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Courant Alternatif 292 été 2019

L’ENVERS DE FLINS

Une féministe révolutionnaire à l’atelier

lundi 29 juillet 2019, par OCL Reims


« Ce livre n’est donc pas une étude sociologique, économique ou même politique sur une grande usine mythique de l’automobile. Ni un plaidoyer nostalgique sur la prétendue disparition de la classe ouvrière. Il est seulement le récit d’un parcours de vie de femme engagée dans une usine d’hommes. Avec la volonté de faire découvrir, par le prisme de mon engagement féministe et révolutionnaire, l’envers d’une usine plus connue pour ses images médiatiques que pour sa vraie vie bouillonnante et complexe. Au-delà du mythe et des préjugés. » Fabienne Lauret, née en 1950, a été une « établie » ouvrière post-68. Au début des années 70, avec d’autres camarades du groupe Révolution ! (futur OCT – Organisation Communiste des Travailleurs) auquel elle appartenait, elle s’installe dans la région mantaise (dans les Yvelines) et est embauchée à l’atelier de couture des sièges de l’usine Renault de Flins, en compagnie de quelques camarades. Elle raconte dans son livre 36 ans de vie quotidienne à l’usine et dans la région, son implication dans les luttes ouvrières au sein de la CFDT, les luttes des prolétaires immigrés, les pratiques managériales destructrices au CE, ainsi que la bataille contre le sexisme au travail, qu’il soit patronal, syndical ou ouvrier.

Le livre est sorti à l’occasion du cinquantenaire de mai 68. Comment cette période que tu as vécue a-t-elle marqué ta vie, jusqu’à ton choix d’« établissement » en usine ?
Ça a été un tournant essentiel. Dans mon parcours de jeune lycéenne parisienne, je n’étais pas destinée à aller en usine. En 68 je me suis politisée, j’ai découvert toutes les horreurs du monde et l’enthousiasme d’un mouvement social et de la jeunesse. C’était une grève générale mais moi j’ai vécu ce mouvement du point de vue de la jeunesse. C’était la première fois que je manifestais. [La culture de mes parents aurait pu m’y amener plus tôt (ils sont entrés au PC après la guerre) : j’ai des souvenirs de fêtes de l’Huma, qui étaient très sympas et politiques. Mais ils ne nous ont jamais trop parlé de politique, en partie à cause de leur départ du PC après l’invasion de la Hongrie par l’URSS en 1956. Ça a été un traumatisme pour eux, ils sont devenus des parias et ont perdu tous leurs amis. Mon père se disait communiste libertaire, mais dans son comportement quotidien, il reproduisait la division sexuée du travail, avec ma mère au foyer, et une certaine autorité.]
J’avais quand même des prémisses de politisation, et quand j’ai rencontré Nicolas, mon premier compagnon, dont le père était spartakiste (je crois), je le ressentais dans nos discussions, avec une attirance pour un communisme différent. En 68 j’ai été propulsée parmi les animatrices de l’occupation de mon lycée Hélène Boucher (qui a duré 3 jours), dans les AG, les groupes de travail sur la sexualité, la discipline, la pédagogie. Mes copines ont été reprises en main par leur famille, et Nicolas étant à Henri IV (un des lycées phares de la mobilisation), je me suis retrouvée au Quartier Latin. Tous les jours on ne vivait que pour ça, on dormait 5 heures par nuit, on allait à toutes les manifs, aux meetings, en particulier ceux de la JCR, on était marqués par Daniel Bensaïd, Henri Weber et Henri Maler (futurs créateurs de la Ligue Communiste Révolutionnaire). Après le tournant de juin et la reprise du travail, on a décidé de s’engager, et avec les meetings, on avait une boussole, une analyse de la situation. Comme Nicolas habitait dans le 4ème, le 12 juin, jour où de Gaulle annonce la dissolution des groupes d’extrême-gauche, on a eu notre première réunion du cercle JCR des 5ème-6ème. Dans ce groupe, on a rencontré Annie, une militante qui était allée à Billancourt et à Flins. Elle avait rencontré Edmond, un des animateurs du Comité d’Action d’Aubergenville-Elisabethville, proche de l’usine de Flins. Elle nous disait qu’en tant que révolutionnaires « il faut aller là-bas », car c’était là que les ouvriers avaient repris l’usine aux CRS et refusé le vote de la direction. L’image des grévistes affrontant les CRS le 6 juin avait marqué, et les grévistes avaient appelé les étudiants à les soutenir. C’est le lendemain que Gilles Tautin est mort noyé dans la Seine, sous les yeux des CRS. Tout le monde dans la région de Flins (aux Mureaux, à Epône, Mantes…) était solidaire, recueillait les ouvriers blessés… Puis y a eu la reprise, je suis retournée au lycée, j’ai eu mon bac en 1969, et j’ai continué à militer dans les CAL (comités d’action lycéens) qui perduraient, et à la LC (Ligue Communiste - dans une cellule, c’était léniniste !). Je me sentais bien dans les structures unitaires larges, avec plusieurs tendances. Nicolas suivit le conseil d’Annie et prit des contacts autour de Flins. Au sein de la LC, il y avait un débat sur la centralité de la classe ouvrière (par exemple dans le livre : Mai 68, une répétition générale, de Bensaïd et Weber, affirmaient que ce qui avait manqué c’était un parti révolutionnaire implanté dans les entreprises). J’appartenais à la tendance Révolution ! de la LC, qui prônait la participation aux structures larges (comme les CAL), critiquait l’URSS comme Etat autoritaire précapitaliste, et s’intéressait à ce qu’il se passait en Chine (« descendre de son cheval pour cueillir des fleurs » comme disait Mao, autrement dit aller dans la classe ouvrière). Tout ça combiné, on a décidé avec d’autres de s’installer dans la région, pas qu’à Flins, mais dans toute la vie sociale : les cités, les lycées, les foyers, des petites boites… c’était collectif et passionnant. Plus tard une librairie indépendante a été créée.

Tu critiques le terme « d’établie » en usine, pourquoi ?
Je ne critique pas, je dis que ce n’est pas une caractéristique pérenne, c’est comme quand tu vas dans un pays, tu y restes, tu y vis, tu prends parfois la nationalité. Tu deviens ouvrier-ère. Moi je dis, je me suis établie, j’ai été ouvrière 11 ans et demi et voilà. C’est connoté comme quelqu’un qui serait extérieur, intellectuel… Mais c’est faux, beaucoup de ceux qui se sont établis sont d’un niveau social comme les autres ouvriers. Ma mère couturière n’avait pas le bac, mon père était électronicien, puis journaliste technique. C’est vouloir maintenir une extériorité, mais qui en fait ne dure pas quand tu restes en usine. Parmi les quelques 2000 établis qui se sont installés, certains sont restés quelques mois ou années, d’autres toute leur vie. Aujourd’hui avec la mobilité du travail, ça ne veut plus rien dire. C’est plus l’interprétation négative et dévalorisante du terme que je critique. On n’était pas des missionnaires ! Ce côté-là a existé chez certains courants maoïstes, qui se sentaient en mission. Ce n’était pas notre conception.

Peux-tu planter un peu le décor sur l’usine de Flins, la composition des travailleurs et l’histoire de l’usine ? Tu parles de « fourmilière géante » dans ton bouquin.
L’usine sort de terre en 1952, elle est située entre Mantes et les Mureaux, où furent construits les HLM pour loger les ouvriers. Aux abords de l’A13, c’est une usine immense, 237 hectares. Presque comme dans une ville, on y trouve une centrale électrique, une de production vapeur, un réseau de voie ferrées, un poste d’épuration des eaux… L’usine va faire trimer des milliers de travailleurs pour les plus célèbres des modèles : la Frégate, la 4CV, Dauphine, 4L, R5, Twingo…Au début, les effectifs ont grossi d’année en année de 6 000 en 1957 à 10 000 en 1968, avec des Portugais, des Espagnols, des Polonais, des Italiens, des Algériens. Le grand boum a lieu en 1969, lorsque l’usine passe ses horaires de journée normale en équipes alternées de 2x8 : jusqu’à 22000 salariés. Renault va alors chercher de l’autre côté de la Méditerranée d’autres bras paysans, les pensant dociles parce que souvent analphabètes. Dans les années 1970, à Flins, il y a 40 % d’immigrés mais 80 % sur les chaînes [1]. Les femmes sont 2400 en 1972, soit 10 %. On leur réserve des postes où sont requises les qualités dites « féminines ».
Flins était un mythe, mais le Flins de 68, n’est plus le même en 1972. En 68 c’était beaucoup des ouvriers français, du coin (betteraviers etc.). En 69 avec le passage 2x8, Renault embauche beaucoup de nord-africains, et ça joue sur la combativité. Les ouvriers français sont promus (régleurs, chefs d’équipes, professionnels) et remplacés sur la chaîne par les immigrés, qui viennent de la campagne marocaine, tunisienne ou algérienne, qui n’ont jamais fait grève. Ça change complètement la donne. Ces ouvriers-là n’ont pas vécu 68, le mythe se dilue, et ça on ne l’avait pas trop analysé. Les derniers maos sont licenciés en 73.

Tu décris dans le détail l’enfer du travail, l’exploitation, l’aliénation, un peu à la manière de Jean-Pierre Levaray dans « Putain d’usine ! ». Là où la direction de Renault voudrait valoriser « le losange à la place du cœur », tu rêves « d’un gigantesque feu de joie collectif des cartes d’usines », symboles du travail-marchandise.
L’enfer du travail pour moi c’était les horaires (surtout en équipe 2x8), qui déstructurent complètement la journée, les rendements, les gestes répétitifs, et la hiérarchie de la maîtrise. L’aliénation c’est accepter de ne pas manger quand on veut, et pour les femmes c’est encore pire, les horaires consacrent la double-journée. C’est que tout ça paraisse naturel. La direction voulait qu’on fasse corps avec le produit et la façon dont on le produit, comme tous les patrons. Et ça marche en grande partie, aujourd’hui encore. Il y a amalgame entre avoir un revenu, un travail et maintenir ce lieu de travail et ce produit, la bagnole, qui sont nocifs, destructeurs de vie, que ce soit la vie des gens à la production et la voiture, avec la pollution et la mort sur la route. La voiture c’est un produit aliénant, polluant, symbole d’individualisme. L’aliénation, les gens doivent la supporter, nous les militants on la supporte, on en a conscience, on sait que ça va péter un jour, mais les gens sont obligés de l’accepter pour pas se tirer une balle, d’ailleurs certains le font. C’est dans les grèves que tout ce qui est étouffé ressort, c’est libérateur, c’est remettre en question l’aliénation et l’exploitation, et ça passe au travers des revendications qui sont forcément matérielles. On ne fait pas grève contre l’exploitation, on monnaie : les cadences, le respect des chefs.

Mais il y a aussi la solidarité entre couturières, la perruque, les amitiés…
Cette solidarité concrète dans le travail, c’est ce qui permet de supporter l’exploitation, c’est ce qui fait que ce n’est pas la prison. Les rires, les anniversaires, faire les folles, la perruque… C’est aussi ce qui permet de construire la solidarité qui pourra exister dans les grèves. Aujourd’hui les patrons, ils veulent casser ce lien entre les gens, les individualiser. Or sans cette solidarité, on devient fou, et c’est ce qui arrive aujourd’hui. C’est une grosse erreur des patrons je pense. Regarde ce qui se passe à la SNCF. Les Gilets Jaunes c’est aussi ça, ce lien perdu dans le vécu au travail, dans les petites boites, parmi les précaires. Et ils monnaient ça avec le pouvoir d’achat. C’est un non-dit, l’histoire du travail chez les Gilets Jaunes, ça n’apparait qu’en filigrane.

Quelle était la situation des ouvrières à l’usine ?
Quand je suis rentrée, c’était à la couture, le plus gros atelier féminin, avec 550 femmes au total. Et dans l’usine il y avait 2400 femmes dont plus de la moitié ouvrières. Il y avait aussi les jockeyttes qui conduisent les voitures au parc à la sortie du montage, des femmes aux pièces de rechange, au marouflage en peinture, et des employées de bureau (pour les paies notamment), plus les infirmières. Assez peu d’OP. La couture c’était typiquement un travail vu comme féminin, car minutieux. Il n’y avait que 5-6 hommes à la machine à coudre, des étrangers. Sinon les hommes coupaient les grandes pièces à coudre avec des machines à air comprimé. Des femmes auraient pu le faire, mais elles étaient subordonnées, elles prenaient et rangeaient les pièces découpées. Au-dessus de chef d’équipe, c’était des hommes. L’atelier était relégué dans un endroit isolé, au 2ème étage loin dans le bâtiment de la sellerie, alors qu’il aurait très bien pu être au rez-de-chaussée, ça aurait été plus logique car à côté des carrousels de sièges.
Ce qui m’a le plus frappée au début, c’était les sifflements, en particulier sur les chaînes. C’était difficile pour moi qui y militait et qui circulait beaucoup dans l’usine. J’ai été victime d’une agression (un exhibitionniste), mais c’est aussi tout un tas de petits détails, des blagues sur les femmes à l’usine... Et j’ai découvert assez vite que l’atelier de couture était surnommé le « parc à moules », comme si c’était un gynécée avec des centaines de femmes à consommer ! Il y avait aussi quelques calendriers avec des photos de femmes nues dans les ateliers d’hommes.
Une anecdote : le jour de la fête des mères, je vois arriver les femmes avec un cadeau, un tablier de cuisine avec une manique, cadeau de la CGT gestionnaire du CE… On avait fait un tract très percutant là-dessus avec Révolution !. Quand la CFDT dirigea plus tard le CE, on a essayé, en partie sous mon impulsion, de la transformer (parce que c’était dur de la supprimer) en amenant des animations féministes, avec des cadeaux plus personnels et moins ménagers. On a introduit aussi le 8 mars, qui a ensuite été dévoyé par FO en journée de « la » femme avec des cadeaux !… On avait impulsé une commission femmes à la CFDT. Après ça a un peu changé, même si pour la fête des mères, ce genre de cadeaux ménagers et pour être « belle » continue dans la société.
Le harcèlement sexuel existe en usine, et est très peu pris en charge par les syndicats de cette branche, qui sont dominés par les hommes, et il reste assez peu de possibilités pour les femmes, à part partir, avoir un autre poste. Avant c’était une espèce de « tradition » (droit de cuissage…) mais aujourd’hui c’est assez répandu à tel point que les règlements intérieurs le condamment. Par contre le harcèlement moral est presque devenu une technique de management.
On a défendu une ouvrière harcelée sexuellement en 2000. C’est un cas qui m’a énormément marquée, probablement parce qu’en même temps, j’étais harcelée par mon patron du CE (j’ai été déqualifiée, déplacée, on a demandé mon licenciement, on voulait me tuer socialement…). Ce qui était choquant c’est qu’on (la CFDT) était seul contre tous : le patron, la CGC, la CGT. Le type était à la CGT, et la commission femmes de la CGT était emmerdée. On a voulu aller jusqu’au procès mais ça n’a pas été possible.

Du coup, la grève de la couture de 1980 que tu racontes dans ton livre, avec toutes ses limites, c’est une prise de conscience de la force collective des travailleuses en lutte.
Cette grève pour moi c’était la concrétisation de tout le travail fait à l’atelier depuis que j’étais rentrée dans l’usine. C’était une grève construite, préparée avec la déléguée CGT, on avait fait des réunions, on avait fait des tracts unitaires. Les revendications concernaient les rendements, on nous baissait les temps pour faire de plus en plus de pièces. Les femmes en sortant ensemble de leur machine ont ressenti une libération. Le pas qu’elles ont fait dans l’atelier, ça représentait le pas dans leur tête. Elles ont remis en cause l’autorité patronale et celle du mari, parce que certains n’étaient pas d’accord. On était une soixantaine, c’était beaucoup sur une équipe. Quand les femmes sortent, c’est que quelque chose ne va pas dans l’usine. La direction nous a reçues très rapidement. Peu importe que ça n’ait duré que quelques heures, on a remis en cause l’ordre établi et l’ordre patronal.

Tu évoques l’impasse de la participation au groupe de travail pour la réorganisation de l’atelier de couture, dans un contexte de menace d’externalisation de cet atelier.
Après la grève, il y a eu cette proposition, sous l’impulsion de cadres socialistes qui voulaient faire du capitalisme à visage humain sous Mitterand, pour réorganiser l’atelier, en prenant en compte les revendications, et que l’atelier puisse rester, en étant compétitif. Il y a des endroits où ça a marché un moment, les ouvriers faisaient toute la voiture eux-mêmes à Volvo en Suède, par exemple. Avec la déléguée CGT, on a fait le choix d’y aller. Les ouvrières qui participaient étaient plutôt combatives : la question des temps d’opération revenait tout le temps, on voulait des machines neuves, un poste de travail plus agréable, moins de bruit… Ce qui a changé la donne, ce n’est pas le résultat, c’était que les ouvrières ont décortiqué leur travail, en collectif, et ça justifiait toutes les revendications que la CFDT amenait depuis des années sur les conditions de travail, un travail moins répétitif… qu’on ait notre mot à dire sur l’organisation. C’était éprouvant nerveusement parce qu’on était sur le fil du rasoir entre collaboration avec le patron et émancipation des travailleuses. Il y a eu une forme d’apprentissage de la démocratie ouvrière, parce qu’on faisait des compte-rendu quotidiens de ce qui se passait dans les groupes aux ouvrières de tout l’atelier. Elles nous disaient parfois « faites attention à la direction ». Aujourd’hui, je ne suis pas sûre que je le referai, vu l’état du management, les conditions ne seraient pas les mêmes. Et de toute façon, l’atelier a disparu au début des années 90. Il y a eu une petite cinquantaine d’ouvrières qui n’ont pas bien été reclassés : déqualifiées et à la chaîne, en équipe alors qu’elles étaient en horaire de normale.
C’était une contradiction, parce qu’on revendique tout le temps qu’on écoute les ouvriers, et là on pouvait prendre la parole. Est-ce qu’il fallait refuser en disant qu’on ne voulait pas de collaboration de classe ? Ce n’est pas simple comme question. Très vite on s’est rendu compte que ça butait sur la question du fric. Les ouvrières ont vu qu’on voulait bien leur donner la parole, mais pour des « vitrines » qui coûtaient le moins (blouses, chaises, tables, casiers neufs, de la lumière, mais il y avait toujours autant de bruit, de courants d’air), et que les refus étaient motivés par l’argent. On voulait des machines neuves, on s’en foutait des plantes dans l’atelier. Les machines restaient pour la plupart les mêmes vieux tacots qu’en 1952…

Cette réorganisation fait partie de la restructuration capitaliste commencée dans les années 70-80. Comment s’est-elle traduite à Flins, et quels impacts sur les collectifs de travail et les luttes ?
A Flins ça a commencé dans les années 80. Ça s’est traduit par l’externalisation de tout l’équipement intérieur de la voiture, les sièges, les planches de bords, les pavillons, les tapis, préparés par pas mal d’ateliers, entrainant des baisses d’effectif. L’utilisation de l’intérim, avec la généralisation de l’emploi massif et pérenne des intérimaires : aujourd’hui il y en a 80 % à la chaîne. De 90 à 2000, c’est à peu près 1000 emplois en moins par an. Il reste 2500 CDI aujourd’hui et 2400 intérimaires. Renault ne remplaçait pas les départs (retraites et autres), bloquait les embauches, et en plus les licenciements individuels. Ça s’est fait petit à petit, à bas bruit. En peinture et en tôlerie il y a eu de la robotisation. Mais le plus important c’est l’externalisation et la fabrication de plus de modèles à l’étranger.
Le coup de grâce fut la troisième équipe pour produire plus, une équipe de soir-nuit qui bossait de 20h30 à 4h du matin pour soi-disant sauver le site de Flins. Du coup le temps de repas a été basculé en fin de poste, donc les gens pouvaient partir en cars après le travail, et ils n’allaient donc plus à la cantine. Ça a détruit le lien social dans l’usine et le collectif de travail, qui s’entretenaient à la cantine. Une forte minorité de la CFDT a été exclue, car ils ont protesté publiquement contre le vote en faveur de cet accord.
Pour casser les collectifs de travail, ça faisait des années que la direction voulait sortir les locaux des syndicats de l’usine. C’est très symbolique que les syndicats aient les locaux dans l’entreprise même. Finalement ils ont réussi, quand la CGT puis la CFDT acculées, ont accepté en 2005 des locaux en face du CE avec les autres nouveaux syndicats.
Depuis 1995 (3 semaines sur les salaires), il n’y a plus vraiment de grandes grèves à Renault, en tout cas de grèves qui remettent en question les qualifications, les classifications, les cadences. Il y a des grèves défensives, quelques grèves d’intérimaires pour des choses qui manquent sur les fiches de paie, contre un chef, mais il n’y a plus de grand mouvement social (quelques débrayages importants sur les retraites en 2003, moindres en 2010).

Dans une usine gigantesque comme Flins, quelles étaient les stratégies des grévistes pour avoir un rapport de forces fructueux ?
Souvent les grèves éclataient sur un ras l’bol dans un secteur et cela suffisait pour bloquer tout le reste de l’usine (comme aux presses ou ailleurs, en amont ou en aval du montage de la voiture). C’est à la fois l’avantage et l‘inconvénient de la chaîne : on peut bloquer la production à une minorité mais rester minorité active. Les grévistes défilaient pour avoir plus de monde, mais comme les chaînes étaient arrêtées, les ouvriers sollicités ne rejoignaient qu’un temps, la maîtrise faisant aussi pression. Du coup, les grévistes bloquaient physiquement les bouts de chaîne, ce qui est interdit et de plus n’incitait pas les autres de rejoindre la grève. Ce fut un débat récurrent dans les syndicats et parmi les ouvriers : comment étendre la grève, ne pas risquer des sanctions et licenciements pour les blocages efficaces seulement un temps… De plus se focaliser là-dessus empêchait aussi de parler du fond, des revendications, de la remise en cause du travail à la chaîne, de la gestion démocratique de la grève. Il y eu quelques réussites et des avancées tout de même dont je parle dans le livre (les presses en 78, les caristes et leurs clarks, les peintres en 83, pour les congés sans solde en 76, les grèves du samedi matin en 74...)

A l’opposé, la Régie Renault a déployé de nombreuses stratégies pour briser les grèves d’OS immigrés des années 73-78.
Toute la panoplie patronale, du classique au plus violent : divisions, pressions, remplacement des grévistes, dénigrement, bruits, provocations de la maîtrise, parfois physiquement et avant 1980 avec une officine facho et raciste, le CDR (Comité de défense de Renault), huissiers, lettres au domicile des salarié.es, lock -out et chômage technique, évacuations par les CRS, sanctions, licenciements… sans parler de l’apport de la presse et des médias pour dénigrer les grévistes d’origine étrangère y compris en 82 sous Mitterrand.

Tu as participé et assisté à de nombreuses luttes dans la région de la vallée de la Seine depuis presque 50 ans. Les luttes ouvrières de grands bastions locaux semblent un lointain souvenir. Par rapport aux luttes passées de la région, les Gilets Jaunes du Mantois (dont tu fais partie), ça représente quoi pour toi ?
Oui, la vallée de la Seine, nommée la vallée de l’automobile a bien changé, sur fond de désindustrialisation dans d’autres branches aussi. La dernière grève qui a marqué ce fut le soutien à PSA Aulnay, avec des débrayages à Poissy et une jonction une journée avec Flins en 2013.
Le mouvement inédit et bousculant des GJ que j’ai rejoint localement fin novembre, me paraît aussi important que mai-juin 1968 sur ce qu’il dit de la société actuelle, sur le bouleversement et la crise politique qu’il a créée, même s’il est moins massif. Certes il ne vient pas directement des entreprises, il s’enracine ailleurs dans des lieux improbables du fait de la modification de la classe ouvrière. Au début je ressentais comme une ambiance de piquet de grève hors usine, une même libération de la parole et le retour d’une fraternité perdue. Et puis il est plus tenace dans la durée (7 mois !), il mûrit et beaucoup se politisent… malgré une répression d’État sans précédent, malgré la jonction trop ténue avec le mouvement ouvrier traditionnel. Ses traces seront profondes, historiques et espérons fructueuses pour notre camp.

Tu as subi après ton entrée au CE un management par le harcèlement particulièrement douloureux, qui montre que la souffrance au travail n’est pas que l’affaire des « cols bleus ».
1999-2000 furent mes plus dures années dans cette entreprise et paradoxalement du fait d’un syndicat, FO allié à la CGC, qui avait repris la gestion du CE en 1996. J‘étais déléguée du personnel du CE et devenue leur bête noire à abattre. Même si je ne suis plus à la CFDT qui n’est plus un syndicat de combat sur Flins, je suis reconnaissante d’avoir bénéficié d’une aide syndicale et juridique qui a permis d’annuler le licenciement puis la mise à pied. Mais j’en garde forcément des traces et je suis à même de comprendre dans ma chair ce terrible fléau que subissent de plus en plus de salarié.es et qu’il faut éradiquer !

La bagnole n’a jamais été une passion pour toi, et tu as participé à la lutte anti-automobile contre la construction d’un circuit de F1 à Flins.
Oui déjà début des années 70, nous étions un peu précurseurs à l’OCT, concernant la remise en cause de l’automobile, comme produit polluant, symbole assez machiste d’une société prônant l’individualisme. Nous assumions d’être à contre-courant pour valoriser les transports en commun, le rapprochement travail/habitat, et un modèle de société émancipateur. On devrait toujours réfléchir à la nature du ou des produits qu’on fabrique, même si on n’a pas vraiment le choix, ça se fait de plus en plus...
Le débat s’est relancé en 2009 lors du magnifique combat de nombreux habitants contre un aberrant circuit F1 anti écologique, inutile et coûteux au possible et qui aurait été au bout de notre rue ! Un collectif est né (Flins sans F1) qui continue autrement aujourd’hui après la victoire (rare !) contre ce projet que très peu dans la région regrettent.

OCL Paris

Fabienne Lauret, L’Envers de Flins. Une féministe révolutionnaire à l’atelier, préface d’Annick Coupé, Éditions Syllepse, coll. « Les années 68 », Paris, 2018, 300 pages, 15 euros.

[1] Fabienne raconte l’événement du saccage des bureaux de la mairie de Meulan par une trentaine de militants de Vive la révolution (ayant donné lieu à des condamnations à prison avec sursis), pour dénoncer le scandale du trafic à l’embauche des travailleurs immigrés impliquant les services de Meulan, notamment le fait que les travailleurs immigrés devaient verser 500 à 2 000 francs pour obtenir un emploi.

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