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Courant Alternatif 303 octobre 2020

Un bilan social du confinement

dimanche 18 octobre 2020, par OCL Reims

L’irruption du Covid-19 a entraîné deux décisions étatiques inattendues en France : un confinement qui a presque arrêté l’économie ; le financement à très grande échelle d’un chômage partiel. Mais la surprise est aussi venue de la population, qui a accepté sans rechigner de se cloîtrer pendant deux mois – toutes classes confondues (1) – alors que des mobilisations successives traduisaient depuis plusieurs années une forte colère sociale. On tentera ici d’examiner les raisons d’une telle obéissance, que la crainte du virus ou de la répression ne suffit pas à expliquer.


Les soudaines largesses d’un gouvernement peu réputé pour sa générosité – hormis à l’égard des classes possédantes – ont bien sûr répondu, d’une part, à l’urgence d’imposer un confinement pour pallier sa « mauvaise gestion » des masques, des tests et des lits de réanimation (autrement dit son choix de leur pénurie à des fins d’économies budgétaires) ; d’autre part, à la nécessité de maintenir un pouvoir d’achat suffisant pour que subsiste un certain niveau de consommation nationale.
Cette « politique » a été abondamment commentée, à tous les échelons de la société. En revanche, la très faible protestation qu’a suscitée le confinement n’a guère été interrogée. La critique émise à l’égard de ce dernier par l’opposition est restée de faible intensité – la tonalité des tribunes publiées dans la presse reflétaient tout à la fois un certain mécontentement de devoir se plier à cette décision du gouvernement et le souci de ne pas prôner l’insubordination face au Covid-19. Quant au refus d’aller travailler, dans les secteurs où l’injonction en était faite, il a pour l’essentiel été exprimé de façon individuelle, même si le « droit de retrait » a souvent été appuyé par un syndicat.

Plus que jamais d’actualité, « Ouvrez les yeux, cassez la télé ! »
Les « spécialistes » qui se sont penchés sur l’absence de réactions collectives ont diagnostiqué une sidération générale due à l’ampleur et à la brutalité de la pandémie. Il aurait été beaucoup plus juste de l’attribuer à la propagande idéologique et aux leçons de morale infantilisantes et culpabilisantes qu’ont déversées à longueur de journée les médias – relayés par les réseaux sociaux –, car celles-ci ont engendré un profond sentiment d’impuissance des plus démobilisateurs. Des mois durant, le coronavirus a servi de base à tous les types d’émission et d’article, et été marié à tous les autres sujets possibles et imaginables. Les chaînes d’info en continu ont scotché à leurs écrans les confiné-e-s pour leur faire suivre non-stop, avec un regard de voyeur, le travail de soignant-e-s rebaptisés « héros » ou le quotidien de familles (plutôt « classes moyennes ») se conformant sagement à la « nouvelle vie » (école à la maison, télétravail des parents, repas ou sport spécial enfermement, etc.) ; et plus encore pour leur asséner la logorrhée de personnalités politiques ou scientifiques les incitant à une soumission censée réconcilier toutes les classes sociales dans un même effort de lutte contre le virus. Cette véritable intox a alimenté et entretenu une psychose collective et une peur par moments proche de la panique (voir la razzia sur les rouleaux de PQ, début mars) dont on retrouve aujourd’hui encore des traces dans beaucoup d’échanges individuels, oraux ou écrits.
Le discours (plus ou moins implicite) diffusé afin d’atteindre ce résultat peut se résumer à trois arguments complémentaires :

  • l’auto-enfermement, qui est la marque du simple bon sens et d’un réel esprit civique, est le seul moyen de se protéger et de protéger autrui du virus ;
  • pour gagner la « guerre » contre ce nouveau et terrible ennemi, l’« union nationale » est la priorité ;
  • s’il est donc toujours permis à tout-e citoyen-ne, en démocratie parlementaire, de relever les injonctions contradictoires émanant du gouvernement (voir l’encadré), la critique doit rester « raisonnable ».
    Les objections émises contre ce discours ont porté en gros sur l’alternative au confinement qu’avaient privilégiée d’autres Etats (comme tester la population à Taïwan ou opter pour une immunisation par le non-confinement en Suède) et sur les limites acceptables d’un « état d’urgence sanitaire » qui renforçait les pouvoirs des gouvernants (2).
    Enfin, la presse d’opposition (de Mediapart aux journaux d’extrême gauche ou libertaires) a disserté sur la part de responsabilité qui revenait au système capitaliste dans la pandémie (par la déforestation, la concentration urbaine, la mondialisation des échanges, la rapidité des transports, etc., qu’il entraîne).

Un virus surtout exceptionnelpar son impact psychologique sur la population
Le bétonnage des esprits au ciment du Covid-19 a conduit certains médias à se pencher sur d’autres épidémies survenues dans l’Histoire (3), et ils ont constaté, en déterrant la grippe dite « de Hongkong (4) » arrivée en France à la fin des années 1960, que l’Etat et la presse l’avaient largement ignorée, et surtout que, par une étrange amnésie, les générations l’ayant connue l’avaient oubliée. Pourquoi donc pareille différence de traitement ? se sont demandé des journalistes. Le virus était tout aussi meurtrier que le coronavirus : il avait causé 1 million de mort-e-s dans le monde – le Covid-19 en a fait 924 105, au 14 septembre 2020. Et si la France avait été faiblement touchée lors de la première vague en 1968, elle avait eu lors de la seconde 30 000 à 35 000 décès en deux mois (décembre 1969 et janvier 1970) – elle en était à 30 916 avec le Covid-19, toujours au 14 septembre dernier…
Une des hypothèses formulées a été qu’en parlant peu de cette grippe le gouvernement et les médias de l’époque avaient voulu en nier l’impact afin de ne pas affoler. Mais l’attente par rapport à l’Etat a aussi joué, car il est, peu après cette grippe, devenu responsable de la « santé publique ». Il mène depuis des campagnes de prévention nationales, a fondé la Sécurité routière en 1972 (année où 18 000 personnes sont mortes sur les routes) – et, ces derniers mois, ce sont Macron et Philippe qui ont annoncé les étapes du confinement puis du déconfinement, pas juste leur ministre de la Santé. Le prix sans cesse croissant du tabac et de l’essence ou le coût des contraventions alimentent de nos jours une grogne contre l’Etat, mais dans le même temps une bonne partie de la société (à droite et plus encore à gauche) veut qu’il agisse « en bon père de famille », en protégeant ses enfants face au « capitalisme sauvage » ou au « néolibéralisme »… ou encore face aux virus. L’aspiration à l’immortalité, qui est un signe d’immaturité fort répandu dans les sociétés « modernes », fait en effet trouver inadmissible la non-maîtrise de toute maladie, et l’exigence d’une assurance par rapport à tout danger incite à s’en remettre à une autorité – que l’on poursuivra éventuellement en justice, si l’on est déçu-e et procédurier-ère, pour non-assistance à personne en danger (5).
Ce nouveau rapport à l’Etat s’est de plus accompagné d’une évolution dans le rapport à la mort qui est liée aux progrès de la médecine. En des temps pas si lointains, on était prêt-e à perdre sa vie pour ses idées – la crainte d’une contamination aurait-elle pu arrêter les acteurs et actrices de la révolution espagnole ou russe ? Et même dans cet immédiat après-68 où sévissait en France la grippe de Hongkong, tomber malade, vieillir et mourir n’effrayait apparemment guère – sans doute parce que beaucoup avaient connu au moins une guerre, et la perte d’un-e proche qui en avait découlé, mais aussi parce que la population était bien plus jeune que celle d’aujourd’hui. On ne cachait pas encore « nos anciens » dans des Ehpad, ni leurs cadavres à la vue de leurs petits-enfants ; on fumait comme un pompier, roulait comme un fou… et on accordait sans doute plus d’intérêt aux mobilisations sociales agitant alors le pays qu’à la santé.
L’attention obsessionnelle dont a fait l’objet le coronavirus a en revanche balayé du jour au lendemain les luttes en cours. Plusieurs éléments y ont contribué :

  • L’impossibilité de maintenir une contestation sociale pendant le confinement (sauf bien sûr à ne pas respecter celui-ci). Les « AG virtuelles » n’ont ainsi pas réussi à compenser les vraies réunions que favorise le travail en entreprise.
  • Une acceptation croissante du contrôle social. Les campagnes contre la vidéosurveillance ou le fichage qu’avaient menées pendant des décennies l’extrême gauche et les libertaires ont quasiment disparu au tournant du millénaire, noyées dans la vogue de « réseaux sociaux » offrant à chacun-e la possibilité de se mettre en vedette, par un gros déballage personnel à des « ami-e-s » toujours plus nombreux. Les derniers soldes ont peut-être permis à de jeunes couples de compléter la panoplie du sécuritaire privé en installant dans la chambre de bébé un « babyphone vidéo » à bon marché, tandis que le gouvernement équipait ses forces de l’ordre en drones de surveillance et que l’application StopCovid prenait place dans des smartphones pour un contrôle de leurs propriétaires et de leur entourage censé être strictement sanitaire.
  • La perte des repères habituels entraînée par l’enfermement, pour une bonne part de la population. Il en est résulté un mélange de choses agréables et désagréables : l’envie d’avoir un enfant ou de changer de travail, une dépression, une séparation, etc. Aussi le souvenir de cette période assez traumatisante a-t-il bien souvent été vite refoulé.
  • Le désir de remplacer des gouvernants jugés incompétents par d’autres qui feraient mieux l’affaire, plutôt que la volonté de s’auto-organiser. Divers textes circulant sur internet ont en particulier tenté de ripoliner l’image d’une gauche très déconsidérée depuis la présidence Hollande (6). Mais comment ces efforts pour faire réémerger le PS (ou servir les Verts, sinon La France insoumise) pourraient-ils déboucher sur un « nouveau contrat social » en rupture avec la « ligne » d’En marche ? Sans contenu de classe, comment obtenir davantage que des améliorations sociétales et partielles ?
    Les militant-e-s d’extrême gauche ou libertaires ont pour leur part eu beaucoup de mal à se situer, pendant le confinement, entre l’attitude prudente à adopter face à une épidémie et la critique de la politique gouvernementale. Apporter par exemple au personnel des hôpitaux, comme l’a fait SUD Education 93, du matériel sanitaire appartenant aux établissements scolaires relevait d’une solidarité fort bienvenue et sympathique, mais était ambigu. Ce geste revenait en effet à pallier les « carences » du pouvoir – à l’instar des associations caritatives, ou encore des innombrables fées de l’aiguille qui ont fabriqué des masques pour leur famille ou pour le personnel hospitalier –, et il participait à ce titre de la « grande cause nationale » qu’était la lutte contre le virus.

Au final, la pandémie a mis en exergue la responsabilité individuelle et incité à compter sur ses propres forces. Il y a pourtant urgence à ne pas s’abandonner au défaitisme ou à la résignation – même avec un virus toujours bien là – si on ne veut pas avoir comme seules échappatoires à notre mal-être ou notre rage la frappe d’un clavier et le chemin des urnes. Il faut certes nous prémunir contre les maladies, mais sans nous laisser enfermer, dresser et museler « pour notre bien » ad vitam aeternam par quelque instance que ce soit, y compris médicale, coincé-e-s entre la peur de la contamination et celle de la répression en cas de désobéissance. Alors, réfléchissons à des modes de solidarité et de résistance collective pour combattre l’atomisation de toutes et tous, et œuvrer à une vrai changement social. L’isolement aussi est – comme le stress au travail – une cause importante de mortalité, et il y aura à l’évidence d’autres pandémies, aux conséquences de plus en plus graves, si rien n’arrête la mondialisation des échanges. Le capitalisme n’est pas à leur origine, mais il est largement responsable de leur fréquence et de leur violence croissantes. En finir avec lui, c’est donc faire d’une pierre deux coups.

Vanina

1. Dans les quartiers et banlieues populaires, la réaction est venue après (voir l’article suivant).
2. Les polémiques et la « contestation » se sont quant à elles concentrées sur l’hydroxychloroquine et Raoult.
3. Voir notamment le podcast « Pourquoi a-t-on oublié la grippe de Hong Kong ? » réalisé par Le Monde le 9 mai 2020.
4. Elle est en fait venue d’Asie centrale.
5. De là les dépôts de plainte de personnes ou d’associations à l’encontre du gouvernement actuel concernant la longue absence de masques ou de tests au printemps dernier.
6. Les désillusions provoquées par la présidence Mitterrand sont tombées dans l’oubli de la même façon ; et si ce fameux « socialiste » a été critiqué à sa mort, on a ensuite embelli son souvenir.

ENCADRÉ
Derrière les décisions illogiques, la logique d’un système
Le gouvernement a affirmé que les masques étaient inutiles ou insuffisants tant qu’il n’y en avait pas en stock, il a assuré qu’ils étaient nécessaires et obligatoires quand la relance de l’économie l’a poussé à déconfiner le pays. Il a obligé ses administré-e-s à rester chez eux, mais cette « mesure de précaution sanitaire » ne jouait pas pour aller voter ou travailler ; il a exigé le port du masque dans les commerces et bâtiments publics, mais pas dans les entreprises… avant de l’imposer dans nombre d’entre elles. Ce dernier objectif a été atteint en deux temps : le 13 août, la Direction générale de la santé a annoncé que 49 % des 926 clusters existant à ce jour se situaient « en milieu professionnel, contre 28 % issus de rassemblements publics ou privés et notamment en milieu familial élargi » ; cette information a permis au pouvoir de négocier avec le patronat et les syndicats le port du masque dans les entreprises ; et, quelques jours après, le pourcentage des clusters y est officiellement tombé à 24 %, ce qui a permis cette fois au pouvoir de remettre les gens au travail en recommençant à pointer les clusters dans les rassemblements publics ou privés.

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