Accueil > Courant Alternatif > *** LES HORS SERIES *** > Hors-série n° 10 LA SECURITÉ DE QUI ? CELLE DU CAPITAL ! > Courant Alternatif - Hors-Série N°10 LA SECURITÉ DE QUI ? CELLE DU CAPITAL !

Courant Alternatif - Hors-Série N°10
LA SECURITÉ DE QUI ? CELLE DU CAPITAL !

mardi 1er mars 2005, par Courant Alternatif

On assiste aujourd’hui à une offensive généralisée du capital visant, par une politique sécuritaire tous azimuts, la paupérisation des salarié-e-s et une accentuation de l’exploitation du travail dans un certain nombre de démocraties parlementaires. Ces Etats s’emploient en effet à entretenir chez leurs administré-e-s un sentiment d’insécurité en même temps qu’ils utilisent comme arme le concept de sécurité pour leur imposer une soumission totale...

44 pages • 21,5 x 30,5 cm •4,5 euros


SOMMAIRE

Le sécuritaire et son socle idéologique p. 3

L’insécurité dans les têtes p. 8

Etat des lieux des dernières lois sécuritaires p. 10

La travail social, pièce dupuzzle sécuritaire p. 15

L’école sécuritaire p. 18

Contrôle des déplacements, contrôle du temps p. 23

L’insécurité militante : une nécessité pour le capital p. 25

Prisons p. 27

Le coût d’Etat sécuritaire p. 30

Nucléaire : la plusgrande insécurité

c’est le capitalisme qui la crée p. 33

Sécurité contre liberté en Europe p. 37

Les étrangers premiers cobayes du fichage généralisé p. 43


LE SECURITAIRE ET SON SOCLE IDEOLOGIQUE

On assiste aujourd’hui à une offensive généralisée du capital visant, par une politique sécuritaire tous azimuts, la paupérisation des salarié-e-s et une accentuation de l’exploitation du travail dans un certain nombre de démocraties parlementaires. Ces Etats s’emploient en effet à entretenir chez leurs administré-e-s un sentiment d’insécurité en même temps qu’ils utilisent comme arme le concept de sécurité pour leur imposer une soumission totale.

En France, devant une telle charge, et en l’absence depuis le printemps 2003 d’un mouvement social d’envergure pour le combattre, on pourrait avoir l’impression qu’il n’y a plus moyen de lutter ni plus rien à faire contre le système d’exploitation existant. C’est bien la conclusion à laquelle ses défenseurs, même estampillés de gauche, voudraient nous voir aboutir, mais contre laquelle il faut réagir : pas question d’accepter la société telle qu’elle est, y compris avec des améliorations, en oubliant tout réflexe de classe ; et pas question d’accepter l’Etat comme gendarme sévère-mais-juste pour garantir une paix sociale permettant aux un-e-s de (ne faire que) consommer — à la mesure de leurs moyens, bien sûr — tandis que d’autres sont relégué-e-s aux confins de cette consommation.
Le hors-série que voici est consacré aux différents aspects de la massive campagne sécuritaire en cours : législations coercitives de tous ordres, systèmes de surveillance et de fichage, programmes de construction de prisons…
Cependant, on examinera d’abord ici comment un tel phénomène s’est instauré, les bases idéologiques sur lesquelles il repose ainsi que sa finalité et les moyens dont il est fait usage, afin de pouvoir lui riposter efficacement. Car, pour atteindre cet enjeu de taille, il y a d’abord un piège à éviter : celui d’une mobilisation contre la seule politique répressive du tandem Raffarin-Sarkozy. Cette démarche reviendrait en effet à se placer aux côtés d’opposants qui, partisans de la démocratie parlementaire, ne critiquent guère dans l’ultralibéralisme en économie et l’ultrasécuritaire en politique que le préfixe « ultra », et ne cherchent à obtenir que quelques réformettes… pour renforcer finalement le système en contribuant à enterrer tout projet de Révolution.


Le « sécuritaire », version moderne et totalitaire d’une pratique fort ancienne

L’appareil étatique est depuis des siècles au centre des débats politiques, comme élément fondamental dans l’analyse des sociétés existantes et la projection vers une autre société. On l’a vu avec le développement de la pensée socialiste, où les différents courants se sont affrontés depuis la fin du xixe siècle à son sujet : idée marxiste d’un Etat au service de la révolution prolétarienne ; idée social-démocrate d’un Etat favorable à une évolution sociale plus juste ; idée anarchiste d’un Etat forcément à détruire en tant que garant de l’ordre politique et économique, pour aller vers une réelle égalité sociale.

L’Etat appareil de coercition…

Quel qu’il soit, le pouvoir économique a besoin d’un instrument politique pour contrôler et réprimer ceux et celles qu’il exploite et dépossède. De tous temps, les Etats ont banni ou emprisonné, torturé ou assassiné les opposants à l’ordre établi dès lors qu’ils-elles leur paraissaient trop gênants ou se faisaient trop menaçants pour son maintien. La fonction même de telles structures étant d’être coercitive, chercher à s’en emparer en vue de défendre les intérêts des opprimé-e-s est donc par avance vain. Or, de nos jours, non seulement l’Etat fait toujours autant l’objet des convoitises politiciennes dans l’ex-« gauche plurielle » et dans la « gauche de la gauche », mais encore il est désormais souvent considéré par leurs troupes comme le dernier rempart possible contre le « capitalisme sauvage » — sitôt ce dernier revenu en de meilleures mains que celles de la droite, évidemment. Et, en s’inscrivant dans une société à la recherche du ludique où règnent une mentalité à la fois d’assisté-e-s et de consommateur-rice-s, et où sévit une politique sécuritaire de plus en plus pesante, cette idée va absolument à l’encontre d’un réel changement social.

… l’Etat instrument idéologique au service de l’ordre établi…

On le sait au moins depuis La Boétie, la coercition doit, pour s’exercer aisément, s’accompagner d’un discours visant à obtenir l’adhésion volontaire d’une majorité de la population. La peur, moyen le plus simple et le plus efficace du contrôle social, pourrait en effet, en l’absence d’un bon endoctrinement, devenir autrement le levier d’une rébellion. Ainsi la politique sécuritaire actuelle ne peut-elle être dissociée du républicanisme prôné par la droite, mais aussi du citoyennisme cher à la gauche — cette dernière ayant d’ailleurs prémâché un certain nombre de mesures sécuritaires mises en œuvre par le gouvernement Raffarin (comme les lois Perben).
Depuis le 21 avril 2002, ce gouvernement joue sur du velours pour faire dans le tout-répressif, puisque le plébiscite de Chirac au second tour de la présidentielle lui a donné les moyens de sa politique. Cette élection a mis au jour de façon éclatante le large consensus existant dans l’« hexagone » pour défendre la « démocratie » menacée. Après avoir voté au premier tour en faveur de l’extrême gauche ou s’être abstenues afin de manifester leur mécontentement face à la gestion gouvernementale de la « gauche plurielle », nombre de personnes se sont résolues à élire « malgré tout », au second tour, l’escroc plutôt que le salaud — au lieu de multiplier les abstentions afin de persister dans une attitude d’opposition à la politique subie — par peur du « fascisme », de l’inconnu et/ou par attachement (plus ou moins conscient, et souvent comme un moindre mal) aux valeurs de la démocratie parlementaire 1.
Depuis la présidence Mitterrand, la crainte du « fascisme » avait déjà sauvé à plusieurs reprises la gauche d’échecs électoraux cuisants. Mais, avec les scores de la dernière présidentielle, c’est tout le système politique en place qui a été secouru par le « sursaut citoyen ». Et ce dernier a de plus créé les conditions favorables à l’instauration d’une logique sécuritaire globale qui comprend l’accentuation à la fois du contrôle social et de la répression dans tous les secteurs de la société, et s’exerce par des techniques et procédés nouveaux tels que la vidéosurveillance, les bracelets électroniques ou encore les recherches par ADN. Pour toutes ces raisons, il faut dénoncer autant le discours moral et idéologique — républicain et citoyen — diffusé par les médias et les divers canaux institutionnels que la politique répressive du gouvernement : sans l’une, l’autre ne pourrait passer. C’est parce qu’ils-elles sont d’accord avec ce discours que les multiples adversaires de la droite musclée — partisans des droits de l’Homme, centristes, libéraux et socialistes, communistes ou encore gauchistes — sont dans la totale incapacité, en dépit parfois de leur virulence et de leur acharnement militant, d’apporter une critique et une contestation de fond aux mesures instaurées.

… l’Etat agent économique du capital

Mais, pour comprendre comment a pu se développer ces dernières années l’ultrasécuritaire en politique, sur fond d’ultralibéralisme en économie, sans susciter davantage de réactions, il faut revenir rapidement sur les grands événements économiques du siècle dernier.
Après la « grande dépression » de 1929 comme après la Seconde Guerre mondiale, l’Etat s’est impliqué directement dans la production de nombreux pays occidentaux, acquérant en France le surnom d’Etat-providence. Cependant, s’il est devenu interventionniste, c’est parce que son action était nécessaire aux capitalistes pour réorganiser en profondeur la production du pays alors mal en point — suite aux innombrables faillites entraînées notamment par le krach boursier de New York s’était développé une grande misère, et il fallait résorber un chômage devenu énorme ; ou encore, en 1945, il fallait procéder à la reconstruction et relancer l’activité économique… L’Etat s’y est employé dans de nombreux secteurs, avec les « services publics » (Education nationale, santé, SNCF, EDF-GDF, PTT…), les sociétés du secteur marchand également étatisées (Charbonnages de France, Renault, Elf-Aquitaine, Air France…), etc. Parce qu’il fallait remettre la force de travail en état d’être exploitée, il a développé une politique de santé et d’assurance maladie — comme il faut par exemple de bonnes infrastructures routières pour faciliter le transport des marchandises. Et puis, il a effectué certains investissements que les industriels ne tenaient pas à réaliser eux-mêmes du fait de leur coût, mais dont ils comptaient bien retirer des dividendes — ainsi s’est notamment installé le nucléaire en France…
Toujours est-il que le pouvoir politique a gagné avec de telles périodes une bonne image par rapport à celle des « méchants patrons » ; aux yeux de beaucoup, il a freiné l’extension du capitalisme, et demeure le garant de la justice et du partage, même si ceux-ci sont loin d’être égalitaires. A partir de là est apparu un nouveau mythe, cher à la gauche actuelle (y compris sa frange gauchisante style Attac) : celui d’un Etat qui aurait contribué naguère à réduire les inégalités sociales… et qu’il conviendrait de soutenir à présent, face aux méfaits du néolibéralisme, comme seul défenseur efficace de l’intérêt général à travers la notion de « service public ».
Ce genre d’analyse fait en général l’impasse sur le rôle idéologique tenu par les gouvernants en faveur du système capitaliste. Pourtant, dans la période des « trente glorieuses » qui a suivi l’après-guerre, l’Etat gaullien a mené activement une politique d’intégration de la classe ouvrière — sur l’idée que si chacun-e restait à sa place, il-elle aurait des miettes plus ou moins grosses de la production, par le biais entre autres de la consommation à crédit ; il a également contribué à la mise en place du partenariat syndicats-patrons, de la participation dans les entreprises… et surtout à la diffusion des valeurs républicaines, quoique la Constitution de la Ve République ait fortement présidentialisé les institutions françaises.
Mais ce n’est pas un hasard si la social-démocratie française, en particulier, ne mentionne guère pareilles réalités : non seulement, étatiste et libérale, elle partage les valeurs dominantes, mais encore elle met tout en œuvre pour parvenir à la tête de l’Etat afin de gérer la société — et on a vu il y a peu de quoi elle était capable. Après la « crise » économique survenue à la fin des années 70 (prétendument à cause de la hausse du pétrole), nos « socialistes » ont procédé, à la suite de la droite giscardienne, au démantèlement de la législation du travail et des bastions ouvriers — devenus inadaptés à la « modernité » et à un développement économique de plus en plus lié au tertiaire. Ayant accédé aux plus hautes fonctions avec Mitterrand, ils ont largement mis la main à la pâte patronale en s’attaquant au code du travail (disparition de l’autorisation préalable de licenciement avec les lois Auroux…) et en liquidant la sidérurgie et les mines. Par la politique antisociale qu’elle a menée, la gauche a enterré bien des illusions ; et une fois qu’elle a eu réalisé les réformes nécessaires pour améliorer encore la rentabilité des entreprises, le mécontentement et la déception étaient tels parmi son « bon peuple » que la droite a facilement pu reprendre les rênes du pouvoir pour parfaire le travail (avec la « gauche plurielle » dans la période dite de cohabitation).

La propagande, une pratique pas si archaïque pour cette société ultra-« moderne »


Depuis la chute du mur de Berlin, tout un discours idéologique nous a été servi par les tenants du système en deux phases successives.


L’ultralibéralisme et le fascisme comme ennemis désignés…

Après l’écroulement des régimes de l’Est, on nous a d’abord seriné la suprématie du capitalisme comme modèle de société, stade ultime de l’Histoire, ainsi que la faillite du communisme et de l’utopie, la fin de l’idée de révolution, etc.
Mais ce triomphe autoproclamé d’un système d’exploitation dominant dans le monde est vite apparu malcommode, avec la montée générale du chômage et de la précarité. Tel le Big Brother de 1984, le système a toujours besoin d’un épouvantail à agiter. Il doit en permanence avoir un ennemi à combattre, ou à désigner comme tel afin de resserrer le corps social autour de l’institution étatique, en suscitant un peu de dynamisme dans la « vie démocratique » que sont censées représenter les élections des institutions parlementaires. Il doit toujours donner l’impression d’un choix, d’un enjeu — entre deux partis, deux idées…, en vue d’un progrès (car, comme dans les sciences, la société ne peut être statique). On a donc vu rapidement resurgir un discours manichéen, mais ne mettant pas en scène capitalisme et communisme, puisque celui-ci ne constituait plus un danger. Les adversaires en lice sont de nos jours le « libéralisme à visage humain » et le « capitalisme sauvage » sur le plan économique, la démocratie parlementaire et le fascisme sur le plan politique — le chevalier servant de ce libéralisme et de cette démocratie étant évidemment l’Etat, avec pour fidèle écuyer le PS. Sous une apparente concurrence, la gauche a donc rejoint la droite « modérée » dans la défense des acquis de la Révolution française. Il s’agit pour elle de développer le recours à l’Etat contre les injustices sociales qu’entraînent l’« ultralibéralisme », de combattre celles-ci au nom de l’égalité entre les citoyens et de leurs droits. Il y a par là une déviation de la contestation par sa canalisation dans les limites autorisées, pour obtenir non une rupture avec le système, mais une intégration toujours plus grande des forces laborieuses.

… et l’Etat républicain comme Sauveur suprême

Aujourd’hui, politiciens et syndicalistes, journalistes et politologues de gauche (voire d’extrême gauche autour du Monde diplomatique) ou de la droite libérale nous présentent deux données comme caractéristiques de la période : d’une part, l’autonomisation du pouvoir économique --- la fameuse « offensive néolibérale » — par rapport au pouvoir étatique partout dans le monde ; d’autre part, l’affaiblissement de ce pouvoir politique en France, l’Etat jacobin étant contraint à une délégation partielle et croissante de son rôle économique, notamment du fait de l’indispensable mise en conformité avec le reste de l’Europe. Sur la base de ces « évolutions nouvelles », l’image « sociale » de l’institution étatique est défendue par les chantres de gauche à travers un discours « citoyen » (reprendre l’héritage de la Révolution française permettant de maintenir le mot « révolution » dans les programmes électoraux), ainsi que par ceux de la droite modérée à travers un discours « républicain ». Parce que l’Etat est le garant de ces valeurs et de l’intérêt collectif, il faudrait recourir à lui pour rééquilibrer un peu la donne en faveur des plus démuni-e-s, et l’aider à « sauver le service public » contre les attaques du « capitalisme sauvage »…
Or, il y a là une double arnaque :

  • primo, on sait au moins depuis l’après-68, où cette idée d’une distanciation du capitalisme par rapport aux institutions politiques a déjà été avancée — avec les thèses concernant la mondialisation du capital et la suprématie des multinationales — que ces institutions restent en fait fondamentalement liées aux intérêts capitalistes… et que la nécessité de détruire à la fois les unes et les autres demeure donc d’actualité. Les analyses sur un « néolibéralisme » qui échapperait « malheureusement » à tout contrôle des Etats sont du vent, ces derniers étant aujourd’hui comme hier là pour favoriser des profits particuliers et n’hésitant pas à intervenir en ce sens dans le champ économique quand c’est nécessaire. (Quand les démocraties parlementaires ne le font pas assez bien, le système capitaliste n’hésite d’ailleurs pas à se passer de leurs services en favorisant des régimes plus efficaces : l’arrivée au pouvoir des fascismes en Europe au début du xxe siècle l’a bien montré.) Simplement, comme de nos jours leur action en tant que dispensateurs de travail est moins utile qu’auparavant, ils se concentrent sur la prévention, la gestion et la « régulation » des conflits sociaux ;
  • secundo, loin de dépérir par la décentralisation administrative qui s’opère, l’Etat français en profite pour se débarrasser de ses charges les moins rentables — écoles, hôpitaux, infrastructures routières… — au détriment des régions les plus pauvres. Sous prétexte de « rapprocher les citoyens des lieux de décision » et de « mettre la France à l’heure de l’Europe des régions », il fait des économies budgétaires en associant les collectivités à ses investissements tout en procédant à la privatisation de secteurs de production et de distribution auparavant étatisés, à la marchandisation des services publics, la dérégulation 2… On assiste depuis des années au délitement de France Télécom, la Poste et autres EDF, avec pour objectif de supprimer tout ce qui ne rapporte pas, mais au contraire coûte. Les « services publics » ont vécu : à présent, on veut faire du fric avec. Cependant, comme l’Etat jacobin conserve toute sa puissance politique dans les secteurs clés de la nation (en particulier la défense nationale, la sécurité intérieure et les relations internationales), et qu’il se dégage d’entraves économiques peu intéressantes en déléguant ses pouvoirs (donc en gardant un contrôle étroit dessus) et non en les transférant, il continue de servir au mieux les intérêts de classe des mêmes couches sociales et de perpétuer une société profondément inégalitaire. Qu’il soit « contrôleur » ou « social », l’Etat jacobin ne change en fait rien à ses façons de procéder : voir, par exemple, en Corse la bidépartementalisation décidée par le Président Giscard d’Estaing en 1979, et les miettes de pouvoir économique octroyées aux assemblées territoriales successives par les gouvernements de gauche puis de cohabitation pour calmer la contestation nationaliste, sans que la souveraineté française en soit affectée le moins du monde.
    Mais quelle est donc la finalité recherchée par de tels discours sur l’autonomie du système économique et la déperdition de la puissance étatique ?

Le façonnage méthodique d’une société monocolore, insipide et lisse

Si les objectifs de la politique gouvernementale actuelle sont de plusieurs ordres, son enjeu principal est partagé par toute la classe politique institutionnelle : pérenniser la démocratie parlementaire, avec un peu plus de « sécurité » à droite et de « citoyen » à gauche.
Le récent « débat » sur le voile a mis l’accent sur le large accord existant dans cette classe autour d’une République laïque et des valeurs chères à l’Eglise catholique ; il a constitué une véritable aubaine pour le gouvernement en lui permettant de poursuivre sa politique coercitive à l’égard de la communauté musulmane, sous couvert de lutter contre les « terroristes intégristes ». Alors même que la majeure partie de la population en France ne croit ou du moins ne pratique plus, l’Etat chiraquien a en effet obtenu par ce biais l’appui des « citoyen-ne-s » raisonnables et modérés, adaptés au monde de l’entreprise et nourris de principes moraux hérités des curetons, mais aussi d’une certaine conception de la laïcité, contre ceux et celles qui ne sont pas « bien de chez nous » 3.
Par de tels procédés, le pouvoir vise à instaurer une société sans conflits apparents, où auront été isolés les éléments indésirables, et où le recours à l’autorité fera partie du premier réflexe de la majorité « citoyenne » silencieuse. Mais pareille évolution est déjà en cours, comme le montrent nombre d’attitudes de déresponsabilisation et d’assistance par rapport aux plus petits faits de la vie quotidienne, dans une population que cet état d’infantilisation rend de plus en plus malléable. Depuis des années, elle tend à se transformer en une masse atteinte d’immobilisme — du fait de ses attitudes nombrilistes et de son incapacité grandissante à s’associer sur un pied d’égalité et de fraternité ; à manifester une solidarité autre que caritative, une communion d’esprit (si on peut parler là d’esprit !) autre que télévisuelle.
Concernant la grande majorité, c’est sur ce « risque zéro » que le gouvernement table : à ses propres fins, il amplifie via les médias les peurs des gens — liées au travail, à la santé et la pollution ou l’alimentation, aux accidents dans les transports, à la perte de logement et d’argent, l’absence de perspectives d’avenir pour les jeunes et les vieux… Des plus maigres avoirs aux plus riches possessions, tous et toutes croient avoir quelque chose à perdre ; bien utilisée, cette crainte peut faire des timoré-e-s, des frustré-e-s, des angoissé-e-s guère susceptibles de se mobiliser contre des mesures sécuritaires présentées comme sécurisantes. Courir le moindre risque de tomber, devenir obèse ou cancéreux-se ; d’attraper une allergie ou des microbes, être blessé-e ou volé-e ; de sortir le soir ou prendre le métro, ne pouvoir être joint-e ou joindre personne au téléphone, s’affronter physiquement ou verbalement, prendre (soi-même ou les siens) du retard à l’école… incite à demander une protection de tous les instants en vertu de son « bon droit » citoyen. Et, dans une telle démarche, la perte d’autonomie s’effectue au détriment de la liberté d’entreprendre et d’une attitude compatible avec la simple qualité d’être… vivant.
Mais, concernant une minorité qui le sera de moins en moins, il y a cette « tolérance zéro » qu’a si bien pratiquée naguère l’Etat américain à l’égard des nations amérindiennes et que, sous prétexte d’assurer la sécurité de ses citoyen-ne-s, il utilise à présent pour liquider toute personne ou catégorie sociale ne répondant pas aux critères de l’american way of life. A son instar, l’Etat chiraquien s’attaque, par le biais d’une croisade contre le Mal, aux « délinquants » pour remplir ses prisons d’une clientèle majoritairement pauvre, composée de celles et ceux qui ne sont pas dociles, ou suffisamment exploitables et rentables d’un point de vue capitaliste.


La finalité des lois sécuritaires

Par le biais du 11 septembre 2001, l’administration Bush s’efforce de rallier l’Occident chrétien contre un « terrorisme intégriste » qui masque un ennemi déjà ruiné économiquement. Toutefois, le sécuritaire français ne correspond pas seulement à un alignement sur le grand frère américain. Si la mode est arrivée d’outre-Atlantique, son succès en France provient de certains particularismes : le phénomène Le Pen ; la dégénérescence de la gauche et la toute-puissance de la droite depuis la dernière présidentielle ; mais aussi et surtout le racisme, sous-jacent dans nombre de discours et de pratiques sécuritaires, et qui découle d’une histoire coloniale spécifique 4. Car la peur des « classes dangereuses » n’est pas l’apanage de la bourgeoisie ; une partie de la classe ouvrière la partage, pour une raison découlant sans doute de l’imaginaire colonial. Les banlieues apparaissent à beaucoup comme autant de lieux inquiétants et étranges où il ne fait pas bon s’aventurer, de jungles urbaines qu’il faut conquérir puis civiliser. Quant à la répression de tous ces délinquants que sont potentiellement les jeunes « basanés », elle suscite chez le « petit Blanc » une certaine jouissance, les mauvais traitements à l’encontre de personnes qu’il a décidé de mépriser comme inférieures lui apportant la « preuve » de sa propre supériorité.
Mais les lois sécuritaires n’ont pas tant pour effet, comme le prétend le gouvernement, de réduire la délinquance que de stigmatiser des populations cibles en les excluant socialement, comme si son objectif était en fait de les dresser contre la République 5. Il veut à la fois séparer les gens utiles (électeur-rice-s, salarié-e-s) des inutiles (chômeur-e-s, jeunes des cités, immigré-e-s, mendiant-e-s, prostitué-e-s, nomades) et empêcher les mobilisations sociales. Le pouvoir tend là à montrer la quasi-impossibilité d’intégrer les jeunes de banlieue dans la société française — comme les jeunes filles voilées dans les écoles. Il maintient par des dispositions répressives la pression sur les électeur-rice-s apeurés en même temps qu’il entretient leur effroi devant les déprédations des « barbares » des cités, alors que la disparition des emplois industriels (notamment avec les délocalisations d’entreprises) et le déséquilibre des relations salariés/employeurs en faveur des seconds laissent sans activité et sans espoir d’immenses réservoirs de main-d’œuvre jusqu’ici utilisés dans l’essor économique. La délinquance de rue lui sert donc de trompe-l’œil idéologique pour masquer une situation sociale de plus en plus dégradée. Pendant ce temps, sur le terrain de la production, le « plan de cohésion sociale » de Borloo vise à une remise au travail à moindre coût et avec plus de flexibilité des chômeur-se-s, avec davantage de contrôle et de contrats bidons pour relancer la croissance 6.
Dans cette optique, si le gouvernement claironne aujourd’hui le succès de sa politique en présentant des chiffres de la délinquance en baisse, il vaudrait mieux pour lui que, à moyen terme, ils réaugmentent — et, de même, le nombre des filles voilées et le danger musul-man — afin de continuer à détourner l’attention de la situation sociale générale. Autrement dit, de la hausse du chômage, des gens vivant en France en dessous du seuil de pauvreté, des expulsions locatives et des SDF ; de la précarisation croissante des salarié-e-s ; ou encore de la remise en cause du statut des retraites et de l’assurance maladie.
En outre, les mesures sécuritaires permettent de passer d’un traitement encore artisanal de la délinquance par l’autorité judiciaire à un traitement de masse, industriel, cogéré par les autorités administratives. Car si la droite musclée ne peut bien entendu concevoir d’autre politique que répressive envers les larges fractions de population actuellement mises dans l’incapacité de prendre l’ascenseur social, ni même de prétendre à la condition ouvrière de leurs parents, elle veut aussi créer des emplois dans l’industrie de la punition et de la surveillance. Le secteur de la sécurité publique et privée (policiers, vigiles, surveillants, gendarmes…), qui représente près de 400 000 emplois en France, ne cesse de croître, et, dans une période où 10 % de la population est au chômage, la prison ajoute ainsi à sa fonction asilaire une fonction économique.

Les moyens mis en œuvre par la classe politique et les médias

Depuis des décennies s’opère toujours plus vers la droite un glissement des partis sur l’échiquier politique, chaque formation s’efforçant par ce biais de paraître plus crédible aux détenteurs du pouvoir économique pour accéder aux hautes fonctions politiques par ce biais. Recherche d’une reconnaissance institutionnelle, désir de créer un lobby et d’aménager la société existante en avançant des revendications seulement contre certains aspects du capitalisme sont, on l’a vu, des traits communément partagés.
De même, au niveau syndical, la situation est pire que jamais. Les grandes centrales ont accompagné et suivi le mouvement du printemps 2003, cette dynamique sociale étant de trop grande ampleur pour qu’elles puissent l’ignorer. Mais elles ont évité soigneusement de favoriser le passage à la vitesse supérieure, afin de pouvoir garder le contrôle de la situation (y avait-il d’ailleurs vraiment volonté populaire d’aller plus loin ?). On a en général affaire, avec syndicats et partis, à une contestation « responsable », relayée et encadrée par les médias à ce titre seulement — « casseurs » et éléments radicaux étant évacués comme faisant le jeu de la « réaction ». Le mot « capitalisme » a été banni depuis belle lurette des antennes, mais aussi du vocabulaire courant comme obscène, au profit du « libéralisme » (de même, pour être « politiquement correct », on nous parle parfois de « sexisme » mais jamais de « patriarcat » — le premier terme concernant des attitudes individuelles, le second la construction sociale en place). Enfin, quand le résultat d’un scrutin ne correspond pas aux attentes du pouvoir, ce dernier nous affirme que c’est dû à un « problème de communication », et ses vassaux font assaut d’explications, de pédagogie pour nous inciter à mieux faire lors du prochain vote sur la même question…
Bref, le citoyennisme est à la fois la base idéologique de l’Etat moderne et le pendant de la répression en vigueur. L’élection de Chirac à 82 % a été une caricature du « vote démocratique ». Depuis, il joue au pater familias ou au brave curé préoccupé du seul sort de ses ouailles, pour donner l’impression que seule la gestion de l’existant est encore possible.
Peu à peu se met ainsi en place dans la société française un totalitarisme insidieux, exercé sans violence apparente, mais avec les outils modernes de la propagande, c’est-à-dire par médias et « politiquement correct » interposés 7. Pour ce faire, tous les moyens sont bons : manipulation de statistiques, témoignages, photos, « enquêtes sur le terrain »… et amalgames destinés à faire voter, et voter bien, à partir de deux axes principaux de lutte :

  • la campagne contre l’extrême droite, qui permet tout à la fois de lutter contre l’accroissement du vote contestataire d’extrême gauche et de l’abstentionnisme, donc contre l’émergence toujours possible d’un courant révolutionnaire, et d’aller vers un bipartisme à l’américaine autrement sécurisant. La diabolisation de l’extrême droite mais aussi de l’extrême gauche, sur l’idée que « les deux se rejoignent » quelque part, a pour objectif d’inciter les moutons égarés à retrouver un chemin citoyen parfaitement balisé à droite et à gauche…
    Pour la présidentielle de 2002, tous les médias se sont déchaînés pour défendre la République menacée par la « mont%C

Répondre à cet article


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette