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Situation explosive en Thaïlande

mardi 30 décembre 2008, par Courant Alternatif

« La Thaïlande au bord de l’anarchie », titrait le Bangkok Post du 8 octobre 2008. Loin d’être une alléchante promesse, le journal rapportait les violents affrontements entre la police et des opposants au gouvernement et parlait de la situation chaotique du pays. Comment la Thaïlande en est arrivée à cette situation complexe ?


Quelques rappels historiques

Le royaume de Siam devient en 1949 la Thaïlande, nom qui signifie « pays libre », fort d’avoir évité la colonisation de l’Occident. Bangkok en profite pour être déclarée capitale. Le régime est une monarchie qui passe d’absolue à constitutionnelle en 1932. Le roi actuel, Bhumibol Adulyadej (nommé Rama IX), est en exercice depuis soixante et un ans et influence toujours énormément la vie politique thaïlandaise.
Le Premier ministre et son gouvernement sont quant à eux élus au suffrage universel. En 2001, Thaksin Shinawatra et son parti de centre droit Thai Rak Thai (« Les Thaïlandais aiment les Thaïlandais », vaste programme) remportent les élections. Le Parti démocrate (Phak Prachatipat), le plus ancien parti, à tendance monarchiste et conservatrice, est alors dans l’opposition.
Thaksin (1) lance de vastes campagnes, en particulier pour les paysans, la santé, l’éducation et une politique ultrarépressive contre la drogue. Il subventionne et développe le microcrédit dans les villages, en particulier dans le Nord-Est et le Nord, régions très pauvres et rurales. Shinawatra acquiert donc une base d’électeurs assez importante et très fidèle. Il a en effet aussi rendu accessibles les visites médicales aux plus pauvres (30 baths par visite, environ 60 centimes d’euro) dans un pays où la Sécurité sociale publique n’existe pas. Thaksin lance un projet censé promouvoir la création d’écoles de « prestige » dans les quartiers pauvres. Ces mesures lui vaudront d’être réélu en 2005. Cependant, à ce moment deviennent flagrants la corruption (alors que les élections de 2001 avaient été vues comme les plus dégagées de corruption depuis qu’il y en a), les conflits d’intérêts (Thaksin et sa femme ont la plus grosse fortune du pays, ils détiennent un grand groupe de médias, une société informatique qui a équipé nombre d’écoles et d’établissements publics, une entreprise de téléphonie mobile, des banques et d’autres affaires plus ou moins douteuses), les médias muselés, le respect des droits de l’homme très relatif (en particulier sur la campagne antidrogue, qui a vu de nombreux morts sous les coups de la police, même si Thaksin, ancien flic lui-même, n’est d’après enquête pas impliqué directement dedans), et d’autres faits tout aussi sympathiques qui entament sévèrement sa cote de popularité et mènent au coup d’Etat de septembre 2006.
Pendant que Thaksin est à New York, l’armée investit Bangkok avec la bienveillance du roi. Le coup n’est pas violent (si on considère que se réveiller avec des blindés et des soldats en armes sous la fenêtre n’est pas violent), et la population semble même l’accepter avec bonhomie. Le TAT est interdit et un gouvernement provisoire se met en place avec la promesse d’élections prochaines. Ce gouvernement, proche du roi, composé de civils et de généraux, s’empresse de suspendre les mesures de Shinawatra – même le financement public par la Loterie nationale, qui devient illégale pour « protéger les Thaïlandais du vice du jeu » (les Thaïlandais sont très friands de jeux et de paris, comme le montrent l’ambiance des matches de Muay Thai et la multitude d’arènes pour combats de coqs) ; mais de cette période de relatif immobilisme ressort une Constitution, bien qu’elle limite le pouvoir civil face à celui de l’armée.
Des élections sont finalement organisées en décembre 2007 et voient l’élection d’un gouvernement... pro-Thaksin, le Parti du pouvoir du peuple (le PPP) (2). En effet, les régions du Nord, du Nord-Est, de l’Est et du Centre restent nostalgiques de la figure de Shinawatra, même si ce dernier n’a plus aucun pouvoir officiellement. Samak Sundaravej, nouveau Premier ministre, sera alors considéré comme un pion symbolique.
Parallèlement, le People’s Alliance for Democracy (PAD, Alliance pour la démocratie) qui a participé à la destitution de Thaksin gonfle ses rangs. A l’origine mouvement qui s’oppose à la corruption massive du gouvernement de Shinawatra, son but devient flou après le coup d’Etat. Bien que Thaksin soit officiellement hors du jeu politique, il contrôle à distance les décisons grâce à son poulain et ses alliés.
Le PAD est composé de courants très divers ; on y trouve aussi bien des monarchistes, des nationalistes, des conservateurs, des syndicalistes, des étudiants... Il est par ailleurs particulièrement soutenu, à Bangkok, par les classes moyennes et bourgeoises qui ne veulent plus entendre parler de Thaksin. Les raisons de l’opposition parmi les composantes aussi hétéroclites de ce mouvement sont trop différentes pour qu’on puisse parler d’unité stable. Par exemple, on peut trouver parmi les leaders un homme d’affaires anciennement allié avec Thaksin (qui n’a pas eu le même succès puisque le politicien lui a racheté ses propriétés en difficulté pour composer un énorme empire médiatique), un ancien général très proche de lui par le passé, un ancien militant marxiste... Le PAD sait qu’en cas d’élection la majorité des votes sera systématiquement en faveur des proches de Thaksin tant que les paysans voteront, elle propose donc d’écarter du vote les « ignorants » au profit des « instruits » – voilà comment ressort le mépris des classes élitistes envers les plus pauvres et leur acceptation de l’Aliance pour la démocratie seulement tant qu’elle va dans le sens voulu. Les sympathisants du PAD ont cependant juste envie d’un changement, et n’adhèrent pas forcément à ce discours.

La crise politique s’amplifie

L’été dernier, tout s’accélère. Les Shinawatra se réfugient le 11 août en Angleterre où ils demandent l’asile politique pour éviter la prison. Ils en profitent, soit dit en passant, pour faire du shopping et acheter l’équipe de football Manchester United. A Bangkok, le 26 août, les jardins du siège du gouvernement sont pris d’assaut, un large village se forme entre le zoo et le Democracy Monument (un quartier névralgique de la ville), les aéroports sont occupés, de nombreuses routes coupées, et il y a la même agitation en province. Le 29 août, la police tente d’évacuer les manifestants, mais n’y parvient pas et abandonne. Le secrétaire général de la centrale syndicale des entreprises d’Etat parle de lancer une grande grève, et ce même si l’état d’urgence est déclaré (il interdit la grève et les manifestations) : « Quand un gouvernement abuse de son pouvoir, le peuple a le droit de réagir par la désobéissance civile », déclare-t-il.
Le 1er septembre, dans la nuit, un commando de l’UDD (Front uni de la démocratie contre la dictature, un groupe progouvernemental soutenant Thaksin et Samak), vêtu de rouge pour contraster avec le jaune du PAD, tente de pénétrer dans le campement ; il se bat violemment à coups de barres de fer et de machettes avec le service d’ordre du PAD qui le repousse finalement, tuant un homme de l’UDD avant que la police n’intervienne. L’implication du gouvernement dans cette action violente n’est donc pas à exclure.
Cette nuit sanglante a pour conséquence la mise en place de l’état d’urgence par Samak. Ce dispositif interdit le rassemblement de plus de cinq personnes, la subversion dans les médias et autres libertés. Au lieu de l’utiliser pour disperser le village du PAD, il permettra l’arrestation de syndicalistes et d’activistes. La grève n’est finalement que partiellement suivie, de par l’intervention de l’armée sur certains sites, et peut-être surtout par la participation moins suivie des ouvriers, encore attachés à Thaksin.
D’autre part, le Premier ministre, qui a une émission de cuisine sur une chaîne télévisée privée, est accusé de corruption... parce qu’il en reçoit un salaire et qu’il lui est interdit de recevoir de l’argent d’entreprises privées. Il est également accusé de fraude électorale. Samak est donc évincé de son poste, à la satisfaction du PAD. Mais la joie de ce parti est de courte durée car les élections du 19 septembre donnent la place à Somchai Wongsawat... beau-frère de Thaksin !
La protestation s’amplifie donc, et le 6 octobre le PAD, échauffé par l’arrestation, le 3, de deux de ses dirigeants, encercle le siège du Parlement, en attendant la venue du nouveau Premier ministre, prévue le 7 où il doit prononcer son discours d’orientation générale. Après de grandes difficultés pour tenir la séance, Somchai s’envole pour l’ancien aéroport de Bangkok, transformé en siège du gouvernement depuis l’occupation de ses locaux dans la ville.
La police chargera sans grande douceur, et on dénombrera des centaines de blessés et deux morts. Les forces de l’ordre, quant à elles, subissent quelques blessures par balles.
Malgré ce petit incident (hum !), Somchai veut être l’« homme de la réconciliation ». En attendant, les cartes sont toutes brouillées et on compte les jours qui mettront fin à cette situation chaotique.

La dispute du temple Preah Vihear

Un temple khmer et quatre kilomètres carrés de territoire entre la Thaïlande et le Cambodge ont rajouté à la crise ambiante. L’UNESCO a en effet classé ce monument dans le patrimoine mondial en juillet, ce qui a ravivé les tensions endormies entre les deux pays. Cette zone est en conflit depuis très longtemps, mais le ministre des Affaires étrangères thaïlandais, sous le gouvernement Thaksin, avait signé un contrat cédant le temple au Cambodge. Ce ministre a pour cela été remercié par un repos forcé. Coïncidence ? Il semblerait que Thaksin fasse contruire au Cambodge un immense et luxueux hôtel...
Mais le classement du temple au patrimoine mondial a déclenché des manifestations hystériques teintées de nationalisme thaï. Le 15 octobre, des affrontements entre les armées des deux pays ont abouti à deux soldats cambodgiens tués et sept Thaïlandais blessés. Cette affaire a pris des proportions inquiétantes, et on aurait pu craindre un grave conflit entre les deux pays, mais la Thaïlande n’a pas continué à pousser la démonstration de sa force militaire et a consenti à discuter de résolution pacifique du conflit.
Cette affaire ne venait-elle pas à point pour détourner les regards de la crise thaïe en exacerbant le sentiment patrio-nationaliste du peuple ?

Situation explosive au sud

La Thaïlande a comme religion officielle le bouddhisme (les bandes blanches sur le drapeau le symbolisent), mais 4,6 % de la population est musulmane, et se concentre essentiellement dans la bande de terre au sud, près de la Malaisie. Les villages sont formés de communautés religieuses et ethniques (les musulmans sont souvent d’ethnie malaise et parlent un dialecte propre) et sont relativement autonomes par rapport au reste du pays. Depuis les années 70, on remarque une violence dirigée contre les symboles de l’Etat (des attentats contre des lieux publics, par exemple) par des groupes séparatistes, mais le gouvernement de Thaksin a fait monter d’un cran la tension, notamment en réduisant encore cette autonomie par des mesures administratives. En 2004, une manifestation musulmane à Tak Bai fera 87 victimes dans leurs rangs. Depuis 2005, l’état d’urgence est déclaré (dans le contexte des attentats islamistes), ce qui empêche toute poursuite contre le comportement des policiers et des militaires... lesquels profitent de cette impunité. Entre 2004 et 2006, on dénombre paraît-il 1 300 morts. Un avocat musulman est enlevé par l’Etat... La région du Sud est alors en proie aux violences quotidiennes dans les deux camps. Des moines bouddhistes sont souvent massacrés et décapités. Et, dans ce contexte, il semble que des tiers enveniment encore la situation pour monter les deux communautés l’une contre l’autre (3), que les deux populations en soient victimes et soient manipulées, car il n’est pas avéré que le conflit entre elles soit vraiment religieux ou ethnique. Les deux communautés peuvent d’ailleurs vivre ensemble, comme le montre le village de Rotanbatu, surnommé « village des veuves ». Les femmes dont les maris ont péri se retrouvent à vivre solidairement, sans haine.

L’armée a actuellement l’air de vouloir calmer les conflits en distribuant nourriture et aide médicale dans les villages, mais elle entraîne aussi les villageois bouddhistes à la défense armée. Cette situation de poudrière aggrave encore la très sérieuse crise de l’économie, basée en partie sur le tourisme (Phuket, par exemple, est un site très touristique près des régions insurgées). Les exportations de riz sont en baisse, la violence ne favorise pas le tourisme), et il ne semble pas y avoir beaucoup d’espoir de résolution du problème.

Quel avenir pour la Thaïlande ?

La continuité de la droite affairiste corrompue ? Difficile à imaginer étant donné la violence de l’opposition. La prise du pouvoir par des antidémocrates royalistes ? Pravit Rojanaphruk écrit dans The Nation que le conflit entre le gouvernement et le PAD « n’est rien d’autre qu’une lutte des classes entre deux partis opposés », ce qui pourrait être un juste résumé de la situation. Quelle autre solution ? Le parti d’opposition conservateur ? Le retour à un régime plus monarchiste et autoritaire ? L’extension de l’emprise de l’armée ? Un nouveau coup d’Etat ? Fortement possible : l’armée a une certaine habitude du coup d’Etat ; même si elle prétend vouloir rester en dehors du duel gouvernement-PAD, elle est très proche du roi et ne semble pas vouloir obéir au Premier ministre. Peut-on voir une émergence de la gauche ? Ou, dans une optique extrêmement optimiste, la crise pourrait-elle déclencher une prise de conscience, par exemple dans les campagnes, vers une société plus libertaire ? On ne peut que souhaiter cette dernière hypothèse ! En attendant, Thaksin prépare son retour...

S.

1. En Thaïlande, on désigne les personnes par leur prénom.
2. Le PPP est en fait la refondation du TRT. Thaksin a installé comme dirigeant son poulain, qualifié de « marionnette » par bon nombre de journalistes. Le PPP siège au même endroit que le TRT, et ses membres revendiquent l’héritage de Thaksin qui est malgré tout toujours très populaire dans la classe prolétaire. L’opposition conservatrice a essayé, sans y parvenir, de faire annuler le résultat de l’élection du PPP, en janvier, en l’accusant d’achat de voix et de similitude flagrante avec le TRT interdit d’existence.
3. Voir l’article de P. Victor sur http://raforum.info/article.php3?id...
A consulter aussi, sur Internet : les articles de X. Monthéard, A. Dubus et J.-C. Pomonti (http: //blog.mondediplo.net/-Planete-Asie-) ; les sites (en anglais) des quotidiens The Bangkok Post et The Nation.

P.-S.


Vendredi 28 novembre
Aujourd’hui, le siège de la chaîne de télévision appartenant à la PAD, ASTV, a subi pour la seconde fois un attentat à la bombe, blessant légèrement un présentateur. Un garde de la PAD a riposté au pistolet contre les agresseurs anonymes qui ont pris la fuite en bateau. Les échanges de coups de feu ne sont pas rares. Ce mardi, sur les routes menant aux aéroports, les manifestants du PAD ont tiré sur des partisans progouvernement qui leur avaient, selon eux, lancé des pierres. Le PAD a ensuite essuyé des explosions de grenades. Une trentaine de blessés. Les manifestants se sont dirigés vers le nouvel aéroport international avant de le bloquer complètement. Depuis, la PAD occupe les locaux « jusqu’à la démission de Somchai », ce qui n’est pas de l’avis du Premier ministre qui compte fermement rester en place. Pour l’instant, la police n’a pas réussi à les déloger, mais le PAD a semble-t-il subi d’autres attaques armés.
Les rumeurs de coup d’Etat très prochain peuvent être prises très au sérieux, même si l’armée prétend toujours vouloir rester en dehors du conflit.

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