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Oaxaca : " La Commune n’est pas morte... "

jeudi 1er février 2007, par Courant Alternatif


La machine répressive a mis en jeu des éléments de l’armée, de la police fédérale préventive (unités anti-émeutes), de la police de l’Etat d’Oaxaca et des polices municipales ainsi que des paramilitaires ou policiers en civil. Elle s’est attaquée non seulement à la capitale de l’Etat mais aussi à beaucoup de localités de la périphérie et des deux sierras (Norte et Sur) qui encadrent la vallée centrale, où s’étale la ville d’Oaxaca. Elle s’est particulièrement déchaînée pendant la dernière semaine de novembre, à la suite de la grande manifestation du 25, organisée pour exiger le départ de la PFP, et qui s’est terminée par des affrontements violents avec la police et par des incendies de bâtiments publics, attribués depuis à des provocateurs.

Une stratégie contre-insurrectionnelle...

Selon les enquêtes menées par la Commission civile internationale d’observation des droits humains (organisation de tendance libertaire, basée à Barcelone), dont les conclusions nous ont été communiquées par un camarade qui y a participé pendant deux semaines, le nombre des morts - depuis le début du mouvement - s’établirait à 23 (le gouvernement n’en reconnaît que 10). On soupçonne des cas de disparition, mais sans qu’on ait pu les prouver. Le nombre des blessés est important mais non précisé. De même pour les arrestations et les incarcérations, qui ont souvent eu lieu dans des prisons très éloignées et dans des quartiers de haute ou moyenne sécurité. Au cours des arrestations et des transferts, les tortures physiques (notamment brûlures, et doigts brisés) et psychologiques, les agressions sexuelles, les humiliations ont été à peu près systématiques… Arrestations et séquestrations arbitraires, perquisitions sans mandat, inculpations sur la base de " preuves " fabriquées, déni des libertés élémentaires (de déplacement, d’expression, d’information…), des droits syndicaux, des droits des élus, du droit d’être assisté par un avocat, etc., ont fait de l’Etat de droit une sinistre blague.
Si nous citons tous ces faits, ce n’est pas pour figer la population d’Oaxaca dans la posture du martyre, de la victime, et faire oublier sa créativité, son courage, son agressivité. C’est parce qu’ils éclairent à la fois la vraie nature de la démocratie mexicaine (et, à bien des égards, de tous les régimes prétendus démocratiques) et ce qui semble bien être une stratégie. Manifestement, le pouvoir n’en a pas d’autre que la répression : le 4 décembre, Flavio Soza, l’un des porte-parole de l’APPO, et trois autres de ses membres venus à Mexico pour négocier avec le pouvoir fédéral ont été arrêtés et inculpés de trahison. Et ce qui frappe, dans la façon dont cette répression est menée, c’est sa violence - contre un mouvement qui, lui, n’a fait de la violence qu’un usage très modéré et purement défensif - et sa cruauté, son mépris total du droit et, de façon plus significative encore, son caractère indiscriminé. Si les militants de la section 22 du Syndicat des enseignants et plus encore les Indiens ont été des cibles de choix, personne, militant ou non, manifestant ou non, homme ou femme, jeune ou vieux, ne pouvait s’estimer à l’abri. Il s’agit manifestement de terroriser l’ensemble d’une population. Selon notre camarade cité plus haut, se met en place une stratégie de contre-insurrection sur le modèle de ce qui s’est pratiqué en Amérique centrale, alors même qu’il n’y a pas ici de guérilla à briser, mais bien une population qui n’a fait usage pour défendre ses revendications contre la police que de cocktails et de lance-pierres.


... contre la résistance populaire au capitalisme moderne

Le but de cette stratégie, c’est d’abord de consolider la légitimité douteuse de Calderon en le posant comme un homme d’ordre. Déjà, pendant la campagne électorale, la mise en spectacle médiatique de scènes d’extrême violence à Atenco avait contribué à faire basculer de son côté des couches sociales inquiètes des signes d’instabilité qui se multipliaient. Et à présent, le voilà qui prétend s’en prendre aux narcotrafiquants qui s’implantent de plus en plus solidement dans le pays… Mais ne rions pas : les enjeux d’un conflit comme celui d’Oaxaca sont des plus graves. Pour le capitalisme mexicain, nord-américain et plus largement occidental, il s’agit de renverser tous les obstacles qui risqueraient de s’opposer à l’exploitation modernisée du pays, telle que le Plan Puebla Panama (voir CA de décembre 2006) peut en donner une idée. Ces obstacles, c’est la propriété indivise du sol des communautés indigènes qu’il s’agit de transformer en propriété privée pour ouvrir la voie à l’agriculture industrielle, à l’exploitation " rationnelle " des forêts ou au tourisme ; ce sont les liens communautaires, les solidarités qu’il faut briser pour " libérer " une main-d’œuvre employable à bas prix dans des bagnes industriels ; et ce sont bien évidemment les mouvements qui, comme celui du Chiapas ou celui d’Oaxaca, défient les pouvoirs établis, commencent à mettre en œuvre des formes d’autogouvernement et démasquent la véritable nature de la démocratie parlementaire et partidaire. Or, à cet égard, l’exemple d’Oaxaca est particulièrement dangereux. Car, si certaines traditions indiennes ont indéniablement joué un rôle dans la mise en place d’une démocratie d’assemblée, l’APPO n’a rien d’un revival d’institutions exhumées d’un passé indien révolu. A la différence du mouvement zapatiste du Chiapas, elle a réalisé la conjonction du mouvement indien avec un soulèvement populaire urbain (lui-même pour une bonne part indien, c’est vrai) porté par des exigences à la fois sociales, culturelles et politiques.
Or, on a quelques raisons de penser que le conflit n’est pas clos et que, s’agissant de la " Commune " d’Oaxaca, la répression n’a pas brisé le courant de fond qui l’a édifiée. Des manifestations ont lieu pour protester contre les arrestations et les détentions arbitraires, réclamer la libération des détenus, dénoncer les agressions sexuelles dont sont quotidiennement victimes des femmes de la part des policiers. Une trentaine de détenus ont signé ensemble une lettre affirmant leur innocence et refusant de demander pardon aux autorités pour des délits qu’ils n’ont pas commis. La solidarité s’organise pour assurer la défense des inculpés et pour aider des familles sans ressource dont des membres ont été incarcérés à des centaines de kilomètres de là.
La répression, le retour de Ruiz, le gouverneur détesté, dans sa capitale n’ont évidemment pas éteint le sentiment de révolte contre la monstrueuse injustice de la société, contre le cynisme et l’hypocrisie conjugués du système de pouvoir, contre le déni de toute dignité au peuple… Notre camarade déjà cité a été vivement frappé, au cours des nombreuses conversations qu’il a eues avec de " simples gens ", par leur détermination à changer tout cela. "
Beaucoup m’ont dit, même d’anciens partisans du PRI, que ce qui s’est passé à Oaxaca depuis six mois avait complètement changé leur façon de voir et même leur vie. "
Enfin, le mouvement continue à s’étendre dans certaines parties de l’Etat, notamment en milieu indigène. Au plus fort de la répression, les 28 et 29 novembre, plus de 300 personnes, dont des membres de l’APPO recherchés, ainsi que les autorités municipales et les organisations locales et régionales de 14 peuples indiens, ont participé à un forum des peuples indigènes d’Oaxaca, donnant ainsi à l’Assemblée (organe délibérant de l’APPO) une assise élargie et concrète. Le 21 janvier, San Juan Copala, en pays Triqui, se proclamait commune autonome.
Cela dit, les difficultés, pour ce mouvement, ne proviennent pas toutes de l’extérieur. Des tensions très vives se font jour, au sein de l’APPO, entre les vieilles organisations léninistes, voire staliniennes (le FPR), et sa base des quartiers populaires ; entre ceux qui préconisent la participation aux élections locales de juin prochain et ceux qui sont contre ; entre les représentants de syndicats ou de partis qui prétendent à sa direction…

C’est cela aussi, la répression. En contraignant à la clandestinité ou à la semi-clandestinité, un mouvement social ouvert, populaire, démocratique, elle l’enferme avec ses poisons - qui sont précisément ceux des pouvoirs établis - et le pousse vers la bureaucratisation.

Il reste aussi que ce mouvement soulève beaucoup de questions, donne matière à beaucoup de réflexions, sur des sujets qu’on peut seulement effleurer ici :
• ce soulèvement a eu lieu parmi des gens qui font face à une offensive du capitalisme le plus moderne, mais dans leur vie quotidienne ils sont encore plus ou moins dans ce que nous appellerions une " société traditionnelle ". Dans cette situation de crise, leurs valeurs, leur solidarité et leurs institutions communautaires les ont portés vers une radicalisation qui s’inscrit pour eux dans une réelle continuité alors même qu’elle a un contenu véritablement révolutionnaire. Qu’en est-il dans nos sociétés émiettées, aux solidarités brisées ?

• Est-ce que la forme même du mouvement - cette " assemblée " de groupes extrêmement divers, où divergences et convergences peuvent se jouer librement mais de manière collectivement contrôlée- peut se prolonger dans une phase soit d’expansion, soit de répression d’un mouvement radical ?

H. Arnold et D. Blanchard

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