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A bas la hiérarchie ! Vive l’autonomie !

Réflexions autour de l’après-68

samedi 11 octobre 2008, par Courant Alternatif

Mai 68 vient d’être salué en fanfare et de multiples façons en France pendant plusieurs mois (pour ne parler que de l’écrit, 150 livres ont été publiés et la plupart des journaux ont réalisé un numéro spécial sur le sujet). Nombre de ses aspects qui avaient été censurés lors des commémorations précédentes ont, à l’occasion de ce quarantième anniversaire, heureusement été rappelés, en particulier concernant la participation ouvrière et paysanne au mouvement de mai-juin 1968 ainsi que ses fondements libertaires1. Toutefois, la contestation de l’ordre qui s’est exprimée alors (notamment à travers les comités d’action) et les grosses mobilisations des années suivantes ont eu en commun deux aspects fondamentaux qui méritent d’être davantage soulignés, dans une optique de changement révolutionnaire : ici comme là, il y a en effet eu critique de l’autorité et expérimentation d’alternatives anti-autoritaires.


Les tenants du pouvoir ne s’y sont pas trompés, et, de même qu’ils ont veillé depuis quarante ans à nous présenter un Mai 68 déconnecté des luttes sociales l’ayant précédé (ce mouvement serait donc né de rien, magiquement ?), ils l’ont « fêté » en gommant avec soin le rejet viscéral de la hiérarchie et la recherche d’une autonomie individuelle et collective qui en avaient été les moteurs (pour les attribuer au mieux à une poignée d’« anarchistes » s’agitant dans les facs) – et ce, après avoir remis, bien sûr, en selle pendant les « événements » les directions syndicales, interlocuteurs indispensables au maintien du statu quo.
Mai 68 puis les dynamiques des années 70 ont pourtant constitué une évidente réaction contre l’hyperhiérarchisation de la société française dans tous les domaines, qu’ils soient d’ordre public ou privé (omnipotence du patron, de l’Etat, du mari, du père…). Ses structures, à la fois de classe et patriarcales, forçaient dans les boîtes les masses laborieuses à la soumission envers l’encadrement ; mais aussi, dans les foyers, les femmes à celle envers les hommes, les enfants à celle envers les adultes. Ce quotidien étouffant a été contesté de façon de plus en plus radicale vers la fin des années 60 ; et le carcan moral, solidement bâti et maintenu par l’Eglise catholique, qui emprisonnait chacun et chacune dans un statut et un rôle social a été secoué au point d’entraîner d’importantes modifications dans tous les rapports humains en une simple décennie. La « prise de parole » opérée en 68 dans la rue comme dans les entreprises ou les universités, quand la grève s’est généralisée, a correspondu à une forte aspiration anti-autoritaire ; et le questionnement sur l’ensemble des relations sociales qui en a surgi a débouché sur des tentatives d’autogestion de sa vie comme du devenir de la société (à partir de sa maison, sa rue, son quartier, son lieu d’activité…). Le processus de rupture globale enclenché a été suffisamment puissant pour que tout retour à l’état antérieur apparaisse impossible jusque dans les rangs ennemis. Aussi, quand il s’est arrêté, à l’été 1968, une grande partie de ses acteurs et actrices a cherché à le poursuivre au moins sur un terrain ou l’autre, par un biais ou l’autre, tandis que dans les sphères du système politique et marchand on s’activait à colmater les dégâts subis dans ses fondements par un savant mélange de répression et de récupération de la contestation (en déformant le message de celle-ci, via les réécritures opérées par la pub pour vendre tel ou tel produit, les textes législatifs ou réglementaires censés satisfaire certaines revendications exprimées, les propos de faussaires servis par la clique politicienne et médiatique…). Mais, sous l’effet conjugué de divers facteurs qu’il paraît urgent de réexaminer, la lutte anti-hiérarchique et les pratiques d’action directe ont, vers la fin des années 70, perdu de leur attrait jusque dans les milieux révolutionnaires, alors qu’elles demeurent les conditions d’une véritable rupture avec l’ordre établi.


La compétence
comme socle de l’inégalité

Concernant la hiérarchie sociale, parmi les questions d’importance posées voici quarante ans, on en retiendra surtout une : celle de la compétence, car c’est sa valorisation qui conditionne partout dans le monde, aujourd’hui comme hier, la place secondaire accordée aux manuel-le-s et leur savoir-faire par rapport aux intellectuel-le-s et leur savoir… et qui, plus largement, y détermine l’ordre des valeurs – pour l’essentiel celles des hommes blancs occidentaux, les « décideurs ». Que sont les travaux assurant une agriculture de subsistance à des populations imparfaitement « modernisées » (puisque non encore réduites à la pure logique du profit par la mondialisation du capitalisme), sinon des activités classées comme subalternes quoique vitales pour ces populations ? (De la même façon, si les « arts primitifs » des autres continents ont été joliment repeints en « arts premiers », l’aune à laquelle ils sont appréciés demeure bien évidemment celle de l’Occident en matière artistique.) Que sont les tâches domestiques, toujours dévolues aux femmes sur cette planète (même si une-part-des-hommes-y-participe-dans-une-petite-partie-de-la-Terre – au titre d’une aide bien plus que d’un partage), sinon des activités classées pareil quoique indispensables à tout être et toute collectivité (à des degrés divers…) ?
La compétence s’avère déterminante sur deux plans : celui du pouvoir et celui du revenu. L’organigramme des postes dans les entreprises a en effet là une retombée directe : selon la logique dominante, rémunération et responsabilités sont fonction du niveau des diplômes et de la part de créativité exigés dans un emploi. En gros, on le sait, plus on a « fait des études », et plus on a d’autorité et d’argent. Pourtant, en quoi ceux et celles qui ont eu les moyens d’apprendre à leur guise, afin d’obtenir un travail les intéressant et leur offrant un enrichissement intellectuel, méritent-ils ou elles de gagner (bien) davantage que d’autres ayant eu pour seule perspective d’entrer dès le plus jeune âge dans la « vie active », en acceptant n’importe quoi pour s’en sortir ou aider leur famille à y parvenir ? Pourquoi les boulots les plus ingrats, sales, fatigants (ceux que personne ne veut effectuer) doivent-ils être (beaucoup) moins payés que les fonctions créatives, ludiques et valorisantes ? Parce que la tâche de création prévaut sur la tâche d’exécution dans la répartition des prérogatives et des salaires, nous assène-t-on comme une évidence dès le berceau.
Mais, déjà, pour quelle raison la compétence dans un secteur donné (scientifique, technologique…) devrait-elle conférer un pouvoir ? Ce point gagnerait à être regardé de plus près, l’expérience autogestionnaire menée au Commissariat à l’énergie atomique de Saclay en Mai 68 le montre par exemple bien : comme l’assemblée générale et le comité central d’action n’y ont alors pas débattu « la question politique de définir précisément sur quelles décisions, ou sur quelles modalités d’une décision, le recours à la compétence est pertinent et légitime », une fois le bureaucrate déboulonné, « le savant, qui était souvent la même personne, a pu conserver son pouvoir, y compris en des matières n’ayant rien de scientifique2 » – et sans, de plus, que la très large hiérarchie des salaires existant dans ce centre du CEA et les finalités de ses recherches, portant pour l’essentiel sur l’énergie nucléaire et ses applications militaires (!), aient été remises en cause…
Ensuite, qu’est donc un « créateur », sans exécutant(s) ? Et existe-t-il un travail d’exécution et un travail de création « purs » ? D’une part, la mise en œuvre d’un concept oblige souvent la personne qui en a la charge à avoir elle-même une certaine dose de réflexion dessus ; de l’autre, une invention est toujours le dépassement des précédentes, lesquelles sont impossibles à apprécier sur leur seul contenu théorique car leur réalisation pratique entre également en ligne de compte…
A la justification du système hiérarchique comme étant un ordre « naturel », il faut opposer les arguments de la justice et de l’utilité sociales. Dans une société (plus) égalitaire, les boulots les moins enrichissants pour l’esprit devraient être parmi les mieux payés – s’il apparaît impossible de les supprimer carrément, parce que la collectivité en a besoin. Ils pourraient être pris en charge plus largement, aussi – chacun-e son tour… Et, dans un système sans monnaie, ils devraient avoir au moins autant de valeur que les autres aux yeux de ladite collectivité, en fonction précisément de leur utilité sociale.
En 68, un certain nombre d’étudiant-e-s ont manifesté leur refus de devenir les futurs cadres de la société inégalitaire en place, un avenir vers lequel leurs études les conduisaient : ils-elles ont non seulement rejeté la course à la consommation, notamment comme facteur (encore assez relatif ?) d’intégration de la classe ouvrière, mais aussi cherché à se solidariser avec celle-ci. Et on a vu la jonction s’opérer dans une fraction de ces jeunes générations intellectuelles et manuelles – la faute à la « démocratisation » de l’Université et à l’apparition d’un nouveau type de prolétaires, du fait des trente glorieuses ? Ces étudiant-e-s et ces ouvriers-ère-s n’étaient peut-être pas assez éloignés de leurs milieux d’origine respectifs pour ne pas réagir viscéralement face à leur environnement insupportable : un peu moins bourges que la population estudiantine « traditionnelle », au royaume du mandarinat et de l’élitisme, d’un côté ; un peu trop ruraux, avec les réflexes de petits paysans face aux chefaillons, de l’autre ?
Quoi qu’il en soit, la hiérarchisation des tâches n’est de nos jours pour ainsi dire plus jamais contestée. En bonne partie à cause de la propagande capitaliste : elle s’est en effet acharnée à faire croire que le prolétariat avait disparu avec les restructurations industrielles et la tertiarisation des emplois, rendant la lutte des classes désuète. Une grossière manipulation qui ne tient cependant guère devant la réalité des chiffres : la classe ouvrière classique existe au contraire toujours en nombre, et le prolétariat s’est élargi aux bataillons de « manuel-le-s » frappant un clavier d’ordinateur dans les emplois de services et de bureau (travailler avec les mains s’accompagnant par ailleurs quand même d’une utilisation au moins minimale des méninges)3.
Tous les canaux du pouvoir nous serinent aussi depuis des décennies, ouvertement ou non, que les sociétés actuelles sont devenues, avec l’internationalisation des échanges économiques et la multiplication des superstructures étatiques, trop complexes pour qu’on puisse avoir un réel contrôle dessus, et moins encore réussir à les modifier. La présentation de la hiérarchie et de l’ordre capitalistes comme des données désormais incontournables et immuables a contribué à un certain repli sur la sphère familiale4. D’autant que nous était copieusement servi, dans la même logique, le discours voisin de la droite et de la gauche sur le travail et ses mérites ainsi que sur les mérites des gens qui travaillent – Sarkozy ne s’étant guère fait remarquer sur le sujet que par son vocabulaire outrancier.
Autant de mensonges à dénoncer comme tels : face à l’Etat et au système capitaliste d’il y a un siècle, la classe ouvrière pesait-elle tellement plus lourd que les prolétaires du xxie siècle face à l’actuelle classe dirigeante ? Ses tentatives de renverser l’ordre établi, quelle que soit la « complexité » de ce dernier, n’ont pourtant pas manqué. Ce qui a changé depuis, à la vérité, c’est bien plutôt la croyance en la possibilité de réaliser un tel objectif. L’idée de révolution sociale a été pour beaucoup reléguée aux oubliettes des utopies (ringardes) ; il s’agit de l’en faire sortir.


L’action directe
comme levier du changement

Dans les années 70, diverses dynamiques contestataires (mouvements des femmes, des homosexuel-le-s, écologiste, antimilitariste, communautaire…) ont tenté de peser suffisamment sur une société française autoritaire et sclérosée pour la forcer à se transformer, sinon pour la faire exploser. A l’inverse des lobbies, ces mouvements étaient composés de gens agissant sur le terrain sans relais institutionnels, et ayant souvent pour démarche de l’occuper sans se soucier des politiques – comme en Mai 68, où la prise du pouvoir institutionnel n’a pas été recherchée : la révolution se faisait dans la rue. Et si des structures partidaires ou syndicales ont fini par mettre le grappin sur certains d’entre eux, elles n’y sont parvenues qu’une fois ceux-ci arrivés à bout de souffle – pour se repaître de leur cadavre, qui les a cependant revigorées en renouvelant partiellement leur personnel militant (voir le PSU ou la CFDT…).
A la base de ces grosses mobilisations, donc, il y a cette idée d’action directe. La délégation de pouvoir, avec ses porte-parole déclarés et permanents, est rejetée au profit d’une rotation des mandats et d’autres pratiques de démocratie directe (le même esprit provoquera l’apparition de coordinations dans les luttes des années suivantes jusqu’à aujourd’hui) ; et la méfiance à l’égard du personnel politique et syndical s’élargit aux experts, aux « spécialistes » de tout poil (en particulier dans l’antinucléaire). Ainsi se manifeste un héritage libertaire qu’avaient notamment mis en pratique les comités d’action en Mai 68, mais enrichi par les luttes en cours – comme celle des femmes, dont la richesse de la presse et des thèmes qu’elle aborde de même que l’originalité des interventions traduisent l’extrême dynamisme.
Dans un certain nombre de têtes chante alors l’idée maîtresse de L’An 01 : on arrête tout, on réfléchit et on recommence (et en plus c’est pas triste !). Parmi les infiniment diverses idées émises et réalisations tentées, il y en a qui visent à prendre en charge les besoins individuels et collectifs à l’échelle humaine, sur la base de l’utilité sociale et non des profits du système marchand ; de la jouissance sexuelle et de la libération individuelle au sein de la collectivité, et non de l’aliénation et l’asservissement à qui ou quoi que ce soit.
Ces années 70 portent vraiment la marque de l’« anti-tout » – et aussi parfois du n’importe quoi, du « folklorique » limite grotesque, ajoutera-t-on pour éviter que ce tableau ne paraisse par trop idyllique. Y sont remises en cause toutes les institutions (armée, justice, prisons, ordre des médecins, Eglise…), la contestation investissant tous les terrains (environnement, pédagogie, sport, santé, psychiatrie…), tous les rapports (de couple, parentaux, d’éducation…) et tous les sujets (le progrès, la science, la publicité, la marchandisation des corps…), s’attaquant à toutes les normes et contraintes (et la libération sexuelle des femmes, des homos, des enfants, des « vieux » revendiquée commence déjà par la reconnaissance de leur sexualité, jusque-là largement niée). Le militantisme lui-même est passé au crible de la critique féministe, qui pointe le cantonnement des militantes dans les tâches basiques, matérielles plutôt qu’intellectuelles – la représentation politique et syndicale (en particulier la prise de parole en public) étant l’affaire des hommes, dans les groupes révolutionnaires comme ailleurs5. Cette dénonciation ainsi que les formes d’intervention et de fonctionnement choisies par le Mouvement de libération des femmes traduiront une forte volonté de démocratie à la base – même si, là comme ailleurs aussi, il y aura tentative de contrôle du mouvement par certaines de ses composantes, en particulier le groupe Psychépo (sous l’emprise intellectuelle d’Antoinette Fouque) avec sa marque déposée6.
L’« alternatif » est partout, avec sa presse multiforme (à côté d’Actuel, La Gueule ouverte ou Libération, il y a les journaux de « contre-information » dans les quartiers, les entreprises…). Le « parallèle » également, avec ses écoles (le lycée autogéré de Saint-Nazaire, par exemple, où confection des repas, ménage et travail administratif et pédagogique sont assurés à tour de rôle par des équipes composées d’enseignant-e-s et d’élèves), sa médecine (comme la clinique de La Borde, où des commissions de patients et de soignants prennent en charge les problèmes matériels et décisionnels concernant le lieu de soins)… On parle de là où on est (des sportifs font la critique du sport en tant que compétition, et cherchent à développer des pratiques reposant sur un autre esprit que le mercantile…). Dans la relation parents-enfants, on voit se manifester le souci d’une éducation tournée vers l’autonomie, et non vers la conformation au rôle imposé aux filles et aux garçons et à leur futur statut social, avec l’envie d’en faire le plus possible des êtres libérés dans leur tête et leur corps. Et puis la « résistance active », quoique très minoritaire, s’organise dans bien des secteurs (dans certains établissements, des profs refusent de mettre des notes, ou donnent la moyenne à tout le monde…).
Le mouvement underground venu des Etats-Unis, quant à lui, participe par les nombreux thèmes que sa presse aborde (telles la libéralisation des drogues, la vie en communauté ou la musique rock) à la création de tout un environnement pour une masse de gens. En ces temps-là, on se parle et on se comprend sans forcément se connaître, sur la base de nouvelles valeurs et références communes – pas besoin de faire les présentations pour « communiquer ».

Le travail
comme engrenage réformiste

Comment, se demandera-t-on dès lors, un tel foisonnement d’idées et d’expériences subversives, s’accompagnant volontiers d’un humour décapant, a-t-il pu céder la place à la sinistrose des années Mitterrand ? On ne prétendra pas ici apporter « la » réponse à cette interrogation (elle n’existe de toute façon pas) ; en revanche, on peut dire que, parmi les facteurs ayant joué, il y a eu le choix du lieu de vie et d’intervention – et, dans la foulée, celui de l’activité, salariée ou non.
Vivre et agir dans le système ou en dehors ? Un sujet débattu avec passion dans l’après-68… Certain-e-s ont opté pour l’expérience communautaire, avec souvent un « retour à la terre » ou « au pays ». D’autres, sans aller aussi loin dans la rupture avec le couple ou la famille cellulaire, se sont maintenus ou insérés dans des réseaux militants pour les animer, mais aussi pour mener une existence le plus proche possible de leurs aspirations en se protégeant de la pollution ambiante. S’est néanmoins posée à toutes et tous la question des ressources matérielles permettant de subsister. Autrement dit, du travail.
La dynamique des communautés a conduit à une mise à l’écart de la « vie normale », dans un souci de débrouille à la fois personnelle et collective qu’accompagnait ou non une démarche militante. Certains de ces groupes étaient porteurs d’un projet politique alliant autarcie économique et autonomie individuelle – avec l’espoir, même, de parvenir un jour à submerger la « société pourrie », selon la théorie des taches d’huile allant s’élargissant ; d’autres voyaient juste dans l’organisation de vie collective le moyen d’arriver à se tenir en marge du système. Quant à la « solution » économique de produire dans les communautés quelque chose de vendable7, elle a eu un succès tout relatif – les fromages de chèvre ont pu s’avérer un projet viable à défaut de rendre riche, mais l’élevage d’escargots et autres bestioles assez délicates a capoté sans tarder.
Pour finir, une lassitude individuelle cumulée au reflux de la dynamique alternative a entraîné la quasi-disparition du mouvement communautaire : s’il subsiste dans certaines régions de France diverses strates de telles expériences, les plus récentes correspondent davantage au choix de survie économique fait par des personnes rejetant le système en place qu’à une stratégie visant son renversement.
En dépit de bien des errements, la dynamique communautaire a présenté l’intérêt d’une recherche d’organisation sociale en opposition complète avec l’existant, et qui passait par une réflexion sur des sujets tels que l’argent (à mettre en commun ? faire disparaître ? remplacer par le troc ?…) et la volonté de s’asseoir sur les tabous : tout pouvait se discuter et se contester, rien n’était figé. Et là, la pierre d’achoppement a sans doute été la question de la domination, à travers les relations sexuelles, difficiles à vivre de façon aussi libérée que souhaité théoriquement, et n’échappant ni aux manifestations de jalousie et de possessivité ni aux phénomènes de gourou – pas seulement mâle. Les envies de libération sexuelle ont ainsi fait exploser bien des groupes (même si la raison invoquée était plutôt la non-participation aux tâches matérielles, beaucoup plus facile à dénoncer). Elles n’en demeurent pas moins aussi attractives que la nuit des barricades en Mai… et bien plus rigolotes que l’ère glaciaire du sida, entre moralisme et puritanisme.
Cependant, la grande majorité des gens en lutte est entrée ou restée dans le salariat, tout en ayant conscience de l’aliénation que celui-ci impliquait. Si l’établissement en usine a été un phénomène aussi faible que temporaire, beaucoup ont vu en effet dans le salariat le moyen de gagner leur vie, mais aussi d’agir avec d’autres acteurs et actrices d’un changement toujours souhaité ; il leur paraissait peu évident d’échapper au système en s’en excluant, et moins encore de lui nuire ce faisant. Avec le temps et l’absence de perspectives révolutionnaires, leur démarche a toutefois évolué fréquemment vers une pratique réformiste, avec adhésion à un syndicat pour « continuer à faire quelque chose malgré tout », à mesure que l’enjeu des combats à mener se réduisait à la défense des acquis.
Mais pas mal d’autres, par refus de s’investir dans le travail, se sont cantonné-e-s autant que possible aux temps partiels bêtes et méchants, ou aux petits boulots au noir avec multiplication de trucs et combines pour s’assurer l’assistanat-malgré-lui de l’Etat et « ne pas perdre sa vie à la gagner ». Et cette démarche-là, rendue de moins en moins facile par la situation de l’emploi, les a marginalisé-e-s car elle ne favorisait guère l’action solidaire avec les « collègues ». En outre, nombre de réseaux militants ont dérivé vers des « espaces de liberté » assurant convivialité et entraide à leurs membres, mais ne se manifestant plus guère que dans les actions de solidarité (avec les sans-papiers…) ou épidermiques (contre le « fascisme »…). Quand ce ne sont pas devenus de simples mouvances ghettoïsées et peuplées d’« ex » plus ou moins nostalgiques, cramponné-e-s à un code de bonne conduite de plus en plus apparenté au « politiquement correct » de gôche …
Tout cela alors que la société française est plus que jamais de classe, avec des riches toujours plus riches et une domination masculine qui, pour être moins criante, n’en demeure pas moins réelle. Alors que l’idéologie sécuritaire y est prégnante au point de faire largement accepter, pour le « bien » de sa famille ou de la collectivité, la vidéosurveillance jusque dans la chambre des nourrissons et les écoles, ou encore la prise d’ADN pour les « déviants » de tous ordres. Alors que l’idée de « service public » s’y résume presque à la défense des valeurs républicaines et de sa laïcité contre les attaques « néolibérales »…

N’empêche : quiconque a « loupé » le joli mois de Mai pour avoir été de quelques années trop jeune aura eu, au cours des années 70, l’impression aussi marquante que jouissive de « vivre vite », intensément ; et de pouvoir changer des choses dans cette société, en agissant ensemble et sans intermédiaires. Les grandes dynamiques contestataires d’alors se sont bien vu reprocher par des soixante-huitards leur côté parcellaire, mais cette critique est à nuancer fortement. Par exemple, beaucoup de femmes en mouvement ne se limitaient pas à l’antipatriarcat : on pouvait les retrouver dans les rassemblements antinucléaires, antimilitaristes, antiracistes… et anticapitalistes. La revendication de l’« avortement libre et gratuit » était quant à elle aussi un combat de classe, les « riches » ayant toujours la possibilité d’aller se faire avorter à l’étranger… Hormis les réunions des groupes femmes où la non-mixité requise éliminait de fait la gent masculine, toutes ces mobilisations étaient très peu étanches : on croisait dans les débats comme dans les manifestations des « handicapés méchants », des membres du Comité d’action des prisonniers ou du Front homosexuel d’action révolutionnaire, des écolos, des militant-e-s révolutionnaires… – tout ce petit monde avec son journal et ses signes de reconnaissance.
En vérité, le problème n’a pas tant été le cantonnement militant à telle ou telle lutte que la connexion entre les diverses luttes – difficile à réaliser, et pourtant condition d’un réel rapport de forces avec le pouvoir. Si militer sur tous les terrains est matériellement et physiquement impossible, il faut en revanche tenter sans cesse d’établir entre eux des ponts, toujours plus de ponts, afin que la nécessité d’un changement global finisse par sauter aux yeux comme étant ce qu’elle est : une évidence.


Vanina

1.Sur ce sujet, voir entre autres Mai 68, un mouvement politique, de Jean-Pierre Duteuil, Acratie, 2008.
2.Extrait de l’article « Mai à Saclay », dans le dernier hors-série Courant alternatif - Offensive.
3. Pour en revenir aux tâches domestiques, si elles ne figurent pas dans les données statistiques sur ce registre, c’est parce que les gestionnaires du système les évacuent comme n’étant pas un « vrai » travail puisque ne requérant guère de « compétences » et ne devant pas être rémunérées… Sauf quand il s’agit de leur propre ménage, car, ne voulant pas gaspiller leur précieux temps à le faire, ces gestionnaires en confient la mission à d’autres contre paiement. A vrai dire, la révolution maoïste n’est pas tant critiquable pour avoir envoyé un temps les intellos aux champs que pour avoir abouti à l’instauration d’un nouvel ordre inégalitaire aux mains d’un Parti tout-puissant.
4. Nombre d’« experts » attribuent cette attitude au développement de l’individualisme (dont la « bof génération » des années 80 serait une parfaite illustration), la soif de plaisirs « égoïstes » étant elle-même expliquée à l’occasion par Mai 68 – alors que ce mouvement a bien plutôt valorisé les notions d’intérêt collectif, de solidarité et d’internationalisme !
5. Les images le plus souvent visionnées par les médias dans les commémorations de 68 font évidemment ressortir le leadership masculin bien davantage que la participation des femmes dans les actions de rue et la vie des comités d’action – c’est la conception classique de la « politique ». Cette participation a pourtant été aussi large qu’active, et bien sûr pas seulement pour ce qui était de réaliser les tâches matérielles.
6. Concernant le MLF, on peut se reporter à l’ouvrage de l’OCL intitulé Libération des femmes et projet libertaire (pp. 51-70, Acratie, 1998) où un certain nombre de pistes ont été avancées pour expliquer l’arrêt de sa dynamique.
7. Si, contre la fabrication à la chaîne, massive et stéréotypée d’objets, il a pu y avoir en leur sein une création originale parce que personnelle et de type artisanal (tissage, macramé, peinture sur soie…), l’engouement persistant pour l’« esprit » de Mai dans la société française a très vite incité les circuits commerciaux habituels à en proposer – jusqu’à nos jours, puisque le prêt-à-porter y revient périodiquement, avec ses articles made in India ou exportés d’autres pays à main-d’œuvre surexploitée.

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