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Pouvoir d’achat, pouvoir des mots

lundi 4 février 2008, par Courant Alternatif

L’expression « pouvoir d’achat » était au départ un terme technique, neutre, si du moins un terme technique peut être neutre. De revendication syndicale, c’est devenu un terme fétiche des politiciens de tous bords, dont le sens a changé pour se charger d’idéologie libérale et occulter la notion d’exploitation.


C’est quoi le pouvoir d’achat ?
Cette expression vient du langage économique, d’une difficulté simple à comprendre et impossible à résoudre (voir encadré sur l’inflation). Les prix, les salaires, les rentes, etc. sont exprimés en monnaie (francs, puis euros chez nous). Mais les prix évoluent, le même salaire monétaire à deux dates différentes ne correspondra pas au même panier de biens, aux mêmes possibilités de consommation. On ne pourra pas acheter la même chose. D’où le terme de pouvoir d’achat, pour pouvoir établir une comparaison plus réaliste.
Au départ d’ailleurs, cette expression était généralement utilisée dans « pouvoir d’achat de la monnaie », et non pas des salaires. Pour ces derniers, les économistes depuis Keynes utilisaient plutôt l’expression « salaire réel » par opposition au salaire monétaire. Le terme de pouvoir d’achat était plutôt utilisé pour les comparaisons internationales.
L’expression « pouvoir d’achat » a commencé à tenir une place grandissante à partir de la 1ère guerre mondiale, pour une raison très simple : c’est à cette époque qu’est apparue l’inflation comme phénomène durable et quasi-continu. Le XIXéme siècle avait connu des variations de prix dans les deux sens, mais pas de tendance durable à la hausse.
On peut dire que « la défense du pouvoir d’achat » est installée durablement dans le paysage des revendications syndicales après la seconde Guerre mondiale. Elle intègre en fait la prise en compte d’une réalité : il ne suffit pas de raisonner en terme de niveau des salaires, il faut tenir compte de l’inflation. Autrement dit, le mouvement ouvrier a largement pris conscience qu’une hausse de salaire de 5% quand les prix ont monté de 8% est en réalité une baisse de salaire réel, du pouvoir d’achat.
Où l’on voit déjà que ni la monnaie, ni le terme de pouvoir d’achat ne sont neutres. Dans la lutte entre exploiteurs et exploités pour le partage de la richesse créée par les exploités, la monnaie, ou plus exactement l’inflation, est un moyen pour les exploiteurs de récupérer d’une main ce qu’ils ont lâché de l’autre. Mais enfin, il y a 20 ans, le terme de pouvoir d’achat était encore relativement clair. Tout le monde comprenait par là qu’il s’agissait de la défense des salaires rognés par l’inflation.

Une ambiguïté dès le départ

Mais il en est de la défense du pouvoir d’achat comme de toutes les luttes de type syndical. On peut la considérer sous un angle rupturiste, la lutte des exploités contre les exploiteurs pour la défense de leur salaire, ou sous un angle intégrateur, nos salaires sont un débouché pour les entreprises capitalistes. La période des 30 glorieuses était une période particulièrement propre à renforcer cette ambiguïté, puisque c’est la seule période connue où la croissance capitaliste s’est appuyée sur un compromis social assurant une hausse des salaires, ou une amélioration du pouvoir d’achat, comme on voudra. L’expression « pouvoir d’achat » prend ici tout son sens, à la fois lutte pour affaiblir l’exploitation et condition de croissance du capitalisme par le biais de la société de consommation.
Or, il est un autre moyen que nos salaires pour faire de nous des consommateurs piliers de la croissance : les crédits. Et cette corde a été abondamment tirée depuis les années 80. En effet, d’un côté les salaires ont été comprimés au nom de la lutte contre l’inflation et surtout pour favoriser les exportations, mais de l’autre la consommation nationale reste encore le moteur de la croissance. Ce qui a permis de résoudre cette quadrature du cercle, c’est l’essor des crédits qui ont atteint des sommets inconnus jusqu’alors. C’est en outre un moyen de tenir les exploités plus solidement attachés encore au système. Et si on prend le terme « pouvoir d’achat » au sens strict, possibilité d’acheter, les crédits font bien partie de notre pouvoir d’achat.
Les politiciens n’en étant jamais à un détournement de sens près, c’est comme ça que le terme de pouvoir d’achat, parti du champ économique, passé dans le champ syndical, a intégré le vocabulaire politico-médiatique, mais en changeant de sens. Un candidat à la présidentielle se proclamant fièrement l’ami des patrons a pu assurer en même temps qu’il serait le président du pouvoir d’achat. On aurait pu croire qu’il faudrait choisir entre les deux, mais plus si on appelle pouvoir d’achat les baisses d’impôts pour les plus riches, les facilités de crédits, et tous autres artifices qui ont pour point commun de faire peser des charges fixes de plus en plus lourdes sur les revenus de la majorité de la population.
Le tour de passe-passe a réussi. Il est moderne de défendre le pouvoir d’achat, archaïque et contre-productif de réclamer des augmentations de salaires. La notion de salaire, c’est-à-dire de rémunération de la force de travail passe à la trappe, pour ne s’intéresser plus qu’au montant d’un revenu, obtenu à coup d’heures supplémentaires et de crédits. Défendre les salaires, c’est réclamer de pouvoir vivre sur la base d’une durée de travail normale, ce qui s’oppose à une défense du pouvoir d’achat basée sur les heures supplémentaires, etc... Défendre les salaires c’est aussi considérer les retraites, les allocations chômage, les prestations maladie comme du salaire différé, et non comme une lourde charge qui pèse sur « la société ». La défense des salaires est devenue antinomique au pouvoir d’achat, alors que les deux signifiaient la même chose au départ.
Ce tour de passe-passe est tout à fait dans l’air du temps, de la disparition de la lutte des classes, de la prise en compte des « contraintes économiques », de refus de toute critique du productivisme qui est devenu le remède-miracle aux problèmes écologiques... Ceci-dit, on a vu à propos de la crise des subprimes (cf CA du mois d’octobre), que ce tour de passe-passe rencontre en réalité ses limites. Après la compression des salaires, on vit en ce moment une crise importante du crédit, et il faudra autre chose que la magie des mots pour que le système trouve une nouvelle solution.

Sylvie
Janvier 2008

P.-S.

Et l’inflation ?

A partir du moment où la revendication du pouvoir d’achat est installée, le chiffre de l’inflation publié par l’I.N.S.E.E. acquiert un enjeu politique et social important. Or, et l’I.N.S.E.E. l’a toujours reconnu, il est impossible de mesurer l’inflation. En effet, les prix n’ont jamais augmenté de 2%, 5%, 10% ou 300%. Certains prix augmentent de 15% quand d’autres diminuent de 10%. Si on veut calculer une moyenne, la seule moyenne qui ait un sens est une moyenne basée sur un « panier de biens » moyen. Or il n’existe pas de consommation moyenne. Le contenu du caddy d’un ouvrier de la banlieue parisienne n’a aucun rapport avec celui d’un cadre de province. Surtout, le gros de leurs dépenses sera différent. Par exemple, depuis l’euro l’I.N.S.E.E. annonce une faible inflation contre le sentiment général. Ca s’explique de façon très simple : dans sa moyenne, il y a des pâtes, des produits laitiers, des ordinateurs, de l’électroménager... Grosso modo, le prix de l’informatique a baissé et le prix des pâtes a monté. Ça n’a pas le même effet pour tout le monde. Et l’I.N.S.E.E. publie des dizaines d’indices des prix, en fonction du secteur, de la catégorie sociale, du lieu d’habitation.... Celui qui est annoncé officiellement est basé sur la consommation d’un couple avec deux enfants profession intermédiaire en zone urbaine il y a un peu plus de 10 ans. Ce qu’il faut en retenir, c’est que les prix peuvent monter pour une catégorie sociale tandis qu’ils baissent pour une autre, il fut d’ailleurs un temps où la CGT proposait son propre indice basé sur la consommation ouvrière.

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