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Grande vitesse : Mais où veulent-ils donc aller si vite ?

lundi 1er janvier 2007, par Courant Alternatif

Deux régions : le Nord-Pas-de-Calais et le Val de Suze. A priori rien à voir. D’un côté le plat pays, bétonné et surpeuplé, de l’autre les Alpes italiennes, belles et sauvages. Et pourtant un sacré point commun les relie. Quoi ? Des gens ! Des gens qui refusent qu’on pourrisse leur environnement au nom du développement économique.


Les ch’tis commencent doucement à râler contre un projet d’autoroute (l’A24 : Amiens-Lille-Belgique) que les savoyards voient ravager leur montagne (2300 camions par jour passent dans la vallée de la Maurienne) malgré des réticences de la population déjà à l’époque. Cependant, côté italien, ces derniers se sont aguerris sur le sujet et s’acharnent aujourd’hui à empêcher la construction du TAV (Treno ad Alta Velocita = TGV) qui doit rallier Lyon à Turin. Moyen de transport qui leur permettrait pourtant d’aller tellement plus vite : mais qu’ont-ils donc ces montagnards ? Voyons d’abord comment ça se passe tout au Nord.

L’A24, petit historique et arguments

Ce grand projet vient de loin ; il était déjà sur les documents d’urbanisme de 1971 : liaison Amiens-Belgique en passant par le bassin minier et la métropole lilloise. Nommée aussi A1-bis, les plans d’occupation des sols sont gelés sur le "tracé historique" depuis les années 70. Le projet est neutralisé lorsque Marie-Christine Blandin devient Présidente de Région. Il est ressorti du chapeau en 2004 par De Robien alors Ministre des Transports, mais aussi ancien Maire d’Amiens. Daniel Canepa, Préfet de Région, est d’un soutien sans faille au ministre actuel de l’équipement : Dominique Perben. Les élus UMP et UDF sont mitigés. Les élus Verts et PS sont outrageusement outrés devant un projet aussi irresponsable, même si nombre d’entre eux ont vu leur position tourner avec le vent et la protestation. Les Belges sont majoritairement contre : Wallons et Flamands main dans la main. Pour finir, le Président de la chambre régionale du Commerce et de l’Industrie, Bruno Bonduelle, l’a dit : "J’en suis ravi !". C’est toujours les mêmes qui sont contents.
Les arguments sont d’ailleurs toujours les mêmes : création d’emplois (Faut-il leur dire encore qu’on nous l’a déjà faite celle là !), développement économique, réduire le trafic autour de Lille, sécuriser les routes... Bref rien de très révolutionnaire ! Ils ont quand même un gros problème : la Région et les deux Conseils généraux refusent d’y mettre un centime dans cette autoroute. Seulement l’A24 (à péage bien sûr) ne se fera pas sans nos sous : à la recherche d’une entreprise privée, aucune n’acceptera sans engagement financier des collectivités (dixit De Robien). Pourtant le prévisionnel est d’environ un milliard d’euros, si peu...

Les affreux réfractaires

Les habitants du Nord-Pas-de-Calais, région sinistrée par le chômage au lourd passé industriel, commencent à être quelques uns à se dire "D’où qu’ils veulent la mettre ?", pour finir par décider "Et si on la mettait pas du tout, leur autoroute ?" La densité du réseau routier et autoroutier est deux fois supérieure à la moyenne nationale : la Région ne compte pas moins de neuf autoroutes. C’est aussi le coin le moins boisé de France, au sol hyper pollué par des boites qui ont foutu le camp, délocalisation oblige, en laissant derrière eux amiante plomb et RMIstes.
Cinq kilomètres d’autoroute, c’est encore une ferme qui disparaît : 50 exploitations seront touchées par l’A24. Le tracé passe aussi sur des champs captants et des ressources en eau. Sans compter les expropriations, la perturbation des écosystèmes, la pollution, le bruit : les maires des communes sont choqués de n’avoir pas été consultés. Beaucoup d’élus sont dans la lutte et plusieurs manifs ont déjà eu lieu en 2006. En mars à Givenchy-lès-la-Bassée (300 personnes, dont 19 élus), en mai à Radinghem en Weppes (1500 personnes), en septembre à Frelinghien (1000 à 1500 personnes) et en novembre à Lille (900 personnes). A Radinghem, une centaine de tracteurs accompagnaient les manifestants, escortés également par une trentaine de gendarmes. A Frelinghien, le plus acharné était le maire de droite de cette commune, et les discours se sont enchaînés au son de la philharmonie jouant la marseillaise, et entourés de deux drapeaux français.
Le collectif pour une alternative à l’A24 -les Verts, des associations de protection de l’environnement, CFDT transport...- réfute les arguments de l’enclavement d’Amiens (déjà entouré de 4 autoroutes) et du délestage de la A1 : ils proposent des solutions par ferroutage et par le Canal Seine-Nord, accompagnés de slogans "Non au tout routier, Non au tout pétrole". D’autres collectifs de toutes sortes ont vu le jour, avec des maires de droite, des syndiqués (FDSEA, confédération paysanne,...), des slogans de toutes sortes aussi : "Oui aux pissenlits" ! Ils rappellent que le pétrole est la raison de nombre de conflits dans le monde.
En résumé, tout ça est plutôt léger et gentil : la manif à Lille qui était censé rassembler du monde n’a pas atteint les mille présents.
L’A24 est prévue d’être prête à l’emploi pour 2015-2020. Les enjeux dépassent largement les arguments locaux puisque l’A24 rentre dans un plan européen de ralliement de la façade Atlantique à l’Europe du Nord. D’ici 2020, les ch’tis ont le temps de développer leur radicalité : de "pas chez nous" à "pas du tout", en passant par d’autres solutions (transport par train ou par fleuve), on a déjà franchi un pas.
Voyons en quoi nos camarades écolos italiens pourraient éclairer nos lanternes...

SARA DURA (en occitan), en clair et en français : Vous allez en chier !

Le Val de Suze, région protestante anciennement très pauvre car enclavée, a une histoire riche en résistances. Bien longtemps après avoir repoussé les Romains, le Val de Suze a fourni de nombreux partisans pour virer les fascistes. Dans les années 70, les militants de Prima Linea y pratiquaient sauvagement la propagande armée (arrêt de trains, armes à la main, pour diffuser des tracts et parler aux gens)...
Enfin, il y a cette nouvelle lutte qui leur a pris il y a plus de dix ans déjà. La particularité assez impressionnante de ce combat écologique mais aussi anti-capitaliste (selon) est l’unanimité dans la population locale. Les vieux, les élus de gauche comme de droite, les pseudo-curés (bizarrement c’est plutôt une sorte de syncrétisme local qui baigne le spirituel des gens, autour d’une espèce de pacha mama -grand-mère de la montagne- qui remplace la vierge marie), les jeunes, les encartés, les anars, etc., le peuple quoi : tout le monde est dans la danse. D’où la multiplicité des actions contre le TAV : du "terrorisme" aux prières multireligieuses, en passant par les rallyes, les grandes marches et les balades en vélo.
Certains flics municipaux sont même en prison pour avoir participé à des manifs.
La lutte a explosé ces deux dernières années, mais revenons un peu sur la chronologie.

1996-1998 : un passé de sabotages

Tags, vols, explosions au cocktail Molotov, certaines actions ont pu causé des dégâts jusqu’à 50 000 euros, sur des préparatifs au grand chantier, des sondages des sols et autres. Les auteurs se sont vu taxés "d’éco-terroristes" (pour cause de défense de l’environnement) par des médias qui se sont déchaînés et par un gouvernement italien qui relança le feu brûlant de la répression sur les milieux squats et anarchistes. L’Etat accuse sans preuve. Trois personnes, soupçonnées d’appartenir aux fantomatiques "Loups Gris", sont enfermées. On leur impute treize attentats. C’est Sole, Baleno et Silvano. La tension monte à Turin. Devant cette criminalisation de la lutte, les gens s’indignent : manifs et récoltes d’argent pour les détenus s’organisent. Les squatters réoccupent les lieux expulsés, casse les vitrines de luxe, des chasses à l’homme ont lieu en centre ville. On occupe les sièges sociaux de la presse qui vomit sa haine de la populace qui grouille...
En mars 1998, Baleno se pend dans sa cellule. Sole est mise à l’isolement. 10 000 personnes manifestent en solidarité aux prisonniers à Turin. En avril, Sole est assignée à résidence mais elle se suicide au mois de juillet. La répression et les arrestations continuent... Les trois "terroristes" seront finalement acquittés (post-mortem).

Juin à décembre 2005 : Sept mois de blocages

Durant tout le mois de juin, à plusieurs endroits dans la vallée, la population bloque les sondeurs et manifeste à plus de 30 000 personnes. Les autorités du Piémont accordent un moratoire de trois mois. Fin octobre 2005, au dernier jour du moratoire, des dizaines de milliers de personnes bloquent les routes, autoroutes, voies ferrées, toutes les voies de communication. Le ravitaillement arrive depuis la montagne, les gens s’organisent, ils surveillent les terrains des travaux. Plusieurs milliers de flics débarquent dans la vallée, véritable occupation militaire et nombreux contrôles. 80 000 personnes défilent le 16 novembre 2005. Tous les salariés de la région sont en grève, malgré la désapprobation des syndicats officiels. Policiers et carabiniers attaquent les occupants le 6 décembre (une dizaine de blessés) et le 8 décembre, la population bloque totalement toute la région : 30 000 personnes affrontent les flics à Venaus, ils reculent ! Les montagnards réoccupent les chantiers.
A l’approche des JO de l’hiver 2006 (qui sont d’ailleurs l’occasion d’un grand nettoyage des squats de Turin), le gouvernement finit par négocier une trêve de six mois.


Les Presidio : Rassemblements permanents

Ce sont les lieux d’occupation et de surveillance construits par la population. Il y en a trois, dont le plus grand est à Venaus. C’est celui où je me suis rendu en mai 2006. Les presidio ont été plantés à chaque endroit des travaux qui nécessitait une présence continue pour perdurer le blocage et l’arrêt des travaux. Ce sont des baraques en bois, avec cuisine, dortoir et poêle. Un gros spot pointe le préfabriqué où deux carabiniers squattent en permanence (nuit et jour, relève en 4x4 toutes les huit heures) pour surveiller le chantier. Eux-mêmes ont un énorme spot braqué sur le presidio. Le presidio et le préfabriqué sont de part et d’autre de la route qui mène au village de Venaus. La montagne est vierge, l’endroit est paisible, l’ambiance est bon enfant. Le dimanche, des femmes viennent amener le gâteau, des vieux viennent boire un coup, d’autres conseillent sur la tenue du potager : énormément de monde passe aux nouvelles. D’après un ami, les presidio ont plus ou moins des couleurs politiques, celui de Venaus étant apparemment plus libertaire. Les assemblées générales ont lieu si besoin est, ce n’est pas systématique. D’ailleurs, j’en ai entendu un qui voulait provoquer la prochaine assemblée pour discuter du terrain de volley qui est en préparation : lui préférerait y planter des patates. A Venaus, on nous a servi en trois fois : pour les viandards, les végétariens, puis les végétaliens.
Ils ne se font pas virer, car en un coup de fil, ils peuvent compter sur 300 personnes dans les dix minutes...


Nous, on a le temps !

On leur a pourtant dit que le TAV allait sauver le Piémont du déclin économique. Sur la création d’emplois, le coût étant de 26 milliards d’euros, le "collectif de Savoie contre le Lyon-Turin" fait remarquer que c’est autant d’argent qui n’ira pas aux emplois des écoles et des hôpitaux. Ce collectif ne soulève pas les foules mais fait un gros travail d’information côté français. En outre, dans la vallée de la Maurienne, 95% des entreprises sélectionnées n’ont pas leur siège social dans la région. Des études indépendantes ont aussi démontré que les lignes ferroviaires actuelles sont exploitées à moitié de leur capacité et que 30% des camions roulent à vide. Bref le but n’est certainement pas de favoriser un mode de transport par rail qu’on opposerait à un transport par route, mais tout simplement de développer le transport de marchandises par tous les moyens, et de relier les grandes métropoles européennes. D’ailleurs la SNCF possède beaucoup de compagnies de transport routier !

Barrot (Président de la commission transport de l’Union Européenne) et Perben avaient bien sommé les italiens de "respecter les accords" et de "brusquer les choses", mais c’était sans compter sur les arguments implacables des gens du Val de Suze.
Gérard Leras (Président des Verts Rhône-Alpes) l’a aussi dit clairement : "C’est une chose d’être exigeant, c’en est une autre de dire non à un projet important comme la ligne Lyon-Turin". Les Verts étaient contre l’Autoroute à l’époque, mais soyons pragmatiques, les marchandises doivent bien circuler, on ne peut pas rejeter toutes les solutions. Pourtant, tout le monde le sait, les tunnels du TAV seraient creusés dans l’amiante et l’uranium. Bravo...

Donc les habitants contre le TAV opposent tout simplement qu’ils n’ont pas besoin de ce transport de marchandises, qui est source de profit, qui pollue leurs vies, qui augmente le prix des marchandises, qui favorise les délocalisations et ainsi les pertes d’emplois. A une logique de profit et de vitesse, ils imposent les intérêts des populations et du respect de l’environnement, et répondent qu’ils ont le temps.

Pour finir...

En tout cas, dans le Nord, on fait Lille-Paris en une heure. Ils veulent nous faire préférer le train ? Quand on n’a plus les moyens et que le TGV fait sauter les petites lignes qui desservaient nos villes et nos campagnes, ils nous font surtout préférer le stop ! Là où l’argent des collectivités fait défaut pour l’A24, le financement des travaux du TAV est prévu à 80% par l’argent public. Si la lutte contre l’A24 en est qu’à ces débuts, et qu’il est peu probable qu’elle se développe comme au Val de Suze, le parallèle est intéressant à plusieurs niveaux. Le gouvernement italien s’acharne sur des militants, sur des personnes visées, surveillées, suspectées, là où l’Etat français a plutôt tendance à réprimer des mouvements (récemment les lycéens, émeutes de novembre 2005, CPE). Les partis politiques et syndicats classiques n’ont pas réussi à récupérer le mouvement anti-TAV. Les anarchistes italiens fonctionnent pas mal en groupes fermés et certains avec qui j’ai discuté, disaient qu’avec le combat contre le TAV, ils avaient découvert la lutte collective avec les gens. D’ailleurs suite au fait que l’Etat avait accusé des anarchistes insurrectionnalistes de manipuler et durcir le mouvement : des vieilles étaient venus en manif avec des pancartes disant : "Nous sommes tous des anarchistes insurrectionnalistes !" A Pise, j’ai assisté à un rassemblement devant un procès d’écolos radicaux, les soutiens venaient de Milan, de Turin, de Florence, car la dizaine d’anarchistes de Pise étaient tous derrière les barreaux. Certains étaient enfermés depuis deux ans, en attente de procès pour "dévastation" (de terrasse de café). Il faut dire qu’en France l’écologie est un thème bien citoyen, terrain occupé par les réformistes. Comme à Frelinghien, avec drapeaux français et marseillaise ? Bon là c’est un peu extrême... Affaire à suivre !

S.L.

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