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Courant alternatif 304, novembre 2020

Critique de la valeur-dissociation : une critique du travail comme catégorie de base du capitalisme

lundi 30 novembre 2020, par admi2

Pour lutter contre le capitalisme patriarcal, il est nécessaire à la fois de lutter concrètement contre l’exploitation et la domination sous toutes leurs formes, mais aussi de réfléchir aux fondements idéologiques et matériels de ce système, qui lui permettent de fonctionner et de se perpétuer. Récemment, ce sont les porteurs de la théorie de la valeur-dissociation qui, en approfondissant la critique marxienne de la marchandise et de la valeur, ont diffusé tous azimuts l’idée que le travail est la « substance du capital » et qu’il faut donc lutter contre le travail « en lui-même » et non seulement contre sa forme salariée.


Rapide présentation des protagonistes et de leurs productions écrites

Le courant de la critique de la valeur (Wertikritik) émerge à la fin des années 1980 dans la revue allemande Marxistische Kritik (1987), renommée Krisis en 1990, sous la plume d’auteurs comme Robert Kurz, Ernst Lohoff, Roswitha Scholz, Norbert Trenkle, Karl-Heinz Lewed, Claus-Peter Ortlieb et Peter Klein. L’approfondissement féministe de la critique de la valeur en théorie de la valeur-dissociation (qui devient dès lors Wertabspaltungskritik) par Roswitha Scholz est assez mal acceptée par une partie du groupe Krisis et mène à la scission de celui-ci… et à la fondation en 2004 de la revue EXIT ! Crise et critique de la société marchande par Scholz et Kurz. Proche de ce courant, on retrouve l’auteur étatsunien Moishe Postone, dont l’œuvre majeure est Temps, travail et domination sociale (1993). Avant eux, il existe une constellation d’auteurs, de Marx à Jean-Marie Vincent –Critique du travail (1987) – en passant par des revues comme Temps critiques pour n’en citer qu’une, qui avaient déjà souligné l’importance de la lutte contre le travail comme levier de destruction du capitalisme.

Les ouvrages qui ont fait connaître cette critique en France sont, entre autres (liste non exhaustive !), le Manifeste contre le travail (2002), Les Aventures de la marchandise (2003, réédition en 2017) d’Anselm Jappe, La Grande Dévalorisation (2017) d’Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La Substance du capital (2019) de Robert Kurz. Récemment parus aux éditions Crise & Critique, Le Sexe du capitalisme de Roswitha Scholz (2020), une réédition du Manifeste contre le travail (avec réponses aux critiques reçues lors de la parution de la première mouture), Ne travaillez jamais d’Alastair Hemmens, la revue théorique Jaggernaut (nos 1 et 2 disponibles).

Origines et originalité

La critique de la valeur-dissociation fait partie des théories communistes post-prolétariennes qui proposent une interprétation radicale du marxisme. Ses théoriciens et sa théoricienne en font probablement un peu trop côté «  originalité » en posant leurs développements théoriques comme des ruptures fondamentales avec les autres courants critiques du capitalisme… Laissons cela pour dire que cette théorie s’ancre bien évidemment dans la critique du capitalisme et de la société marchande et reprend la critique du travail là où l’ont laissée les situationnistes au sein de l’Internationale situationniste et les théoriciens critiques de l’Ecole de Francfort, tout en puisant nombre de pensées dans les textes classiques de Marx, et particulièrement dans le chapitre 1 du Capital (dans lequel est exposé le rôle du travail dans la création de la valeur, ainsi que le caractère fétiche de la marchandise), mais aussi dans les manuscrits préparatoires au Capital, dont les Grundrisse.

« Le ”travail” est dans son essence une activité soumise, inhumaine et antisociale, conditionnée par et créant la propriété privée. La suppression de la propriété privée ne deviendra réalité que quand elle sera comprise comme suppression du ”travail“… [1] »

Dans leurs travaux, ils distinguent un Marx exotérique (en gros, celui de la lutte des classes et du Manifeste du Parti communiste) d’un Marx « caché », ésotérique (celui du fétichisme de la marchandise et de l’abolition du travail abstrait) [2]

La découverte de ce Marx contre le travail « a poussé le groupe », et je cite Alastair Hemmens dans la préface du Manifeste contre le travail (2020) « vers l’abattage à la chaîne des vaches sacrées du marxisme traditionnel telles que la centralité de la lutte des classes et du prolétariat, le sujet de l’histoire et, surtout, sa conception positive et positiviste du travail ».

Lutter contre le travail et non plus (seulement) contre l’exploitation ?

Cette critique s’attaque aux abstractions auxquelles on ne pense plus mais qui régissent la société marchande et lui permettent de s’entretenir. Dans la société capitaliste, c’est le profit qui est le moteur de toutes les activités qui existent dans le monde social. Il est engendré par la dépense de la force de travail employée pour modifier des matériaux et y ajouter une « survaleur » qui n’est pas restituée entièrement au travailleur sous forme de salaire. C’est ce vol de la survaleur que l’on désigne par le concept d’exploitation et qui permet l’accumulation du capital et la formation de la classe des capitalistes. La substance du capital, le moyen de la création de la valeur, c’est donc le travail.

Or généralement, le travail est considéré comme le « métabolisme de l’homme avec la nature » (Marx), il est donc censé définir l’activité productrice en tant que telle. Dans leurs travaux, ils montrent que cette conception est un héritage des Lumières qui en font une abstraction correspondant à toute activité sociale et à une simple dépense d’énergie humaine en général, renforcée ensuite par des philosophes comme Kant qui en font une nécessité absolue et la « réalisation de la raison » alors même qu’avant le XVIIe le travail n’était entendu que comme une activité pénible réservée aux plus défavorisés et n’avait donc pas ce caractère d’universalité.

Selon eux, le travail ne doit donc pas être considéré comme un concept transhistorique réunissant toutes les activités de production, ni comme une donnée de base anthropologique ; ils écrivent [3] : « La question n’est pas que la fatigue fut absente dans les sociétés précapitalistes, mais qu’il n’y avait pas de séparation entre une sphère du “travail” et une autre du “non-travail”. (…) Il faut questionner tout travail, et non seulement le travail “aliéné” ou “exploité”. Ce qu’on appelle “travail” est toujours nocif en tant que forme sociale, indépendamment de son contenu particulier : il s’agit inévitablement de l’effacement des qualités spécifiques qui caractérisent les activités et leurs résultats. Au fond, tout travail est du travail abstrait. Cette approche ne veut pas défendre la valeur d’usage ou le travail concret dans un sens transhistorique qui seraient simplement pervertis par le capitalisme. » Ils font donc du travail – tout court – une catégorie sociale fondamentalement capitaliste et devant donc être critiquée comme telle. On en déduit qu’il n’y a rien à en récupérer, ni des autres catégories de base du capitalisme, médiations qui servent à la société pour relier entre eux les individus et permettre l’exploitation : la valeur, la marchandise, l’argent, l’État. Selon les criticiens de la valeur, le fait que le travail soit un rapport social transformant les rapports entre les gens en rapport entre les choses (réification des relations) fait du capitalisme un rapport social total, dominant et destructeur. Pour le dire avec Marx (cité par Trenkle dans les réponses aux critiques du Manifeste) : « C’est seulement le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui prend ici pour eux la forme fantasmagorique d’un rapport entre choses. (…) J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande. »

On est ainsi convaincus que même non salarié et non soumis à l’exploitation, même « autogéré », le travail comme ensemble d’activités productives serait donc :

  • - destructeur pour le reste du vivant  : par la relation distanciée voire indifférente qu’il implique avec la marchandise produite, et par la mise en équivalence d’activités n’ayant rien en commun,
  • - aliénant : le temps passé au travail étant toujours vu comme un moment non libre, une nécessité, dont on cherche toujours à limiter le temps que l’on y consacre, par opposition au temps libre,
  • - vecteur de dissociation : non seulement des sphères de production (de marchandises) et de reproduction (de la vie), mais aussi entre des activités relevant du travail et d’autres n’en relevant pas (on pense au soin affectif, à l’élevage des enfants et à l’ensemble des activités assignées aux femmes).

L’abolition du travail en tant que catégorie est donc le préalable à toute velléité d’émancipation sociale. Bien sûr, dans un monde post-capitaliste, il y aura tout un ensemble d’activités qui seront socialement nécessaires, qui varieront selon les choix et les possibilités locales (quant au niveau et au désir de technique, par exemple) et que l’on devra se partager consciemment, mais tant que la manière de les organiser ne dépendra pas du besoin de créer un profit, et donc d’ajouter du travail vivant à du travail mort, la forme que ces activités prendra n’aura rien à voir avec la forme qu’elles peuvent prendre aujourd’hui. Elles ne pourront pas être réunies sous une catégorie nommée « travail » séparée du reste de la vie, les rendant équivalentes et comptabilisables. Cette précision semble nécessaire afin de ne pas lutter uniquement contre l’exploitation et ainsi se retrouver à cogérer nos moyens de production (et continuer de produire des marchandises qui seront échangées contre d’autres marchandises au moyen d’un médium que, par pudeur, on n’appellera peut être pas argent, mais qui sera tout de même un moyen d’équivalence entre deux marchandises – et quelle autre équivalence possible entre des choses si ce n’est le temps de travail nécessaire pour les produire ?).

Le développement féministe par Roswitha Scholz :
la dissociation entre dans la danse
 [4]

Sous la plume de Roswitha Scholz, le capitalisme devient patriarcat producteur de marchandises. Elle amène cela par le concept de la dissociation (entre l’universalité annoncée de la société productrice de valeur et la séparation dans les faits des sphères de la valorisation et de la reproduction). Ainsi sa thèse de la valeur-dissociation « affirme (…) que c’est en vertu d’une “dissociation” du féminin, du travail domestique, etc., et de la valeur, du travail abstrait et par là des formes de rationalité qui leur sont liées, que des propriétés spécifiques, à connotations féminines, telles que la sensibilité ou l’émotivité, sont assignées à la femme [5] ».
Elle s’oppose à la fois à l’idée que rien n’a changé, dans la postmodernité, par rapport aux rapports des sexes de la modernité, et évidemment aussi à l’idée selon laquelle la fin du patriarcat serait réalisée, et « défend la thèse d’une barbarisation du patriarcat producteur de marchandises dans la postmodernité tardive ». Les injonctions faites aux femmes à être présentes sur tous les fronts (elle parle de « femmes des ruines ») seraient d’autant plus fortes que le capitalisme est en crise. Elle nous aide à penser les différents rapports hiérarchiques entre les genres, qui se modifient en fonction de l’état du système capitaliste (structure de la famille bourgeoise classique en phase d’expansion du capitalisme, e.g. pendant les Trente Glorieuses ; déstructuration et barbarisation en périodes de guerre et de crise, comme aujourd’hui).

En termes d’axes de lutte féministe et en cohérence avec le reste de la théorie de la valeur, elle s’oppose aux féministes marxistes traditionnelles qui proposent un salaire domestique. Elle ne veut pas réifier les activités de la reproduction en les faisant entrer dans la sphère du travail, mais au contraire les faire entrer dans les tâches à se partager dans le cadre d’une planification sociale consciente des activités nécessaires.

Critique de la critique critique

C’est peu dire que leur lecture et leur critique du travail nous a beaucoup inspirés (et ils ouvrent beaucoup d’autres champs de recherche et de critiques que nous n’avons guère pu aborder ici, comme par exemple une critique émancipatrice des Lumières, de l’universalisme et de la raison instrumentale). Dans la profusion d’idées présentées, quelques-unes nous ont cependant semblé moins convaincantes : ainsi de l’inéluctabilité de leur théorie de la crise, devant se produire sous l’effet des contradictions internes du capitalisme. D’autre part, dans le Manifeste, il y a des passages sur la possibilité de se réapproprier les moyens de production capitalistes pour en faire autre chose que ce pour quoi ils sont conçus. Ça sonne comme une croyance, somme toute étrange au vu de leurs positions générales, que les moyens techniques mis en œuvre dans une société ne sont pas déterminés par ce qui commande à leur invention (à la suite de Jaime Semprun, nous nous demandons ici ce qu’on pourrait bien faire avec le système de l’agriculture industrielle, une fois qu’on l’aura récupéré, à part de l’agriculture… industrielle ? Ou bien avec des ordinateurs qui nous font économiser tant de temps de calcul… qu’aura-t-on donc besoin de calculer par ce moyen, si ce ne sont les cours de la Bourse ?) [6]

Ceci dit, en remettant au goût du jour la critique du travail, ils aident ceux et celles qui les lisent à comprendre la nature du capitalisme par l’exposé même de ses catégories de base. Ils nous donnent de sérieux arguments contre toute une série de catégories allègrement utilisées comme des données anthropologiques « de base » comme le travail, la marchandise, l’économie, la raison, la dette, or il semble qu’on gagne en clarté à les replacer dans leur giron d’émergence, à savoir le capitalisme. De plus, en dénonçant les critiques tronquées du capitalisme que l’on peut entendre à foison dans l’espace médiatique, ils nous donnent des arguments pour lutter contre les fausses solutions d’aménagement du capitalisme (réformisme) que sont par exemple les « revenus de base » et autres « salaires ménagers ».

Si, de manière générale, ils refusent d’illustrer leur théorie, de l’appuyer sur des expériences, du concret (ce qui peut rendre lecture et compréhension… délicates !), ils admettent parfois que les réalisations communistes libertaires sont réellement révolutionnaires et produisent une remise en question radicale du travail et du capital d’un même mouvement. De fait, sans les suivre tout à fait dans leur refus d’imaginer le dépassement du capitalisme, on pourrait dire que ce dépassement ne se fera pas sans la remise en cause fondamentale de tout ce qui existe sous le capitalisme (d’où l’intérêt de la critique…) ni sans la création, dans le mouvement de renversement de celui-ci, des rapports sociaux de la société communiste libertaire [7].

Camille

Notes

[1Marx 1972, p. 436, cité dans « Qu’est-ce que la valeur et qu’en est-il de sa crise ? », par Norbert Trenkle, 1998, sur le blog Palim-psao

[2Pour le dire en peu de mots avec Jappe, dans la préface de Ne travaillez jamais : La critique du travail en France de Charles Fourier à Guy Debord, écrit par Alastair Hemmens, 2019, aux éditions Crise & Critique

[3Ibid

[4Pour une critique complète du bouquin Le Sexe du capitalisme, «  masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, voir la critique faite par Ana Minski sur le site du Partage, critique socio-écologique radicale

[5Ahmed et Nouët, p. 174 de la revue Questions féministes  : Retour vers la nature (2020), éd. Le Bord de l’eau

[6Arguments tirés de la critique que Jaime Semprun a faite du Manifeste contre le travail dans Catastrophisme : Administration du désastre et soumission durable (2008), aux éd. de l’Encyclopédie des Nuisances.

[7Cf. Léon de Mattis dans son article « Qu’est-ce que la communisation ? » (2011)

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