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OAXACA : Ils veulent nous obliger à gouverner : ne cédons pas à la provocation

vendredi 1er décembre 2006, par Courant Alternatif

Depuis des mois, les peuples d’Oaxaca se battent, inventant de nouvelles formes de lutte qui s’épaulent mutuellement : les barricades permanentes et une organisation - regroupant 300 à 400 groupes - qui réinvente constamment la démocratie radicale. Toutes les questions sociales sont à l’ordre du jour.


Nous n’étions plus qu’à quelques kilomètres d’Oaxaca, le jeudi 2 novembre, après-midi, quand nous avons pu capter dans notre voiture la radio de l’Université, devenue celle de l’APPO (Assemblée Populaire des Peuples d’Oaxaca) : une voix de femme mûre, grave, demandant très calmement, sur un fond de cris, d’explosions, de moteurs rugissant : « apportez de l’essence, des mèches, des bouteilles… Depuis vos fenêtres, attaquez les tanquetas (blindés légers) à coups de pierre… » Et puis, tout d’un coup une clameur : « Victoire, victoire… » Et en effet, l’attaque de la Police Fédérale Préventive (PFP) contre la Cité Universitaire et la radio de l’APPO avait été repoussée. Deux heures plus tard, un instituteur à la retraite nous racontait la bataille.
L’attaque a été lancée à sept heures du matin par environ trois mille hommes de la PFP, appuyés par des hélicoptères, des tanquetas équipées de canons à eau (de l’eau additionnée de produits toxiques), et des bulldozers blindés. Le campus se trouve dans la ville, ce qui a sans doute été décisif pour l’issue de la bataille. Les membres de l’APPO et les étudiants qui y étaient retranchés depuis l’entrée de la PFP dans la ville le 29 octobre n’auraient probablement pas pu repousser cet assaut si la population du quartier ne les avait pas massivement soutenus et si des milliers de gens n’étaient pas venus à la rescousse depuis les autres quartiers et depuis la périphérie, prenant ainsi les flics en tenaille. Les gens ne se contentaient pas d’aller chercher dans les supermarchés de quoi ravitailler et soigner les combattants, de leur apporter des caddies pleins de pierres et autres projectiles, ils construisaient des barricades et affrontaient les flics. Des paysans venus d’un village des environs dans trois cars ont dit aux chauffeurs : « Ces cars ne sont pas à vous, n’est-ce pas ? Alors vous nous les laissez. » Ils les ont retournés sur la chaussée, les ont incendiés et ont rendu les clés aux chauffeurs. Le recteur de l’Université lui-même a invité les étudiants à défendre l’ « autonomie » de leur Université. En fait, l’objectif des flics n’était sans doute pas de s’emparer du campus mais de détruire la radio et d’arrêter des « dirigeants » de l’APPO. En effet, immédiatement après l’échec de leur première offensive, ils en ont lancé une seconde, beaucoup plus concentrée, visant directement le local de la radio - un véritable fortin, au demeurant - sans succès non plus. Et la nuit suivante, un commando est venu tirer plusieurs dizaines de balles de gros calibre sur ce même local.
Cette victoire constituait bien plus qu’une revanche sur l’offensive réussie des 4500 hommes de la PFP qui avaient occupé le centre ville le dimanche précédent et balayé bon nombre des barricades édifiées depuis des mois - d’autant que ce jour-là, l’APPO avait donné pour consigne de ne pas chercher à s’opposer frontalement à l’entrée des troupes et si des combats sérieux ont eu lieu en certains points, le plus souvent la population s’est contenté de manifester sa colère et son dégoût. En fait, la victoire du 2 novembre signifiait que l’intervention des forces fédérales n’avait servi à rien. Les robocops campent par centaines sur la place centrale, le Zocalo, ils n’ont pas même cherché à empêcher des cortèges de manifestants d’affluer tous les jours et dès le soir de l’occupation, depuis les quartiers populaires périphériques, les colonies, jusqu’au centre ; à une centaine de mètres du Zocalo, la place qui borde l’ancien couvent de Santo Domingo est devenue le lieu de rendez-vous des militants et de tous ceux qui viennent aux nouvelles ainsi qu’un forum quasi-permanent de discussion ; la radio de l’Université est devenue celle de l’APPO, instrument de mobilisation, d’information et d’expression libre ; les assemblées générales quasi-quotidiennes de l’APPO continuent à se tenir, toujours aussi ouvertes, - dans l’enceinte de l’Université, désormais ; l’APPO conserve son pouvoir de mobilisation, comme l’a montré la « méga-marche » organisée le dimanche 5 novembre, à laquelle ont participé plusieurs dizaines de milliers de personnes issues de tous les milieux, de toutes les communautés, venues souvent de villages éloignés - paysans indiens armés de leurs gros bâtons à planter le maïs, terriblement pointus, femmes de tous âges en tenue de fête… -, une des manifestations les plus vivantes, les plus dynamiques (pas un de nos cortèges de promeneurs muets derrière des hauts-parleurs braillards) auxquelles nous ayons jamais participé… Enfin, autre preuve de vitalité, l’APPO a tenu les 11, 12 et 13 novembre, comme prévu, son second congrès, une sorte d’assemblée constituante destinée à lui donner un programme et des formes d’organisation qui assurent sa pérennité - nous en reparlerons. Le seul point que les autorités aient réussi à marquer contre l’APPO, a été obtenu non par la violence ou l’intimidation, mais par le bon vieux procédé de la division : les concessions qu’elles ont finalement consenties aux instituteurs de l’Etat d’Oaxaca ont détaché de l’Assemblée populaire une partie des 70 000 adhérents de la section 22 du syndicat national des maîtres d’école, dont le mouvement pour obtenir l’alignement de leurs traitements sur ceux de leurs collègues du reste du Mexique avait été à l’origine de l’épreuve de force avec le gouverneur Ruiz. Un nombre appréciable d’entre eux continuent cependant à participer au mouvement, ne serait-ce que par solidarité avec les militants arrêtés ou disparus.
Face à cet échec, le gouvernement a le choix entre la répression violente, c’est-à-dire le bain de sang - ce ne serait pas le premier -, les concessions, c’est-à-dire démettre le gouverneur détesté, et la temporisation, c’est-à-dire l’espoir du pourrissement. Les deux premières options ont été jusqu’à présent écartées. La violence, le pouvoir l’a assurément utilisée depuis le début de la crise : attaque brutale de la police de Ruiz le 14 juin contre le planton des instituteurs en grève - occupation permanente par eux du Zocalo -, puis harcèlement par des hommes de main, flics en civil ou paramilitaires qui ont tué une quinzaine de personnes en six mois, enfin intervention de la PFP. Mais le choix de recourir à cette unité de police anti-émeute plutôt qu’à l’armée, et la mission qui lui a été confiée - « rétablir la circulation dans la ville » - traduit l’hésitation du pouvoir à réprimer le mouvement par la force à tout prix. A cela, on avance plusieurs raisons : Fox répugnerait à terminer son mandat par un massacre, il a déjà sur les mains celui d’Atenco ; surtout, après l’énorme mobilisation contre l’élection très vraisemblablement frauduleuse de Calderon et compte tenu de l’agitation ouverte ou latente qui se fait sentir dans de nombreux Etats, le recours à la manière forte peut paraître risqué. Cette même crainte de mettre le feu aux poudres semble avoir fait écarter jusqu’ici la seconde option : démettre Ruiz sous la pression populaire risquerait de provoquer un « effet domino » : des soulèvements en chaîne contre des autorités locales impopulaires. De plus le Parti Révolutionnaire Institutionnel, qui a régné sans partage sur le Mexique de 1929 à 2000, défend bec et ongles ses derniers bastions. L’Oaxaca en est un. Aussi a-t-il menacé le Parti d’Action Nationale, parti de Fox et de Calderon, de ne pas participer à la séance des deux chambres réunies qui doit introniser Calderon le 1er décembre ; comme le Parti de la Réforme Démocratique, celui de Lopez Obrador qui continue à contester la légitimité de l’élection de Calderon, n’y assistera évidemment pas non plus, Calderon, dans ces conditions, ne pourrait prendre ses fonctions… Aussi, le Sénat s’est-il abstenu jusqu’ici, au mépris de la réalité, de constater la « disparition des pouvoirs », c’est-à-dire la vacance de fait du pouvoir, à Oaxaca, ce qui entraînerait l’éviction de Ruiz. Le pouvoir s’est donc manifestement réfugié dans l’attentisme, ou plutôt dans une tactique de double jeu combinant de vagues ouvertures pour un « dialogue » à la poursuite des arrestations et des enlèvements ainsi que des provocations visant à faire basculer le mouvement dans la violence et dont le seul résultat jusqu’ici a été quelques explosions sans gros dégâts revendiquées par une organisation prônant la guérilla. La base de l’APPO, elle, n’a pas répondu aux tueurs en se servant d’armes à feu, qui sont partout, au Mexique : c’est là l’une des manifestations les plus éclatantes de sa maturité politique.
Le pouvoir justifie cet attentisme par un déni cynique et ridicule de la réalité. Le gouvernement et les médias mexicains, qui lui sont tous, à l’exception de quelques journaux, plus ou moins directement inféodés, ne se contentent pas, comme partout, de mentir : ils appliquent, comme dans la fable, le principe « la raison du plus fort est toujours la meilleure » : c’est ma parole contre la tienne, et si je suis le plus fort, c’est moi qui dit la vérité. Ruiz affirme tranquillement à la télé, depuis Mexico, qu’il n’y a à Oaxaca qu’une avenue qui soit barrée par une barricade, que l’APPO ne rencontre aucun écho dans la population (alors même que 40 ou 50 000 personnes défilent pour la soutenir)… Fox soutient qu’il n’y a eu aucun mort lors de l’occupation de la ville par la PFP, alors que - des dizaines de témoins oculaires en témoignent et un médecin légiste l’atteste - un homme a été tué par une lacrymo lancée d’un hélicoptère… Ruiz appelle pour le mardi 7 une contre-manifestation pour laquelle il convoque sous peine de sanction tous les employés des services de l’Etat et de la ville avec leur famille…Avec un résultat dérisoire, mais qu’importe : il suffit d’affirmer que ses partisans étaient plus nombreux que ceux de l’APPO.
Fox, Ruiz et les autres ont cependant une excuse à l’énormité de leurs mensonges : l’énormité de leur incompréhension de ce qui se passe. Murés dans leur mépris pour le peuple qu’ils croient indéfiniment manipulable par la peur et la corruption, et particulièrement pour ces Indiens - qui forment environ la moitié de la population de l’Etat et de sa capitale - ces Indiens « aux pieds qui puent » comme le répète une radio pro-Ruiz d’Oaxaca, mais qui sont l’une des attractions touristiques de la région - ils ne peuvent concevoir que surgisse dans leur fief un mouvement de démocratie radicale comme celui que représente l’APPO.
L’APPO est née de la réaction spontanée d’indignation qui a soulevé la population de la ville au lendemain de l’agression des sbires de Ruiz contre le planton des instits. Alors que jusque là ce mouvement avait laissé assez indifférent le gros de la population et avait même suscité une certaine hostilité chez les gens du centre ville qui vivent du tourisme, principale source locale de revenu, le coup de force de Ruiz a enflammé toutes les colères rentrées que son élection frauduleuse, ses brutalités - en particulier les coups de mains de ses sbires pour faire taire le journal local Noticias, en vain, d’ailleurs -, ses détournements de fonds publics, son clientélisme, etc. avaient semées. L’unité d’une très large partie de la population s’est faite contre lui et c’est pour négocier avec les autorités son départ que l’APPO s’est constituée comme coalition de plusieurs centaines d’organisations de tous ordres. Le caractère spontané de cette auto-organisation et la mobilisation qu’elle a réussi à créer et à entretenir durablement dans la population s’expliquent dans une large mesure, au-delà de ces circonstances, par la tradition de la démocratie d’assemblée qui est restée très vivace dans les communautés indiennes depuis bien avant la colonisation. De même, le souci si vif dans l’APPO de préserver la pluralité et la diversité de ses composantes, et de rechercher, par le dialogue, le consensus. Cette ouverture, qui permet une participation effective de la base, c’est là ce qui fait sa force - et c’est ce que ne peuvent comprendre ses ennemis.
Voici comment l’APPO se définit, dans sa « déclaration de Santo Domingo » élaborée et publiée dans les premiers jours de novembre :
« L’Assemblée Populaire des Peuples d’Oaxaca [en fait il s’agit autant de l’Etat que de sa capitale] est un mouvement anti-autoritaire et hors partis, caractérisé par la pluralité et la diversité. Au sein de l’APPO n’existe pas une idéologie unique. L’APPO est un front de masses, ouvert, c’est un front d’organisation en cours de construction. Dans l’APPO convergent des organisations sociales, des syndicats, des organismes civils, des colonies, des universitaires, des communautés religieuses de base, des artistes, des organisations indigènes et paysannes, des villages et des communautés. L’APPO articule des secteurs variés sous un discours et une stratégie qui ont un objectif commun : la destitution d’Ulises Ruiz en tant que gouverneur de l’Oaxaca et la transformation politique de l’Etat. » L’APPO estime important de reconnaître qu’il existe en dehors d’elle « d’autres acteurs engagés », qui « mènent des actions pour obtenir des changements » et qui sont « certains milieux de l’entreprise privée, des professionnels et des universitaires, des intellectuels et des communautés indigènes. » L’APPO a pour principe essentiel de sa pratique la « construction avec tous » : ne laisser de côté aucun secteur et « rechercher des points d’articulation qui permettent d’aboutir à une sortie consensuelle de la crise. »
Une telle attitude, qu’on pourrait taxer de modération voire d’opportunisme, manifeste en fait la radicalité de l’APPO : une exigence de « démocratie radicale. » L’expression est de Gustavo Esteva, qui travaille à l’Universidad de la Tierra, une ONG membre de l’APPO. Il nous explique que trois tendances coexistent au sein de l’Assemblée Populaire. Une minorité milite pour une amélioration du fonctionnement de la démocratie formelle : honnêteté et transparence des élections, accès plus ouvert aux moyens d’expression publique, etc. Un second courant préconise une « démocratie participative » : que l’initiative des lois appartienne aux citoyens, que toutes les mesures soient ratifiées par referendum, qu’aucune décision ne soit prise en dehors de ceux qu’elle concerne (« S’il s’agit de paver une rue, c’est aux habitants de la rue à le décider. ») Cette aspiration est très forte. Mais, affirme Esteva, la majorité exige la « démocratie radicale » : nous n’avons besoin d’aucun pouvoir politique « d’en haut », seulement, le cas échéant, de « coordinations administratives. » Toutes les questions se règlent à la base. Et quand une délégation s’avère nécessaire, le mandat impératif et la révocabilité s’imposent. Et c’est du reste ainsi que fonctionne déjà l’APPO.
De fait, quand l’APPO, après le refus des autorités de négocier, a occupé tous les lieux de pouvoir à Oaxaca (Parlement, administrations, tribunaux, etc.) et s’est proclamé le seul pouvoir, elle a refusé de prendre en charge les fonctions attachées à toutes ces institutions. Un slogan magnifique inscrit sur un mur résume cette attitude : « Ils veulent nous obliger à gouverner, ne cédons pas à la provocation. » Esteva l’explicite ainsi : ce pouvoir-là, c’est un pouvoir de domination, qui implique le clivage entre gouvernants et gouvernés. Ici, les gens veulent se gouverner eux-mêmes, « le mot gouvernement ne convient pas pour dire que c’est nous-mêmes qui décidons de nos vies et les gérons. » Il ajoute que c’est une tradition ancienne en Oaxaca : « quatre municipalités sur cinq s’administrent toutes seules. »
Cette aspiration radicale se heurte à une réalité massive : « Nous sommes au Mexique. Les gens sont réalistes. Notre mouvement ne prétend pas se séparer du Mexique, créer une république à part. Nous restons à l’intérieur du Mexique et donc nous allons accepter certaines choses de la démocratie formelle, mais nous le ferons à notre manière. » Cependant, pour apprécier le rapport de forces, il faut tenir compte du fait que « le mécontentement est général et les gens, au Mexique, ont une grande capacité de lutte. Si nous sommes ici un peu en avance, nous préfigurons ce qui pourrait bien se passer dans tout le pays. Et c’est là une menace très claire pour les pouvoirs établis, pour la structure de pouvoir et pour le capital. » Pour l’instant, cependant, le reste du Mexique s’est contenté de quelques caravanes de solidarité et de quelques manifestations, dont certaines appelées par Lopez Obrador, alors que l’APPO avait, bien entendu, refusé de prendre parti pour lui pendant la campagne électorale. Il est vrai que certains, notamment au syndicat des instits, ont pensé que la victoire d’Amlo aurait créé un rapport de forces favorable à l’APPO et ont vivement reproché à la « otra campagna » des zapatistes d’avoir concentré ses attaques sur celui-ci, qualifié d’homme de Washington, plutôt que sur Calderon. Mais on peut douter que les espoirs placés en Amlo aient été fondés, car en 2001 son parti, le PRD, avait refusé, comme les deux autres, de ratifier les accords de San Andrès qui accordaient une certaine autonomie aux communautés indigènes.
L’avenir de l’APPO apparaît ainsi bien incertain. Outre la menace de la répression radicale, qui est loin d’être levée, le risque majeur qu’elle encourt c’est de se vider de sa substance populaire vivante. Cela peut se produire du fait de la pure et simple lassitude. L’APPO est très consciente de ce danger, comme cela ressort des propos tenus à deux de nos amis par Flavio Sosa, l’un de ses porte-parole. Bien que l’APPO ait obtenu de la ville que les services essentiels soient assurés (approvisionnements, eau, électricité, nettoiement…), le quasi-arrêt de l’activité économique et en particulier le fiasco de la saison touristique, créent une situation très pénible pour la plus grande partie de la population, et pas seulement pour les hôtels et restaurants. Les problèmes de survie tendent à prendre le dessus. Tout cela donne des arguments aux partisans de Ruiz…Sosa insiste sur la nécessité d’obtenir très vite le départ de la PFP ainsi que des mesures d’apaisement permettant le retour à une vie « normale ».
Et si la masse du peuple désertait l’APPO, celle-ci aurait de fortes chances de tomber soit dans le réformisme combinard soit dans l’extrémisme violent. Certains groupes stalinoïdes, comme le FPR, qui ont joué un rôle actif au moment de sa formation mais qui ont, depuis, perdu leur influence, pourraient la retrouver si l’APPO cessait d’être un « front de masses. » Pour l’instant, cependant, le congrès « constitutif » qu’elle a tenu les 11, 12 et 13 novembre prouve qu’il n’en est rien. Elle reste un forum où toutes les questions de la vie en société sont débattues avec une tolérance sans réserve et l’espèce de réalisme utopique des assemblées révolutionnaires : parler de ce qu’on veut faire comme si, dès demain, on allait pouvoir le faire… Et de fait, dans de telles circonstances, parler n’en reste pas aux paroles : la pratique du débat libre, de la démocratie directe entame la réalité même des rapports sociaux. Comme à l’occasion de tant d’autres mouvements populaires, les femmes ont joué ici un rôle essentiel. Ce sont elles, par exemple, qui, au mois d’août, après l’occupation de la télé locale, « canal 9 », l’ont fait fonctionner comme une véritable télé libre, la voix des simples gens, pendant trois semaines - jusqu’à ce qu’un commando d’hommes de Ruiz fasse sauter l’antenne. Et dans le programme de l’APPO figure une revendication essentielle pour les femmes indiennes : celle du droit pour elles de posséder la terre. Jusqu’à présent, en cas de divorce ou de veuvage, elles se retrouvaient pratiquement sans ressources, et le plus souvent avec les enfants à leur charge. Et cette demande encore : que soient respectées les sages-femmes indigènes.
La profondeur de ce mouvement, qui dépasse de beaucoup la mise en cause du « tyran » Ruiz, explique la volonté de l’APPO de se donner les moyens de durer. Elle exclut catégoriquement de se transformer en un parti. Elle entend rester ce qu’elle estime être : le peuple organisé. D’où cette convocation d’un congrès « constitutif » chargé de définir les principes, le programme et le plan d’action à court, moyen et long terme de l’Assemblée et d’élire les membres d’un Conseil (Consejo Estatal de los pueblos de Oaxaca) qui sera l’organe de coordination et de représentation de l’Assemblée. Un millier de délégués représentaient les sept régions de l’Etat et les divers secteurs de la société. Les invités avaient droit à la parole mais non au vote. Une certaine tension semble s’être manifestée au début entre les représentants de la base - colonies, barricades, communautés villageoises… - et les militants souvent issus de mouvements marxistes, pour aboutir finalement à une sorte d’alliance, du type de celle que cherche à réaliser la otra campagna zapatiste entre mouvement indien et oppositions anticapitalistes. Trois tables de discussion se sont répartis les thèmes suivants : 1° : le contexte international, national et régional à l’intérieur duquel se constitue l’APPO ; 2° : la crise des institutions : pour une réforme intégrale de l’Etat souverain d’Oaxaca, pour une nouvelle constituante, une nouvelle constitution, un nouveau mode de gouvernement ; 3° : perspectives, principes, statuts, buts et plan d’action de l’APPO.
Derrière ces formulations abstraites, vivent des préoccupations très concrètes : le contexte international, c’est notamment, depuis la libéralisation des échanges, l’invasion du maïs transgénique américain, lourdement subventionné, qui ruine l’agriculture indigène… Parmi les points de programme sur lesquels l’Assemblée insiste particulièrement, au delà de la réforme des règles du jeu politique, citons une « économie sociale et solidaire, une éducation interculturelle » - c’est-à-dire qui cesse de tendre à l’homogénéisation de la population et au déni des identités et des modes de vie des communautés - le « droit à la santé », « un milieu naturel propice à la vie, qui préserve et assure l’accès à l’eau », la « conservation et l’enrichissement du patrimoine historique », « des moyens de communication au service du peuple… » Le moyen d’atteindre tous ces objectifs, c’est essentiellement et toujours le dialogue. Mais il est évident que l’issue de ce dialogue dépendra directement du rapport des forces. Si l’on écarte l’hypothèse de la répression sanglante, celui-ci peut difficilement évoluer en faveur de l’APPO, à moins que le mouvement ne s’étende au-delà des frontières de l’Oaxaca. Si Ruiz conserve son poste, cela signe l’incapacité de l’APPO à atteindre son objectif premier, celui autour duquel s’était unie la population, et il y a de fortes chances pour qu’elle perde une grande partie de ses soutiens. Si Ruiz est démis, de nouvelles élections auront lieu : l’APPO réussira-t-elle alors à ne pas prendre parti, à ne pas se laisser entraîner sur le terrain électoraliste des compromis et des marchandages, à convaincre une large fraction du corps électoral de s’abstenir, par exemple ? On voudrait, avec Gustavo Esteva, faire confiance à l’inventivité dont a fait preuve jusqu’ici le peuple de l’Oaxaca, « inventant à chaque pas les mécanismes qui lui manquent pour maintenir ses buts politiques » et, ajoute-t-il, « je suis convaincu que nous les maintiendrons. »


Chronologie

  • Mi-mai : comme les deux années précédentes, les instituteurs de l’Etat d’Oaxaca se mettent en grève pour exiger des moyens supplémentaires et l’alignement de leurs traitements sur ceux de leurs collègues des autres Etats. Ils occupent la place centrale (Zocalo) de la ville. La section 22 (Oaxaca) de leur syndicat (70 000 membres) a rompu avec la direction nationale lourdement compromise avec le pouvoir.
  • 14 juin : le gouverneur Ulises Ruiz Ortiz lance une attaque brutale contre le planton (occupation) des instits. 92 blessés. L’attaque est repoussée grâce à l’intervention de la population.
  • 20 juin : plusieurs centaines d’associations se réunissent en assemblée générale pour former l’APPO et élire un « collectif provisoire » chargé de négocier le départ de Ruiz et des réformes.
  • Des centaines de barricades sont dressées pour intercepter les équipes de tueurs à la solde de Ruiz. Elles deviennent des foyers de mobilisation et de débat.
  • Début juillet : occupation par l’APPO de tous les lieux de pouvoir à Oaxaca.
  • 2 juillet : élection présidentielle. Lopez Obrador conteste la victoire de Calderon.
  • 5 juillet : l’APPO se proclame seul pouvoir légitime de l’Oaxaca.
  • Début août : occupation de la télé locale.
  • 22 août : occupation de 13 radios locales après la destruction de la télé par les sbires de Ruiz.
  • Septembre : tractations de la section 22 avec les autorités et signature d’un accord assez avantageux pour les instits.
  • 27 octobre : dans la banlieue de Santa Lucia, dominée par les narcos et le PRI, des paramilitaires attaquent des barricades et tuent Brad Will, journaliste américain d’Indymedia et deux membres de l’APPO. Le gouvernement fédéral décide l’envoi de troupes à Oaxaca.
  • 29 octobre : 4500 policiers anti-émeutes investissent la ville et 5000 soldats occupent divers points de l’Etat.
  • 2 novembre : échec de l’attaque de la police contre la Cité Universitaire et la radio de l’APPO.
  • 5 novembre : « mégamarche » de l’APPO.
  • 11-13 novembre : congrès de l’APPO.

Aperçu socio-économique :

Oaxaca (env. 700 000 hab.), à 600 km au sud de Mexico, est la capitale de l’Etat du même nom, situé dans la Sierra Madre del Sur, avec une façade sur le Pacifique.
La population de l’Etat (3,4 millions, dont la moitié d’Indiens) est essentiellement rurale. Outre quelques exploitations minières (or, argent, plomb…), les ressources proviennent essentiellement de l’agriculture traditionnelle, de l’artisanat et du tourisme. Le centre ville d’Oaxaca, avec son cachet « colonial » et ses églises baroques, a été entièrement réhabilité ces dernières années pour en faire une station touristique très active (sites précolombiens, randonnées, faune, flore, artisanat, Indiens typiques…). La très grande majorité de la population vit dans des conditions très précaires. Les ressources en eau diminuent, les sols et la végétation se dégradent. L’Etat ne génère que 1,5% du PIB national.
Comme dans bien d’autres régions du Mexique, l’entrée en vigueur du NAFTA (accord de libre-échange avec les Etats-Unis et le Canada ) en 1994 tend à ruiner l’agriculture locale et « libère » une main d’œuvre non qualifiée qui tente d’émigrer aux Etats-Unis ou s’en va travailler dans les maquiladoras.
L’Oaxaca fait partie des neuf Etats du sud mexicain qui, avec les sept autres pays d’Amérique Centrale, sont visés par le Plan Puebla Panama. Ce projet de « développement » néo-colonial lancé en 2001, d’un montant de 20 milliards de dollars sur 25 ans, financé par la Interamerican Development Bank, prévoit la création de 9000 km de routes - essentiellement des autoroutes à péage, délaissant totalement la desserte locale -, 1800 km de lignes à haute tension visant à intégrer la région dans le réseau nord-américain, d’énormes ouvrages hydro-électriques à très lourd impact environnemental, l’expropriation de vastes étendues de terres communautaires indiennes, un réseau d’irrigation avec d’immenses plantations arboricoles, l’exploitation des ressources minières et pétrolières et le développement du tourisme de luxe. Devant les oppositions rencontrées et les difficultés à le financer, Fox avait quelque peu mis ce plan en sommeil. Calderon s’est engagé à le relancer.

Depuis la rédaction de cet article, les informations reçues traduisent à la fois la poursuite et l’approfondissement du mouvement et une montée de la tension entre l’APPO et le pouvoir mais aussi au sein de l’APPO.
Samedi, 19 novembre : dans la région de la Sierra Norte, l’assemblée régionale, réunie pour nommer ses représentants au Conseil de l’APPO, décide la constitution d’une grande Assemblée des trois peuples indigènes locaux, la fermeture des délégations et administrations gouvernementales qui se trouvent dans la montagne et la prise de la radio locale pour la mettre au service de la lutte. Elle menace d’expulsion tout parti politique qui interviendrait dans la vie de la communauté.

En ville :
Depuis une quinzaine de jours, la tension monte entre ceux qui voudraient se poser en « dirigeants » de l’APPO (et qui pronent le dialogue avec le gouvernement) et ceux des barricades et des quartiers (qui veulent chasser les flics du centre-ville). En même temps, les provocations des policiers et des para-militaires redoublent d’intensité. Une manifestation de femmes contre les viols et violences commis par les PFP a été très durement réprimée, les tirs et les captures de militants par des hommes de main armés, avec tabassage et remise à la police se multiplient.

Le 25 novembre une grande manifestation qui devait se conclure par l’encerclement des flics du zocalo pendant 48 heures s’est terminée en début d’insurrection, avec incendie de multiples bâtiments publics, dont le tribunal et la chambre de commerce, affrontements extrêmement violents, plusieurs morts (dont certains par balles, d’après l’APPO) et des centaines de blessés et disparus. On s’attend maintenant à une vague de perquisitions et d’arrestations et à une nouvelle offensive de la PFP contre le campus. L’unité de l’APPO, qui a été jusqu’ici sa force, sortira-t-elle entamée ou au contraire renforcée de cette intensification de la répression et du recours à la violence de la part du pouvoir ? C’est, à court terme, la question essentielle pour la poursuite du mouvement.

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