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GRECE : Ces jours sont les nôtres

vendredi 2 janvier 2009, par Courant Alternatif

Avec la fin des trois occupations les plus médiatisées à Athènes (universités polytechnique et de sciences économiques, bâtiment de la Confédération générale des travailleurs de Grèce – GSEE), la traditionnelle trêve de fin d’année semble avoir marqué aussi le mouvement. Est-ce le début d’une retombée prévisible ou au contraire une pause de réflexion propice à l’élargissement et à l’approfondissement de la fracture dans la société grecque ? C’est évidemment cette dernière hypothèse que nous appelons de nos vœux et que les acteurs de ces dernières semaines s’activent à vérifier ! Restons cependant lucides et ne tombons pas dans des fantasmes insurrectionalistes que la réduction des informations à des images – certes belles ! – provoque. Mais, quoi qu’il en soit, il est une certitude : la société hellène restera marquée en profondeur pendant longtemps et aura délivré un démenti cinglant au prêt-à-penser démocratique selon lequel le temps des projets révolutionnaires serait révolu.


Il est coutumier de démarrer un article sur une lutte par le sempiternel « Tout a commencé le… ou par… ». Evidemment, il y a l’assassinat du jeune Alexandros Grigoropoulos le 6 décembre à Athènes. Mais, en Grèce, cela fait si longtemps que « tout a commencé » qu’il est impossible de s’en tenir à de simples relations chronologiques de cause à effet.

Une intégration européenne qui a vendu du vent

Balayons d’abord cette explication, la première semaine souvent évoquée par la presse, selon laquelle la crise économique actuelle serait la cause de tout. Explication, soit dit en passant, bien commode pour les dirigeants de chaque pays. La crise, vous dis-je !

Cela fait bien longtemps que l’économie grecque est « malade ». L’entrée du pays dans la Communauté européenne, en 1981, donc très tôt avant l’Espagne et le Portugal, a entraîné d’abord une période d’apparente embellie : les infrastructures se sont modernisées, les salaires ont augmenté, le chômage a baissé, bref un capitalisme « moderne » pénétrait dans le pays avec ses mirages. Mais, à partir de 1987, la tendance s’est inversée et les politiques d’austérité se sont succédé. Niveau de vie, chômage, déstructuration de la société, rien n’allait à nouveau plus. La Grèce s’est mise à vivre à crédit, l’inflation des dépenses publiques a creusé le déficit.

Finalement, les seul vrais changements durables apportés par l’intégration européenne auront été ces « infrastructures » modernes (autoroutes, stades, complexes touristiques, internet, etc.) accompagnées d’une déchirure progressive et profonde du tissu social. Or, c’est précisément cette déchirure qui rend plus pénible encore le retour à des situations sociales d’avant 1981. A partir des années 90, l’insertion familiale fonctionne de moins en moins comme amortisseur du chômage dès lors que ce dernier devient structurel. Jusque-là, la campagne parvenait elle aussi à amortir les cas les plus difficiles, mais c’est fini, elle ne peut plus alléger le chômage des villes. En quarante années, la Grèce est passée d’une agriculture paysanne dans une économie soutenue par une grande diaspora à une économie mixte avec des investissements étrangers ; de la périphérie du monde développé à un modèle européen de classe moyenne ; d’une nation relativement homogène avec un emploi à vie à un pays multiculturel où un cinquième de la main-d’œuvre est constitué de nouveaux immigrants.

C’est d’abord une économie de services. Le tertiaire représente 70 % de la population active avec ses deux pôles spécifiques au pays : le tourisme et la marine marchande. Cette dernière représente 18 % de la flotte mondiale et a joué, par le passé, un rôle considérable pour amortir les difficultés sociales : par le biais des réseaux familiaux très structurés en Grèce et liés par la bande à tel ou tel armateur, les hommes trouvaient toujours du travail dans les ports, à quai ou sur les bateaux. Cela n’est plus vrai maintenant : son importance a diminué et des bijoux de famille ont été bradés (par exemple, le port du Pirée a été vendu à un groupe chinois) par celles qui leur préféraient la spéculation financière, là comme ailleurs. Le secteur primaire représente encore 14 % de la population active (4 % pour la France et l’Italie seulement). Quant au secteur secondaire, il n’emploie que 20 % de la population active (contre 24 % en France et 31 % en Italie) ; il s’agit le plus souvent de petites et moyennes entreprises, en particulier dans le domaine de la construction. Enfin, comme dans tous les pays du sud de l’Europe, c’est l’économie parallèle qui permet de maintenir un certain équilibre.

Après avoir été traditionnellement un pays d’émigration, la Grèce est devenue un pays d’immigration. Entre 8 et 10 % de la population est étrangère, et plus encore, évidemment, parmi la population active. Les plus nombreux sont les Albanais, qui travaillent fréquemment au noir, mais dont la situation a été souvent régularisée, si bien qu’ils s’installent durablement en famille et gagnent souvent plus que le minimum légal de 700 euros, ce qui provoque et entretient les sentiments xénophobes.
Il est à noter que les étrangers pris en train de piller ces derniers temps ne sont pour l’essentiel pas des Albanais mais plutôt des Kurdes, des Pakistanais ou des Bengalis, beaucoup plus précaires dans l’ensemble. Un des éléments importants de ce mois de décembre, c’est la présence active et de plus en plus forte de ces immigrés dans les différents aspects de la lutte (voir encadré « Ces jours sont les nôtres aussi »).

Une Histoire agitée

Si, économiquement, la Grèce est restée un parent pauvre de l’Europe qui tentait de basculer du côté des « salons de l’Europe », politiquement, c’est une démocratie qui ne s’est jamais stabilisée. Depuis son indépendance et sa reconnaissance internationale en 1830 après la guerre d’indépendance contre l’Empire ottoman, c’est une mosaïque de coups d’Etat, de conflits et d’occupations étrangères qui en font l’histoire. Depuis la guerre de Crimée qui, en 1854, amène la France et le Royaume-Uni à occuper une partie du territoire, tout, en Grèce, commence plus tôt et finit plus tard qu’ailleurs.
La Grande Guerre débute en… 1912 par les guerres balkaniques, se poursuit après 1918 avec la Turquie et se termine en… 1923 avec le traité de Lausanne qui procède à d’énormes déplacements de population pour « homogénéiser » les territoires partagés entre les deux « ennemis héréditaires » (1). Entre-temps, de 1914 à 1918, la classe politique fut divisée entre un roi qui penchait du côté de l’axe, et un Premier ministre du côté de l’entente !

Quant à la Seconde Guerre mondiale, elle ne s’est terminée qu’en… 1949 !
En 1936, un militaire, Metaxas, est nommé Premier ministre par le roi afin de juguler la montée des communistes (KKE) dans le pays. Il suspend le Parlement et établit une dictature. Si le fasciste Metaxas se sent proche de Mussolini, le nationaliste grec qu’il est en même temps redoute l’expansionnisme italien en Méditerranée et refuse le droit aux armées italiennes de stationner sur le territoire grec. Le 28 octobre 1940, l’Italie tente d’envahir la Grèce, mais en vain. L’Allemagne y parviendra et les guerres, de libération d’abord, puis civile, ne prendront fin qu’en… 1949. Dès l’occupation allemande, en 1941, une guérilla se met en place. L’armée populaire de libération (ELAS) se constitue sous la direction du Parti communiste de Grèce. Elle contrôle et administre des territoires, surtout en Macédoine, que les troupes nazis, mussoliniennes ou du gouvernement collaborationniste grec ne parviendront jamais à contrôler. La résistance deviendra vite légendaire, et en 1944 le KKE est tellement dominant qu’il paraît évident que le pays va passer sous régime communiste dès la fin des hostilités, malgré la présence de quelques autres mouvements de résistance dont celui du libéral Papandréou, le père de l’actuel. Mais Moscou ne l’entend pas de cette oreille : à la suite de la conférence de Yalta, il laisse la Grèce à l’Occident, probablement contre la Pologne, et peu importent les sentiments des populations, il ordonne aux communistes grecs de signer une trêve. La guerre « chaude » se termine partout, la « froide » lui succède et avec elle la volonté des puissances occidentales d’en finir avec les communistes en Grèce. Pendant trois ans, l’Epire, la Thessalie et une grande partie de la Macédoine sont sous le contrôle d’une république communiste de Konitza, le reste du territoire étant globalement contrôlé par le roi soutenu par les alliés, à l’exception de poches de résistance dans les quartiers ouvriers des grandes villes. Les combats sont intenses pendant trois ans. Les communistes, abandonnés par Moscou, déposent les armes en octobre 1949. La guerre « civile » a fait environ 150 000 morts, et des dizaines de milliers de communistes ont dû partir en exil derrière le rideau de fer. 40 000 ont été envoyés en prison ou en camps, 5 000 exécutés, et ce jusqu’en 1955, les autres figurant sur les listes noires du travail.

A la guerre civile a suivi une glaciation politique de vingt années pendant laquelle les régimes de droite se succèdent avec, en figure de proue, les frères ennemis Constantin Caramanlis et Georges Papandréou. La Grèce est le seul pays européen où des collaborateurs ont été récompensés, et ceux qui ont résisté punis ; et lorsque la population vaincue des années 50 a relevé la tête, au début des années 60, l’extrême droite s’est organisée pour « juguler une nouvelle fois la menace communiste », avec l’aide de la CIA et du gouvernement des Etats-Unis. Le 23 mai 1963, le député de gauche Lambrakis est assassiné par un commando fasciste (2). Le 21 avril 1967, un groupe de colonels devance un groupe de « généraux » qui préparaient un coup d’Etat avec la CIA (3) dans le cadre de la royauté, craignant la victoire de la gauche aux élections suivantes. Les colonels veulent plus : la dictature et le départ du roi. La dictature militaire de Papadopoulos s’effondre en 1974 suite à une tentative avortée des colonels de s’emparer de Chypre. Mais, surtout, elle était à bout de souffle face à une population qui, une nouvelle fois, redressait la tête.

En novembre 1973, les étudiants de l’Institut polytechnique d’Athènes s’étaient barricadés dans le bâtiment, contre la dictature militaire. Le mouvement de protestation fut rapidement réprimé par la force et dans le sang, le 17 novembre, faisant 44 morts selon un bilan officiel. « Les images des chars d’assaut entrant dans la cour de l’Institut polytechnique sont bien vivaces dans notre mémoire et nous ne laisserons personne les oublier », tel est le sentiment communément partagé par la jeunesse actuelle.

Un an après, la démocratie conservatrice d’Etat remet en selle un système d’alternance entre Constantin Karamanlis (oncle de l’actuel Premier ministre) et le socialiste Andréas Papandréou (père de l’actuel chef de l’opposition).

Le système éducatif et les réformes de l'enseignement

Jusqu’à présent, et de par la Constitution, l’enseignement en Grèce était un monopole d’Etat, aucun établissement privé n’était habilité à délivrer un diplôme reconnu. Il était gratuit (pas même de frais de scolarité), les manuels étant distribués, y compris dans le supérieur. Enfin, l’université est un « lieu d’asile » (depuis 1975, après la chute des colonels) dans lequel la police ne peut entrer qu’après autorisation du Conseil d’université (ce pouvoir lui a été ôté pendent les événements de décembre pour être transféré aux autorités policières).

Chaque année, le ministère de l’Education nationale décide du quota d’élèves admis dans chaque filière universitaire (numerus clausus) et organise un examen national d’entrée dans le supérieur. Les candidats reçus sont alors inscrits dans un établissement en fonction de leur classement et de la renommée de cet établissement. Ce peut être n’importe où sur le territoire, et dans un secteur d’études qui n’est pas forcément conforme au souhait émis par le futur étudiant. Plus une université est cotée, plus il est difficile d’y entrer. Résultat, 50 % des élèves du secondaire n’accèdent pas à l’université. La concurrence est rude !

De l’Ecole polytechnique d’Athènes, devenue aussi célèbre que Nanterre le fut jadis, on pourrait alors penser que nombre d’étudiants y sont plus pour la Sécu ou pour y militer que pour y faire des études. Pourtant, c’est l’une des plus cotées du pays et pour y entrer on peut être un voyou ou un anarchiste, mais d’un sacré niveau scolaire !

En gros, on ne rentre pas à l’université pour étudier ceci ou cela, mais prioritairement pour entrer à l’université… et on verra ensuite. La durée des études supérieures n’étant pas jusqu’à présent limitée, la Grèce est le pays d’Europe qui a la plus forte proportion d’étudiants de plus de 29 ans !
Fin 2005, le gouvernement a mis sur pied de nombreuses mesures de réforme du système éducatif, à l’image de ce qui se fait un peu partout en Europe. Une réforme de la Constitution autorise désormais l’ouverture d’universités privées. D’autres mesures se sont succédé, comme la fin de la gratuité des manuels, un nouveau système d’évaluation des enseignants… et une durée limitée pour achever ses études (trois ans de licence, deux années de mastère).

Il convient de faire un détour sur le rapport particulier de la société grecque aux études. Les familles, plus que partout ailleurs, se saignent aux quatre veines pour envoyer leurs enfants dans les écoles. Parallèlement à l’école publique, beaucoup les inscrivent dans des établissements privés qui fonctionnent le soir ou en fin d’après-midi, après le lycée, pour approfondir et réviser, et avoir ainsi plus de chances de réussir l’examen d’entrée à l’université, véritable sésame de la promotion sociale ou supposé tel. Etablissements qui servent aussi à arrondir les fins de mois des enseignants, plutôt mal payés. A la campagne, on voit des familles modestes vendre un bout de terrain pour financer des études.

Une fois à l’université, l’objectif de beaucoup est de réussir un examen permettant de rentrer dans la fonction publique. Cela fait, on figure sur une liste d’attente sur laquelle on peut rester entre cinq et dix ans… avant d’avoir le boulot (enseignant, infirmier, etc.) et oublier tout ou partie de son savoir ! Et c’est pendant ces années d’attente que de nombreux jeunes diplômés sont contraints de revenir chez leurs parents. Etudiants, du fait du mode de répartition dans tout le pays, ils ne logeaient pas dans leur famille, mais chez l’habitant (encore une source de revenu non négligeable pour des familles modestes).

La corruption

Remonter dans la liste d’attente favorise bien sûr le népotisme et les passe-droits, dans un pays où la corruption à tous les étages est monnaie courante et où, lorsqu’il ne s’agit pas de grosses affaires à un très haut niveau, cela ne choque guère et fait presque partie de la culture. Les grosses affaires, en revanche, auront été un élément constitutif de la compréhension d’une bonne partie de la population vis-à-vis de la révolte des jeunes. Il y avait eu, l’an dernier, l’incapacité du gouvernement à contenir des incendies dévastateurs, dans lesquels au moins 67 personnes étaient mortes et 642 000 hectares de terres agricoles et des forêts avaient été détruits, en partie à cause du manque de moyens accordés aux sapeurs-pompiers. Et puis l’absence réelle d’indemnisations et de réhabilitation des domaines brûlés, à cause des pressions exercées par des investisseurs lorgnant sur ces terres agricoles, dont on soupçonne nombre d’entre eux d’être à l’origine des mises à feu.

Dans les semaines qui ont précédé la mort d’Alexis, les journaux ont été pleins du dernier scandale gouvernemental, une opération lucrative réalisée par le plus grand monastère du Mont Athos, qui implique au moins trois principaux collaborateurs du Premier ministre et auraient eu un coût public plus de 100 millions d’euros (voir encart).

Le mouvement, qui n'a rien à voir avec celui des banlieues en France en 2005

En riposte aux projets de réforme, depuis 2 ans, grèves et manifestations étudiantes parsèment l’année universitaire. En 2006, plus de 200 universités ont été occupées pendant des mois, avec des manifestations parfois violentes. En mars 20O7, le mouvement a repris avec, en plus, la participation de nombreux enseignants. Tandis que le gouvernement justifie les réformes par la nécessité d’économies, on constate que le centre-ville d’Athènes est plein de boutiques de luxe ; que les galeries marchandes poussent comme des champignons dans les banlieues. Les jeunes voient leurs parents se débattre afin de joindre les deux bouts pendant qu’eux-mêmes travaillent d’arrache-pied à l’école, pour finalement ne pas réussir à obtenir un emploi, un appartement, des soins médicaux décents.

Début 2008, deux journées de grève générale ont été particulièrement bien suivies contre la suppression de la retraite anticipée pour les professions les plus pénibles, avec chaque fois des manifestations rassemblant un million de personnes dans tout le pays.

Que les manifestations qui ont suivi la mort d’Alexandros aient donné lieu à des affrontements violents n’est pas de nature à étonner qui que ce soit. La violence de la police n’est pas nouvelle, simplement, les précédentes et récentes victimes étaient surtout des immigrés ou des Roms. Et, comme d’habitude lorsqu’il y a des bouleversements sociaux, l’extrême droite s’est renforcée (aux dernières élections, le parti d’extrême droite Alarme populaire orthodoxe a recueilli 10 sièges, avec 3,80 % des voix) (4). Mais certains pensaient que ceux qui lançaient des cocktails Molotov et résistaient aux flics se limitaient aux « anarchistes du quartier d’Exarchia » à Athènes. Ce n’a pas été le cas. La révolte a gagné toute la ville, et surtout tout le pays, y compris les îles.

Beaucoup de comparaisons ont été faites avec les émeutes qui secouèrent les banlieues en 2005 dans la région parisienne. Or, à moins de s’en tenir à de vagues banalités sur « le système qui provoque des révoltes » et à une adhésion spontanée de sympathie vis-à-vis de « tout ce qui bouge », il y a peu de choses communes à ces deux mouvements. L’organisation de l’espace urbain en Grèce n’a pas encore totalement achevé le processus de fabrication de ghetto par classe sociale, origine et autre. Nombre de gens différents se croisent encore dans un même quartier, ce qui, évidemment, rend plus faciles l’extension et la compréhension d’un mouvement. Ajoutons à cela la politisation, c’est-à-dire l’expression autonome du mouvement. Autant la révolte des banlieues parisiennes n’a pas verbalisé sa révolte, et n’a pas cherché à parler à d’autres secteurs de la société, autant celle de Grèce n’a cessé de le faire et en des termes particulièrement clairs politiquement : contre le capitalisme, pour l’internationalisme ; contre les dictatures, le racisme et l’exploitation des travailleurs. D’emblée s’est posée la nécessité de se lier avec d’autres parties de la population, ce qui n’a pas existé en France en 2005. C’est que, malgré ce que nous avons dit plus haut sur la déstructuration de la société grecque, cette dernière n’est pas achevée, et des liens sociaux forts existent encore entre un jeune urbain, sa famille en campagne ou dans une autre ville, ses copains de quartier ou de village qui ne sont pas entrés à l’université. Il faut ajouter à cela que la jeunesse grecque est probablement la plus politisée d’Europe, dans un pays où la politique imprègne toute l’Histoire, et où révoltes et résistances font partie du patrimoine et des habitudes. Il est une tradition, pourtant, avec laquelle la jeunesse grecque a rompu au cours de ces dix dernières années : l’Eglise… au grand dam d’une orthodoxie demeurée toute-puissante.

Ces jeunes si près de renverser le gouvernement grec ne sont pas un monde séparé du reste de la société. Beaucoup d’entre eux sont les fils et filles d’une classe moyenne modeste, choqués par l’assassinat de l’un des leurs, dégoûtés par l’incompétence et la corruption du gouvernement, irrités par la réforme du système éducatif, effrayés à la perspective de devoir travailler encore plus dur que leurs parents.

C’est pour cela que, progressivement, par-delà les affrontements de rue largement décrits et commentés, d’autres types d’action se sont mis en place, en particulier vis-à-vis de l’« opinion », avec des occupations de médias et de lieux publics. Les divers communiqués parus un peu partout montrent également que nous sommes loin des révoltes des banlieues en France en ce qui concerne l’expression et les intentions du mouvement (voir les deux encarts).

Rien ne sert, en revanche, de tirer la corde du côté de la mythologie barricadière ou insurrectionnelle. Nous sommes toujours, hélas, très loin du « soulèvement général contre la terreur d’Etat » dont une organisation libertaire française a caractérisé les événements, dès les premiers jours.
Le mouvement continue d’avoir beaucoup d’ennemis, et puissants ! Ainsi, la grève générale du 10 décembre fut une tentative du Pasok et du Parti communiste pour construire un contrefeu au mouvement qui se développait, en le canalisant sur la seule revendication de la démission du gouvernement et de l’organisation de législatives anticipées. L’opération a pour l’instant échoué, mais elle sera renouvelée n’en doutons pas, car le KKE reste très puissant et surfe toujours sur la mythologie de la résistance au fascisme. D’autant que le mouvement ne pourra pas éternellement se contenter d’informer, d’occuper, en gros de « dire ». Il faudra bien, pour survivre, qu’il se pose la question de l’outil de production, et ce dans une économie très largement « de services ». La liaison avec ce qui subsiste de secteur primaire sera, de ce point de vue, déterminante.

Un autre espoir : si la politisation d’une partie de l’immigration albanaise est aussi forte qu’elle le paraît, ce mouvement ne manquera pas d’avoir des répercussions en Albanie même.

JPD
27 décembre 2008

NB : Les encarts ne sont pas en ligne

Notes :
(1) Concernant les liens orageux et souvent « sauvages » avec la Turquie, on lira le roman de Kazantzaki La Liberté ou la Mort, qui montre à quel point ces rapports étaient complexes, faits de haines mais aussi d’attirance, entre ces deux peuples parfois si semblables, hormis le poids de la religion. C’est pour cette raison que les manifestations de solidarité avec le mouvement de décembre en Grèce qui se sont déroulées à Istanbul à l’initiative d’anarchistes turcs sont particulièrement importantes.

(2) Voir ou revoir à ce sujet le film de Costa-Gavras Z.

(3) Une sorte de répétition de ce qui se fera au Chili quelques années plus tard.

(4) La droite de Karamanlis, 41 %, 152 sièges ; le Pasok de Papandréou, 38 %, 102 sièges ; le Parti communiste - KKE, 8,1 %, 22 sièges ; et SY.RIZ.A – coalition de la gauche de la gauche –, 5 % et 14 sièges.

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7 Messages

  • Ces jours sont les nôtres

    13 janvier 2009 19:49

    Pour qu’on puisse parler de révolution sociale il faudrait qu’on assiste à des occupations d’entreprises . Or dans un pays où les entreprises sont essentiellement de petites entreprises apartenant au secteur tertiaire çà n’a pas le même effet que l’occupation d’usines. D’autre part , comme on l’a vu en Argentine , les occupations autogestionnaires ne sont pas suffisantes pour faire vaciller le capitalisme. Les capitalistes ont attendu que la tempête passe puis ils ont récupéré les entreprises au mieux les coopératives qui ont pu survivre se sont intégrées au capitalisme. Même dans les quartiers les assemblées populaires ont été petit à petit désertées par la population . Il faut l’admettre c’est plutôt décourageant. Je me demande donc quelle peut être l’étincelle qui peut faire s’effondrer le capitalisme et amorcer à une révolution libertaire.

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    • Ces jours sont les nôtres 14 janvier 2009 05:49

      Des éléments de réponse sont dans ce texte quant à l’évolution vers une révolution sociale :

      • une liaison avec le secteur agricole : la question agraire, propriété terrienne, et appropriation de la production agricole
      • l’extension internationale, via l’Albanie ou autre, tant est improbable une "révolution dans un seul pays", malgré le niveau de radicalité et de rupture, comme l’a effectivement montré cette dernière décennie en argentine...
        Effectivement, ça peut prendre un peu de temps.
        En Grèce, ça fait que 3000 ans que le processus a démarré, et c’est pas toujours un cheminement linéaire... !
        Zénon

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    • Ces jours sont les nôtres 14 janvier 2009 10:59, par jpd

      Il me semble que si, déjà, ce qui se passe en Grèce (ou s’est passé, on verra) se produisait dans une dizaine d’autres pays pas trop mal situés stratégiquement, ça serait une avancée encourageante ! Même s’il s’agit de simples occupations autogestionnaires (où prétendues telles) et de petites entreprises du secteur tertiaire (n’oublions pas que dans ce secteur il y a eu une prolétarisation accélérée ces dernières années) . Ce ne serait sans doute pas pour autant une révolution sociale, dont nous ne savons d’ailleurs pas ce qu’elle serait, mais un pas en avant et une situation bigrement agréable à vivre ! Evidemment il ne faut pas se fixer seulement sur les belles images de manifs enflammées et d’insurrections hypothétiques, même si cela est jouissif. C’est bien sur les lieux de production et dans les quartiers que tout se joue. Et c’est vrai que souvent ces assemblées se désertifient peu à peu laissant s’affronter les plus motivés mais aussi souvent celles et ceux qui cherche le pouvoir (les groupes politiques). Et parfois le retrait peut être un acte plus actif qu’on ne le croit.
      Bon salut !

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    • Ces jours sont les nôtres 15 janvier 2009 14:46

      Rien à voir avec le sujet, c’est tout simplement pour dire que c’est génial de pourvoir enfin s’échanger des idées et des expériences. C’était déjà le cas avec le site de l’endehors il est dommage que la FA soit toujours aussi ringarde

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      • Ces jours sont les nôtres 16 janvier 2009 04:08

        Je ne sais pas si l’on peut parler de début de processus révolutionnaire en Grèce. C’est peut-être prématuré. En tous cas l’histoire nous a au moins appris une chose : on ne sait pas ce qu’il peut advenir (d’une situation donnée, d’une dynamique sociale….).
        C’est pourquoi au mieux on peut avancer quelques hypothèses.

        Les caractéristiques du mouvement de révolte en Grèce de ces dernières semaines.

        • Une révolte générale de la jeunesse scolarisée contre la police : les éléments les plus massifs ont été les lycéens, parfois très jeunes ; partout y compris dans de toutes petites villes, l’ensemble des lycéens sont sorti dans les rues, ont encerclé le commissariat local, ont enlevé les drapeaux… L’identification avec la victime a été l’élément déclencheur.
        • Cette révolte s’est ensuite et rapidement étendue à d’autres acteurs sociaux, qui avaient les mêmes raisons d’en vouloir à la police : jeunes non-scolarisés, étudiants, immigrés ont été les catégories qui se sont le plus battues dans les rues et participé à des actions de destruction et de pillage.
        • Une révolte qui s’est élargi à une bonne partie de la population, les "adultes", cette partie, la plus nombreuse, qui s’est jointe aux manifestations, sans casser, sans s’affronter aux flics, mais en étant là, en occupant les rues, en exigeant le désarmement de la police, la fin des harcèlements et des contrôles, en disant qu’ils ne sont pas solidaires des jeunes mais qu’ils sont dans le même mouvement de révolte, qu’ils dont bien eux aussi en lutte pour les mêmes exigences.

        Ensuite il y a eu de multiples tentatives d’élargissement et d’approfondissement de la rébellion.

        • Par un travail d’explication, notamment les prises de paroles "sauvages" par l’occupation des studios de radios ou TV locales ou bien les prises de micros des équipements de sonorisation installés un peu partout dans les villes ou les quartiers pour les fêtes de fin d’année et de Noël.
        • Par des tentatives d’élargissement sur les thématiques : par exemple lors de l’occupation du siège de la confédération syndicale, en abordant la question de l’exploitation, des accidents du travail, en déclarant que les travailleurs devaient prendre leurs affaires en main, en se passant des jaunes et des collabos, en s’auto-organisant à la base.
        • Par de multiples actions prolongées du type occupation de mairies ou de locaux culturels visant à donner non seulement une localisation, une proximité et une visibilité au mouvement mais de l’ouvrir à d’autres thématiques que le face-à-face avec la police et la lutte contre l’Etat répressif. Les appels aux habitants à se rassembler, à s’assembler sur le mode de l’Agora (on est en Grèce…), c’est créer des situations inédites permettant à d’autres, aux voisins, à ceux qui n’avaient pas encore pris la parole de le faire, de construire ainsi des sphères d’interlocution dans lesquelles des revendications (sociales, locales…) se formulent, une puissance sociale s’affirme, des modes de subjectivation se mettent en place, et où de manière coextensive se pose les questions autour de la démocratie, du pouvoir, du contrôle ou de la dénonciation des élus, c’est à dire de la représentation, de la délégation.
        • En mettant rapidement la question des "marges sociales", des sujets "périphériques" c’est-à-dire leurs figures (immigrés, prisonniers…) au centre de la problématique de la révolte en affirmant par des actes et des prises de paroles l’unité, la solidarité, l’égalité de tous avec tous, sans distinction de qualité.

        Tous ces éléménts concourent à penser que cette révolte a acquis les traits d’un mouvement social et politique de caractère global.
        Global mais peut-être pas véritablement généralisé. Et c’est là sans doute sa principale limite.

        Enfin je suis d’accord pour dire qu’un mouvement acquiert une dimension révolutionnaire quand en plus d’une contestation politique suffisamment puissante pour devenir instituante-désinstituante, il commence à prendre en charge l’ordre de la production des biens pour l’arracher de la sphère de la nécessité et l’élever à celle de la liberté, par exemple par l’élaboration et la mise en discussion d’un certain nombre d’idées quant à ses modalités, à ses contenus, à ses degrés de nécessité et d’utilité donc, afin que tout ceci soit bien l’objet de choix, de décision, autrement dit soit pleinement incorporé dans l’espace du politique.

        JF

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        • Ces jours sont les nôtres 23 janvier 2009 20:16, par leopaulbilski

          çà pète en grèce, çà pète en islande, çà pète en guadeloupe, que peut-on faire pour montrer notre soutien à ses peuples autre que faire la même chose qu’eux bien entendu. Déjà çà vaudrait le coup d’informer la population à l’occasion des différentes manifestations qui auront lieu le 29 janvier. Il est tend de rendre à la manifestation son vrai sens un lieu de communicaton et de discussion entre les travailleurs et non la marche des pingouins qui ne fait plus peur à personne ou du moins donner la possibilité dediscuter de la suite du mouvement aprés les manifestations

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