relations égalitaires qui se tracent ici et maintenant à travers des actes singuliers et précaires. La démocratie est nue dans son rapport au pouvoir de la richesse comme au pouvoir de la filiation qui vient aujourd’hui le seconder ou le défier. Elle n’est fondée dans aucune nature des choses et garantie par aucune forme institutionnelle. Elle n’est portée par aucune nécessité historique et n’en porte aucune. Elle n’est confiée qu’à la constance de ses propres actes. La chose a de quoi susciter de la peur, donc de la haine, chez ceux qui sont habitués à exercer le magistère de la pensée. Mais chez ceux qui savent partager avec n’importe qui le pouvoir égal de l’intelligence, elle peut susciter à l’inverse du courage, donc de la joie. »

Commentaire

La pensée de Jacques Rancière est jugée paradoxale car elle prend le lecteur au dépourvu et à rebrousse-poil, surtout s’il est militant et/ou qu’il a baigné longtemps dans une conception qui dit que le monde étant fondé sur l’injustice et l’inégalité, c’est à partir de ces catégories là qu’il faut le penser, le combattre et lui trouver une solution possible, soit par le triomphe d’une république équitable et sociale qui corrigera les injustices les plus criantes mais surtout réaffirmera l’unité du peuple par la solidité des liens sociaux reliant ses diverses catégories sociales et le partage d’un ensemble de représentations communes, soit par l’avènement d’une révolution où les damnés et dominés de toujours, par un vigoureux coup de reins, remettront enfin les choses à l’endroit en se faisant brusquement et définitivement les maîtres du monde nouveau.

Les thèses développées par Jacques Rancière déconcertent et placent le lecteur dans un « certain inconfort théorique et pratique ». (C. Ruby).

D’un côté, ce qui apparaissait comme le champ réservé de la politique (les partis, le parlement, les institutions, l’ “espace public” essentiellement médiatico-télévisuel...) ne participent à rien d’autre qu’à une entreprise de dépolitisation. De l’autre, la politique selon Jacques Rancière n’a pas plus d’essence qu’elle « n’a d’objet ou de questions qui lui soient propres » car une « lutte devient politique lorsque des individus et des groupes ne revendiquent plus leur place et leur identité » et qu’ils en font l’objet d’un tort universalisable.

Les réflexions de Jacques Rancière ne sont pas celles d’un militant engagé dans le champ de la politique avec un projet, un programme, une stratégie plus ou moins adossée à des références idéologiques préexistantes lui fournissant forme et contenu. Cependant, il fait assurément œuvre critique dans ce domaine ; il y a une vingtaine d’années sur les notions d’autorité et de transmission des savoirs [En particulier dans son ouvrage Le Maître ignorant, 1987, éditions Fayard.], aujourd’hui avec la “police” à laquelle il oppose la politique, c’est de toute évidence toujours un certain ordre républicain et les conceptions idéologiques qui le défendent qui sont visés.
La police de Rancière recouvre finalement toutes les formes de gouvernement et de légitimation de ces formes. Depuis l’« archipolitique », représentée par Platon qui expose le projet d’une communauté fondée sur la réalisation intégrale de l’archè de la communauté, jusqu’à la « parapolitique », caractéristique « d’Aristote ou de Thomas Hobbes en ce que ces deux philosophes confient aux formes de la rationalité du bon gouvernement la capacité à intégrer le mécompte du sans-part dans la réalisation de la fin de la communauté », en passant par une « métapolitique » qui identifie, entre autres, « le marxisme suivant lequel la politique est fondée sur cette vérité profonde de la société que les acteurs sociaux seraient incapables de penser par eux-mêmes ». (C. Ruby).

Jacques Rancière travaille en philosophe, donc à partir de ce domaine là, celui de la philosophie, de Platon, d’Aristote, et de quelques autres, et aussi à partir des considérations les plus usuelles ou savantes sur le et la politique. Avec pour seul présupposé revendiqué, celui de l’égalité, dont on peut mesurer l’effet ravageur. L’émancipation est un parti pris, une décision arbitraire, « présupposée », et ne peut se fonder que sur elle-même comme ont su trancher dans le corps des choses et à la racine des grands récits fondateurs les inventeurs de la démocratie. C’est à la fois une politique du dissensus, de la rupture introduite par l’affirmation égalitaire et son propre caractère “an-archique” et une politique suspendue à la contingence quant à ses conditions et possibilités d’effectuation

Les écrits de Jacques Rancière sont saturés de politique et ont donc inévitablement des effets dans ce champ là. Ils montrent la complémentarité entre les pôles apparemment opposés que sont traditionnellement le champ du politique (l’État, les partis politiques, les élections, l’espace médiatico-politique...) et celui du social (les classes, le syndicalisme, les mouvements, les énergies vitales, les liens sociaux, les mœurs, la famille, le désir, l’intime...).

Entre d’une part les partisans de toujours de la vieille politique de la gauche et du socialisme, même relookée en un “nouvel anticapitalisme”, celle des partis et de la conquête de l’État et, d’autre part, les thèses à la mode dans certains milieux intellectuels “post marxistes” sur les “multitudes” de l’“anti-pouvoir”, sur la “biopolitique” résistant à l’“Empire” et à l’état d’exception permanent du “biopouvoir”, la philosophie politique de Jacques Rancière fait un peu effraction et instaure un troisième terme dans le champ du débat intellectuel actuel autour de l’engagement militant, renvoyant les deux autres dos à dos car, après tout, tous deux s’accordent à réduire la politique aux affaires de l’État, soit pour le conquérir, soit pour se contenter de lui “résister”, de le contourner ou de le fuir.

[En toute honnêteté, il faut signaler Alain Badiou comme autre promoteur d’une politique de l’émancipation, « à distance de l’Etat ». Sans développer, on peut dire que les thèses de Badiou souffrent de leur double origine : politique et philosophique.

  • Le maoïsme, avec lequel il dit avoir rompu mais qu’il remet sur la table à chaque fois qu’il fournit des exemples de tentatives historiques de l’émancipation, au même titre que les Robespierre, Lénine, Che Guevara... qui peuplent son panthéon politique.
    On admettra qu’il y a d’autres figures de l’émancipation... Et de cette filiation, l’idée que la politique ne peut être pensée qu’à partir d’un lieu qui la concentre : une organisation politique, oubliant que l’émancipation est “l’œuvre des travailleurs eux-mêmes” ou elle n’est pas. En outre sa récusation a priori de l’anarchisme et de tous les courants de pensée y compris communistes qui n’ont jamais identifié émancipation et État, son rejet de toute dimension sociale comme des expériences les plus avancées du prolétariat et de la paysannerie dans leurs tentatives de libération (conseils ouvriers de la révolution allemande, collectivisations et autogestions de la révolution espagnole...), invalident sérieusement le caractère sérieux et ouvert de cette recherche.
  • Une conception de la politique, qui, tout en déclarant lui conférer une sorte de puissance immanente, produite d’un évènement sans antécédence, la donne par ailleurs contradictoirement tributaire d’une philosophie dans laquelle elle serait une “procédure de vérité” où l’invariant éternel du communisme doit être retrouvé et refondé par des formes de volontarisme, de courage, de discipline propres à l’affirmation subjective d’un engagement militant subordonné à la rencontre d’une Idée.
    Badiou a certes rendu hommage récemment à Rancière, notamment sur la question de l’égalité, il n’en reste pas moins attaché à la définition d’un communisme “générique” (quasi philosophique), d’un questionnement sur l’“être” de la politique et de
    cette dernière comme la vérité d’une Idée (l’eidos platonicienne) : bref à un ensemble de catégories spéculatives qui appartiennent à la philosophie et non à la politique, qui chez Rancière est plus simplement, plus directement et plus radicalement l’affaire de « n’importe qui », au même titre que l’émancipation devait être « l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».]

Il y a là un double enjeu polémique : une politique de l’émancipation essayant de se déployer à la fois contre les partisans de la prise du pouvoir d’État opérée au nom de l’émancipation, mais sans elle, et contre les tenants d’une libération débridée de la vie et des désirs se résumant à une résistance sans fin aux abus de l’État.

Avec Rancière, il y a revendication de la politique comme sphère séparée, comme refus de la rabattre sur le social : la subjectivation politique n’est pas la rencontre de cerveaux vides et d’une Idée, elle plonge ses racines dans le social et l’empirisme de l’expérience vécue dont elle s’arrache par un mouvement contingent de rupture dans le partage du sensible que l’exigence égalitaire introduit et qui créé un écart du particulier à l’universel.

L’illimitation de la démocratie chez Rancière permet de penser une politique ne se restreignant pas aux manifestations de la conflictualité internes à l’ordre social constitué mais pouvant, par propagation, en se généralisant, se décliner alors en une forme instituante, alternative, révolutionnaire.

Jacques Rancière est un penseur de l’“interruption”, de la rupture, mais pas de la transformation sociale et n’offre strictement aucune piste, aucune proposition en ce domaine. Certains le lui reprochent. Son propos s’arrête là : une invitation à penser en amont et en parallèle aux solutions et hypothèses qu’il appartient à « n’importe qui » d’imaginer. Car pour lui, « comprendre ce que démocratie veut dire, c’est renoncer à cette foi » en une autre société car la « société égale n’est que l’ensemble des relations égalitaires qui se tracent ici et maintenant à travers des actes singuliers et précaires ».
C’est à une rupture avec la « foi » ou l’« espérance » dans un monde nouveau que procède Jacques Rancière au profit de l’affirmation égalitaire et de l’action politique qui ne saurait attendre.

Cela appelle une remarque. Renoncer à la croyance, à la “foi” et à l’“espérance”, ce n’est pas nécessairement renoncer à des hypothèses déliées de toute nécessité absolue et à des actes de pensée qui en formuleraient les traits.

Rien n’interdit d’imaginer, avec Jacques Rancière, à partir de lui et au-delà de lui, et aussi avec quelques autres, un moment critique, l’“ici et maintenant” d’une situation de rupture majeure, où la politique de l’émancipation, par l’ampleur de la mobilisation des modes de subjectivation à l’œuvre, serait en mesure de défaire la police, de
transfigurer le partage du sensible, de déposer l’oligarchie et de devenir alors une « démocratie insurgeante », qui « situe le conflit dans un autre lieu, à l’extérieur de l’Etat, contre lui, et bien loin de pratiquer l’évitement du conflit majeur, – la démocratie contre l’Etat – elle ne recule pas, si besoin est, devant la rupture »[Miguel Abensour, La Démocratie contre l’Etat, préface à la seconde édition.2004, éditions Le Félin].

Une politique de l’émancipation qui, pour incontournable qu’elle soit, ne contient pas tout. Il convient donc de la complémenter, de la penser et de l’orienter dans le cadre d’un projet de libération sociale, étant entendu que nous défendons l’idée d’une double révolution, sociale et politique, d’une transformation devant s’opérer dans cette double dimension ; étant également entendu qu’un projet n’est pas un programme, qu’il est à la fois une hypothèse et quelque chose de très ouvert. Pour les anarchistes et assimilés qui n’ont pas renoncer à inscrire leur combat dans la politique, dans la constitution d’une communauté politique contre l’État, et pas seulement dans les vagues et les ressacs des mouvements pendulaires du corps social ou dans les jaillissement immanents de la puissance d’exister et du désir de vivre pleinement les joies de la vraie vie, les réflexions de Jacques Rancière, outre qu’elles résonnent, et raisonnent, souvent dans une certaine proximité, ne laissent pas indifférent. Elles sont une aide à la réflexion, sans doute même à cause de leur caractère paradoxal (littéralement contre l’opinion commune), non seulement parce que la politique accorde son fondement à sa finalité, ses moyens et ses fins, son contenu et sa sphère d’apparition mais aussi parce qu’elle autorise la concordance des temps, le temps long d’une hypothèse
lointaine (la politique comme projet, comme hypothèse stratégique) et la contingence de ses modes d’effectuation dans le temps court du présent du monde, là même où tout ce joue.

Cette réception des thèses de J. Rancière devrait en prendre les mêmes aspects au-delà, dans d’autres cercles, d’autres milieux moins restreints où ces mêmes questions se posent dans des termes similaires : face à la fausse démocratie confisquée par l’oligarchie, qui « hait la démocratie », qui rêve de se passer du peuple [Peuple qui parfois vote mal (référendum sur la constitution européenne), qui ne travaille pas assez, ne pense qu’à vider les caisses de l’État, qui par corporatisme ou passéisme refuse de s’adapter aux joies de la mondialisation...], de s’en débarrasser, de le faire disparaître dans le “marché” des consommateurs comme elle a déjà liquidé la politique, comment faire émerger, dans un “espace public” à constituer, des formes collectives d’énonciation, d’élaboration et d’action pouvant se trouver à un moment donné en capacité d’être l’expression du litige fondamental : le trait égalitaire du pouvoir de chacun et de la capacité de tous d’affronter directement la domination d’une minorité qui, par l’institution de l’État, s’est accaparé le pouvoir grâce à la « représentation qui est dans son origine l’exact opposé de la démocratie ».

Jacques Rancière ne défend pas la démocratisation de la démocratie, comme le font les républicains citoyennistes car il insiste sur le caractère oligarchique de nos sociétés et leur dénie tout fondement dans l’idée d’une quelconque “souveraineté” populaire : le républicanisme n’a d’autre propos que de fabriquer une peinture apologétique de la réalité inégalitaire aux couleurs d’un idéal égalitaire réduit à la fiction des chances et droits égaux.

Les thèses de Rancière sont celles d’une démocratie radicale où la politique est rapporté à sa racine : l’exercice effectif du pouvoir par le peuple [Jacques Rancière comme C. Castoriadis se réfèrent tous les deux à la démocratie athénienne pour développer leurs propos et il ne fait aucun doute que pour eux, la démocratie c’est la démocratie directe. Dans une interview, Jacques Rancière précise son rapport à Castoriadis : « Je peux donc m’accorder avec Castoriadis pour privilégier une certaine figure, celle du sujet politique comme "celui qui a part au fait de gouverner et d’être gouverné", et sur les scènes historiques fondatrices où elle s’affirme, par exemple la réforme de Clisthène. Je partage la même volonté de donner à la formule démocratique sa radicalité instituante ». Mais la démarche est différente, notamment sur les processus de subjectivation et la constitution de la catégorie “peuple” où celui-ci, « comme sujet "autonome" présuppose que ce peuple soit hétérogène à tous les groupes identifiables comme parties de la société ». Pour Rancière, on ne peut parler d’“auto-institution” de la société, de société autonome, la démocratie n’est pas un mode de vie et la politique n’est pas une affaire de mœurs (contrairement à l’idée républicaine), elle ne fait pas corps avec le social et le sujet politique est toujours un supplément et un autre que son être social.]

Rancière ne proclame pas non plus la nécessité d’un changement révolutionnaire même s’il laisse entendre parfois que c’est du domaine du possible, du souhaitable et surtout, en certaines circonstances, du pensable et donc du faisable. Certains, pour affaiblir son propos ou le disqualifier, n’hésitent pas à voir en lui un quasi-anarchiste doublé d’un partisan du schéma insurrectionnel [Rancière « répugne à reconnaître une activité politique hors du schème révolutionnaire ou insurrectionnel, d’où un grand mépris pour tout ce qu’il assimile à une simple gestion améliorée du réel », Centre national de documentation pédagogique. Cahiers philosophique n° 105, avril 2006.]
Mais la force de son propos est ailleurs : il dit, ou plus exactement laisse entendre clairement, que, dans une nouvelle organisation sociale qui proclamerait la fin de la domination et la mise en œuvre du principe égalitaire, par exemple une société qui se dirait communiste, ou anarchiste, la politique ne s’éteint pas avec la fin de l’État : la démocratie sera toujours là pour vérifier la consistance de l’égalité proclamée et le cas échéant pour créer un peu de désordre dans le nouveau partage du sensible, quelques soient les mots nouveaux qui le désigneraient et lui fournirait une vertueuse et "libertaire" légitimité.

Il dit aussi, rejoignant ici un Pierre Clastres [La société contre l’Etat, 1974, éditions de Minuit.] sur l’autonomie du politique, qu’une société sans État, doit être aussi se penser contre l’État, doit réfléchir aux mécanismes politiques empêchant la (re)constitution d’une minorité dirigeante : à côté de formes de décision plus directes, le hasard du tirage au sort des responsables est en ce sens mille fois préférable à l’élection de ceux qui s’y présentent et aiment le pouvoir, car « même l’antidémocrate Platon le disait : le pire des maux est que le pouvoir soit occupé par ceux qui l’ont voulu ».

On peut discuter sur les formes de la démocratie et sur cette proposition du tirage au sort et lui trouver un caractère arbitraire. On peut déjà ne pas s’y limiter et la faire coexister avec des formes plus directes de l’exercice du “pouvoir populaire” d’exposition, d’élaboration, de controverse et de décision. On peut aussi la restreindre à des fonctions d’exécution et dans des modalités contraignantes telles que le goût du pouvoir soit interdit, empêché, retiré définitivement à ceux qui, par hasard, y auraient été placés pour un temps très court. Cependant, la politique n’est pas qu’une question de forme car alors elle ne pourrait empêcher sa propre désintégration par l’expression la plus “démocratique” des intérêts corporatifs et des égoïsmes particuliers et sa dissolution par la « fatigue » et le « manque de temps » qui sont les premiers responsables des solutions politiques représentatives et de la délégation consentie.

C’est en cela que la politique, la démocratie, n’est pas simplement une forme : elle est un ensemble de conceptions, de contenus, de raisons, de conditions, d’organisation de son propre espace d’apparition et de ses temporalités d’exercice, de décisions et de discussions sur son propre objet : la définition des objets du commun de la communauté et les décisions à prendre à leur propos.

La philosophie de Jacques Rancière n’est pas prescriptive ; elle n’a rien d’un grand récit faisant système, même si en tenant compte des évolutions de sa pensée, on y trouve une assez remarquable cohérence notamment sur son axiomatique de l’égalité. Elle contient une force qui tient à sa dimension performative : contre les pensées tristes et inquiètes du soupçon, de la méfiance et de la défiance, en en appelant non sans vigilance à la capacité de n’importe qui et de tous de penser, d’agir et d’interrompre le cours des choses, elle fabrique de la confiance, du sentiment de l’égalité et du désir d’en jouir sans limites.
Elle est avant tout une invitation à réfléchir, à porter un autre regard sur le monde et sur notre manière de nous y tenir et de nous y confronter. Que demander de plus à un philosophe ?

J.F.
Mai 2009

NB : voir aussi sur Jacques Rancière : compléments

P.-S.

  • Les citations du texte, sauf indication contraire, renvoient à des écrits de Jacques Rancière, qu’ils soient eux-mêmes cités dans le livre de Christian Ruby (la majorité des cas) ou pris directement à la source, dans les ouvrages d’origine.
  • L’interruption, Jacques Rancière et la politique de Christian Ruby (éditions La Fabrique) traite surtout de la partie politique des réflexions récentes de J. Rancière. Il survole rapidement l’autre grand champ réflexif, celui de l’esthétique dans lequel il y voit aussi une “politique”, non pas un savoir sur l’art mais le « système des formes a priori déterminant ce qui se donne à ressentir » et l’élaboration « d’un régime d’intelligibilité de l’art ». Le texte ci-dessus fait donc complètement l’impasse sur ces questions.

Jacques Rancière a publié une grosse vingtaine d’ouvrages. Ceux d’entre eux qui ont été les plus cités dans cet essai, sont ceux qui ont traité prioritairement de la politique. Une première prise en main des thèses de l’auteur sur cette question peut être faite avec trois d’entre eux :

Aux bords du politique, éd. Osiris, 1990, réed. Gallimard, Folio, 2004.

La mésentente, éd. Galilée, 1995

La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005

Sur le Web, quelques entretiens avec Jacques Rancière sont disponibles à cette URL http://www.caute.lautre.net/spip.ph...

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