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Courant alternatif 288 mars 2019

Grandeur et limites de l’expérience zapatiste

Il y a vingt-cinq ans, la rébellion indigène du Mexique

jeudi 21 mars 2019, par admi2


La conscience humaine ne meurt jamais.
Elle s’endort, végète, tombe parfois
dans un état léthargique,
mais arrive le moment où elle se réveille et où,
d’une certaine manière, elle récupère le temps perdu.

Raoul Vaneigem

Un quart de siècle, une vie. Par où commencer ? Par des souvenirs. Le 31 décembre 1993, le Mexique était disposé à inaugurer l’accord de libre-échange avec l’Amérique du Nord, signé quelques mois auparavant avec les États-Unis et le Canada (Tlcan, ou Nafta en anglais). J’y vivais depuis 1979 et j’avais parcouru le pays en long et en large, un peu comme un hippie et un peu comme un journaliste. J’étais un fervent lecteur de Malcolm Lowry, D. H. Lawrence et Jack Kerouac et, comme eux, j’étais fasciné par la beauté de ces terres, mais aussi par les souffrances qui en transpirent.
Du Mexique, j’étais fasciné par les cultures indigènes et le passé : la révolution, les aventures de Ricardo Flores Magón et l’épopée d’Emiliano Zapata, dont les anciens discutaient encore dans les villages. J’ai adoré le ciel dégagé de la Sierra Madre, les somptueux paysages des tropiques et encore plus la douceur du climat du plateau ; J’ai même été attiré par la ville de Mexico, qui avait une dimension humaine et n’était pas la métropole monstrueuse d’aujourd’hui. Pour beaucoup d’entre nous, issus des folles années soixante-dix, le Mexique était une sorte d’oasis de liberté, un refuge qui nous permettait de connaître de nouveaux horizons et, surtout, de rester à l’écart de l’Italie, en proie à la dépression et à la repentance.

En même temps, je savais bien que le pays correspondait encore à la description lapidaire donnée par Victor Serge, le révolutionnaire russo-belge décédé ici en 1947 : « Un pays bicolore, sans classe moyenne ou avec une classe moyenne insignifiante : en haut, la société du dollar ; en bas, la primitivité et souvent la misère de l’Indien (1). » Le même pays profondément raciste que décrit le réalisateur Alfonso Cuarón dans Rome, un film à succès récemment présenté au Festival de Venise.

À contre-courant

Ce 31 décembre, les principaux quotidiens et journaux télévisés célébraient l’entrée imminente du pays dans le monde étincelant de la marchandise, avec des foules de gens rassemblés dans les supermarchés pour le dîner du réveillon de la Saint-Sylvestre, appelé ici Noche Buena. Tandis que le Président Carlos Salinas de Gortari, de l’inoxydable Partido Revolucionario Institucional (PRI), célébrait le sommet de sa carrière, très loin des lumières de la ville des milliers de miliciens d’une mystérieuse Ejército Zapatista de Liberación Nacional (EZLN) progressaient tranquillement dans la nuit. Quelques heures plus tard, à l’aube, ils entrèrent dans l’Histoire en occupant militairement sept villes du Chiapas : San Cristóbal de Las Casas, Las Margaritas, Altamirano, Oxchuc, Huixtán, Chanal et Ocosingo.

J’habitais à Tepoztlán, un village du Morelos, mais je connaissais bien le Sud-Est, car je travaillais pour Noticias de Guatemala, une agence de presse, aujourd’hui disparue, qui suivait les luttes sociales de ce pays d’Amérique centrale martyrisé. Je faisais souvent des allers-retours, presque toujours en voiture ou en bus, et, quand je le pouvais, je m’arrêtais pour dormir à San Cristóbal, une étape et une jolie ville coloniale. Je savais que le Chiapas ressemblait beaucoup à l’Amérique centrale et j’avais été plusieurs fois dans la jungle de Lacandon où, à côté des populations mayas sinistrées, survivaient des milliers de réfugiés guatémaltèques, qui étaient aussi en grande partie des Mayas et qui fuyaient une terrible guerre d’extermination.

Le samedi 1er janvier, deux amis guatémaltèques, militants de l’Unidad Revolucionaria Nacional Guatemalteca (URNG), l’organisation de guérilla qui luttait depuis des décennies pour changer les conditions de vie dans ce pays voisin, ont fêté le nouvel an chez moi. Je me souviens encore de leur regard, entre perplexité et excitation, quand, vers midi, un collègue journaliste m’a appelé de San Cristóbal pour m’avertir que la révolution avait éclaté... C’était l’époque où les guérillas centraméricaines battaient en retraite, et même l’URNG, encore solide sur le plan militaire mais sans pouvoir gagner, tentait de conclure dignement les épuisantes négociations de paix qui se déroulaient depuis des années.

Le moment n’était pas favorable. Après la fin honteuse du mal nommé « socialisme réel », les mouvements sociaux semblaient s’être endormis, et les partis qui se proclamaient encore de gauche traversaient une crise terminale. La pensée unique prévalait dans le monde entier, tandis que le capitalisme néolibéral était présenté comme le seul horizon possible, l’aboutissement obligatoire de chaque civilisation. Aux États-Unis, Francis Fukuyama proclamait triomphalement la fin de l’Histoire et Margaret Thatcher en rajoutait une couche : « There is no alternative » (TINA) – « Il n’y a pas d’alternative ».

Au Mexique, la situation n’était pas meilleure : le mouvement 500 Años de Resistencia Indígena, Negra y Popular se délitait après le cycle important de manifestations et de contre-célébrations du cinquième centenaire (1992) sur tout le continent. Bien sûr, les protestations et les manifestations de mécontentement ne manquaient pas, notamment en raison des perpétuelles fraudes électorales, mais l’opposition était démoralisée et désorganisée. Bien qu’il n’y ait aucune trace d’un mouvement ouvrier indépendant, des groupes de paysans et de peuples autochtones continuaient de résister çà et là dans les zones rurales. Dans les cercles de gauche, on tentait de rompre le cordon ombilical avec le modèle soviétique et certains anciens communistes essayaient de se refaire une virginité « néolibérale ». L’un d’entre eux, le célèbre politologue Jorge Castañeda, venait de publier un livre qui décrétait la disparition de la guérilla (2)…

La fête, en ce qui concerne le gouvernement mexicain, est aussi belle que ruinée

S’ensuivirent des moments de scepticisme, les réseaux sociaux n’existaient pas encore, et le 1er janvier à Mexico, non seulement les journaux ne paraissent pas, mais même les informations ne sont pas diffusées à la radio et à la télévision. Néanmoins, on a vite compris que c’était la réalité et qu’il ne s’agissait pas d’une révolte spontanée, mais d’un véritable soulèvement armé, soigneusement préparé et planifié pendant des années.

Une organisation militaire, l’EZLN, déclarait la guerre à l’État mexicain et publiait un manifeste, la Déclaration de la forêt Lacandon, qui, en se basant sur la Constitution mexicaine, revendiquait le droit du peuple à renverser le gouvernement en brandissant la lutte des peuples autochtones contre la pauvreté et l’inégalité. Au lieu du marxisme-léninisme, le document invoquait les principes de base de la justice sociale tels que le pain, la santé, l’éducation, le logement, la paix, la démocratie, la liberté... On y lisait entre autres : « Nous sommes le produit de cinq cents ans de luttes », « Nous mourons de faim et de maladies que l’on pourrait guérir (...) nôtre action est désespérée, mais juste (3) ».

C’étaient des mots simples mais incisifs qui saisirent des millions de personnes au Mexique et dans le monde. « Je n’en crois pas mes yeux, écrivit Gianni Proiettis de San Cristóbal. Ce sont deux petites filles avec de longues tresses noires, un profil maya, carabine à l’épaule. Elles ajustent leur foulard rouge autour de leur cou et me sourient. (...) La fête, en ce qui concerne le gouvernement mexicain, est aussi belle que ruinée (4). » Pendant ce temps, les miliciens EZLN avaient attaqué la caserne de Rancho Nuevo, près de San Cristóbal, et sorti les prisonniers (sauf les trafiquants de drogue) de la prison. À Las Margaritas, le général Absalón Castellanos, ancien gouverneur du Chiapas, fut emprisonné, sous l’accusation d’avoir organisé des actes de torture, des enlèvements et le meurtre de militants indigènes. Ils le libérèrent le 16 février, en le condamnant à passer le reste de ses jours avec la honte d’avoir été pardonné par les personnes à qui il avait fait tant de mal.
Passé la première surprise, l’armée lança une contre-offensive avec un déploiement massif de forces et des bombardements aériens intenses. En quelques jours, il y eut plus de 400 morts (nous ne connaîtrons jamais les chiffres réels), pour une part parmi les civils et pour l’autre à Ocosingo, où un bataillon de l’EZLN fut pris au piège du 2 au 4 janvier. L’une des pertes les plus fortes fut le sous-commandant Pedro, chef d’état-major de l’EZLN, militant éprouvé d’origine urbaine. Il mourut à Las Margaritas, victime d’une balle perdue.
Bientôt, on sut que parmi les rebelles se trouvait un nommé Marcos, un jeune non autochtone, dont l’image avec sa pipe, sa cagoule et sa cartouchière fit rapidement le tour du monde. De taille moyenne, environ 35 à 40 ans, Blanc aux yeux clairs, Marcos était doté d’un long nez, de capacités de communication remarquables et d’une bonne dose d’autodérision, une vertu peu commune dans les guérillas latino-américaines. Il devint rapidement l’idole des journalistes, qui se disputaient l’honneur de l’interviewer. Je me souviens qu’un jour, à la question : « Vous appartenez à la théologie de la libération ? », il répondit plus ou moins : « Non. Nous nous libérons sans théologie. »

Halte au massacre

La presse réagit de manière désordonnée. Certains intellectuels (parmi lesquels Antonio García de León, Carlos Montemayor, Pablo González Casanova, Rodolfo Stavenhagen et quelques autres) se prononcèrent vite pour l’ouverture de pourparlers de paix. Mais il y eut également des avis en rien indulgents. Le 2 janvier, La Jornada – qui deviendra l’un des principaux canaux de communication de l’EZLN – publia un article de fond très dur intitulé « Non à la violence ».

Dans le même journal, le poète Octavio Paz écrivit : « C’est une rébellion irréelle, condamnée à l’échec. Cela ne correspond pas à la situation dans notre pays, ni à ses besoins et aspirations actuels (5). » Beaucoup se refusèrent à croire qu’une guérilla de cette taille pourrait s’installer au Mexique. « Il semblait – écrivit plus tard l’historien Enrique Krauze – qu’une météorite était tombée sur nous, venant non pas de l’espace sidéral, mais du passé (6). » Or les insurgés n’étaient pas des vestiges de l’Histoire, mais des hommes et des femmes en chair et en os, le produit absolument « contemporain » des catastrophes causées par le capitalisme.
Au même moment, le peuple, ce que certains appelaient la « société civile », commença à s’organiser pour mettre fin à la guerre. À partir du 10 janvier, des centaines de milliers de personnes manifestèrent à Mexico et ailleurs. Ce fut une réaction de masse spontanée, et c’est l’un des plus beaux souvenirs que je conserve de ces jours agités. C’est ainsi que le 12 janvier, le gouvernement de Salinas dut céder à la pression populaire en décrétant le cessez-le-feu unilatéral. Le 15, les parties acceptèrent la médiation de Samuel Ruiz, évêque de San Cristóbal, que les indigènes appelaient tatic (père en tzotzil) et qui bénéficiait de leur confiance – mais pas de celle du gouvernement qui, à tort, le considérait comme le véritable instigateur de la rébellion.

Je visitai les zones de conflit du 20 au 27 janvier en tant que traducteur (anglais-espagnol) avec une délégation internationale autochtone présidée par Rigoberta Menchú, lauréate du prix Nobel de la paix en 1992 (7). Dans un petit bus loué pour l’occasion et orné de grands panneaux pour la paix, notre caravane parcourut des centaines de kilomètres dans les régions du conflit, de villages en camps de réfugiés. Nous entrâmes également dans une prison où étaient incarcérés des prisonniers zapatistes présumés, dont la grande majorité se proclamaient innocents. Dans de nombreux endroits, nous reçûmes des informations faisant état de cas de torture, d’enlèvements, de meurtres et de menaces à l’encontre d’organisations de défense des droits de l’homme.

Bien que la trêve soit déjà en vigueur, les signes de la guerre étaient partout. Le bâtiment de la municipalité de San Cristóbal était toujours occupé par l’armée qui, avec des véhicules blindés, empêchait l’accès à la place principale. Il n’y avait pas de touristes et, partout, un grand nombre de soldats étaient présents. Dans les rues, les postes de contrôle faisaient penser à la Bosnie plutôt qu’au Mexique que je connaissais et que j’aimais. Les quelques véhicules non gouvernementaux qui circulaient étaient ceux de journalistes et portaient des drapeaux blancs sur lesquels était écrit « presse ». Il y avait beaucoup de barrages routiers avec des soldats en tenue de guerre, des chars et des mitrailleuses visant les passants. Nous nous demandions : « Si de telles choses se produisent au Mexique, comment cela finira-t-il dans le reste du monde ? »

Bilan provisoire

Vingt-cinq ans ont passé. Je ne dirais pas que le Mexique a changé en mieux : en Amérique latine, il continue d’être le pays qui concentre le plus de richesses, et le pillage des peuples indigènes n’a pas cessé. Je suis cependant certain que s’il n’y avait pas eu les zapatistes la situation du Mexique serait encore pire. Ils ont eu – et avant eux les mouvements guatémaltèques et sud-américains – le mérite non seulement de dénoncer les conditions inacceptables de pauvreté dans lesquelles se trouvent les peuples d’origine, mais également de mettre en évidence la richesse de leurs cultures, leurs cosmovisions et leurs conceptions de la relation entre l’être humain et la terre. Quoique le racisme n’ait pas été éradiqué, être autochtone aujourd’hui est préférable à être autochtone à l’époque. Comme l’a écrit Hermann Bellinghausen, il n’y a pas un seul peuple autochtone du Mexique qui ne soit redevable envers les zapatistes (8).

Grâce au cycle historique qui a commencé le 1er janvier 1994, il n’est pas possible aujourd’hui de penser exclusivement aux droits individuels : il faut admettre que les êtres humains vivent en communauté et qu’ils ont des caractéristiques culturelles, ethniques, linguistiques et religieuses spécifiques. En février 1996, l’EZLN et le gouvernement mexicain ont signé les accords de San Andrés, une série d’engagements visant à assurer de nouvelles relations entre l’État, la société et les peuples autochtones. Il est vrai que ces accords n’ont jamais été respectés, mais ils continuent d’être une importante plate-forme de lutte qui donne de la cohésion au mouvement. La même année, en octobre, les zapatistes ont contribué à la fondation du Congreso Nacional Indígena (CNI), la première organisation à portée nationale, indépendante de l’État.

Depuis les années 2000, dans le contexte des violences paramilitaires déclenchées par l’État mexicain contre des mouvements indigènes (on se rappelle les massacres d’Acteal et d’El Bosque et, en dehors du Chiapas, ceux d’Aguas Blancas et d’El Charco, entre autres), l’EZLN s’est retirée dans les territoires qu’elle contrôle : une partie de Los Altos, une région montagneuse du centre du Chiapas, et certaines parties de la forêt Lacandon. Loin des projecteurs de la politique, elle a mis en pratique un projet d’autonomie régionale, des conseils de « bonne gouvernance » ou caracoles *, des collectivités fondées sur le principe de la rotation des charges, le soutien réciproque et la propriété commune de la terre. Elle a créé des écoles alternatives, des institutions culturelles, et un système de santé efficace associant médecine traditionnelle et médecine occidentale (9).
Mais il y a beaucoup plus. Les zapatistes ont forgé un discours politique qui a renouvelé les luttes sociales au niveau planétaire et qui a contribué à créer le premier grand mouvement social contre la mondialisation néolibérale. À une époque caractérisée par la dictature de l’argent, ils ont défendu « un style de vie fondé sur la solidarité, la gratuité et la créativité qui remplace le travail » (10). Ils ont donné naissance à des réunions « intergalactiques » où, contrairement aux vieux partis communistes par exemple, ils n’ont jamais prétendu offrir des solutions valables partout et pour tous, mais où ils ont posé les questions centrales de notre époque : la fin de la civilisation de l’argent, la redécouverte de la communauté, la démocratie directe, l’identité et la différence, le pouvoir (11).
 
« Nous sommes seuls »

Les zapatistes ont fait cela et plus encore. Ils méritent donc le respect et la solidarité de tous ceux qui se battent pour un monde meilleur. Aujourd’hui, cependant, ils se retrouvent seuls. « Je vais vous le dire clair et net. Nous sommes seuls exactement comme il y a vingt-cinq ans. (...) On nous ignore », déclare amèrement le sous-commandant Moisés, actuel porte-parole de l’EZLN (12). Comment l’expliquer ? Il ne s’agit pas seulement de l’usure naturelle d’un mouvement qui dure depuis un quart de siècle sans se rendre.
Au cours de ces années, des dizaines de milliers de personnes originaires de dizaines de pays et qui ont échangé avec l’EZLN et les communautés en résistance ont défilé dans les montagnes du sud-est du Mexique. Cependant, les relations humaines nées dans les territoires libérés ne se sont pas toujours développées au nom de la coopération et de la fraternité. À cet égard, il convient de lire le livre susmentionné de Giuseppe Martinelli, qui met en lumière la grandeur, mais aussi les limites de l’expérience zapatiste.
Moisés dit : « Si nous avons obtenu quelque chose, c’est seulement grâce à notre travail et si nous nous sommes trompés, c’est uniquement notre faute. (...) Certains auraient aimé nous dire quoi faire et quoi ne pas faire, quand parler et quand ne pas parler. Nous les avons ignorés. » Ce ne sont pas que des mots. Cela fait longtemps que l’attitude des zapatistes s’est durcie, ce qui explique, du moins en partie, pourquoi bon nombre de personnes et d’organisations ont choisi de prendre de la distance. Il serait utile de se demander, par exemple, ce qui est arrivé aux réseaux de solidarité européens (13). Au début de 1998, peu après le massacre d’Acteal, nous avons pu organiser un rassemblement de protestation à Rome auquel environ 40 000 personnes ont participé. Combien participeraient maintenant, si quelque chose comme cela se reproduisait ?
Il est vrai que l’EZLN, comme toutes les armées, a une structure militaire hiérarchique et autoritaire. C’est peut-être pour cette raison que ses dirigeants préfèrent s’entourer de loyalistes plutôt que d’accepter la critique fraternelle des personnes solidaires mais qui pensent aussi. Une chose est sûre : au cours de ces années, ceux qui ont osé exprimer des doutes sur les nombreux développements politiques souvent discutables du commandement zapatiste ont été chassés, presque toujours accusés de fautes extravagantes.

Je précise que je ne fais pas allusion aux partis de gauche ou de droite avec lesquels l’EZLN a été trop clément, puisqu’en 1994 il a appelé à voter pour Cuauhtémoc Cárdenas du Partido de la Revolución Democrática, et en 2000 a fait bénéficier du doute Vicente Fox du Partido Acción Nacional (PAN). Je fais plutôt réfrérence aux collectifs autonomes et aux nombreux camarades qui ont été exclus sans raisons claires. C’est ainsi que l’enthousiasme initial a disparu et que sont restés surtout des « compagnons de route », certainement généreux mais pas toujours efficaces et souvent sectaires. Le résultat est que peu à peu les zapatistes ont perdu les capacités de communication qui avaient fait leur fortune au début.

Le gouvernement d’AMLO

Depuis le 1er décembre de l’année dernière, le Mexique a un gouvernement de gauche qui prétend être l’héritier des grands mouvements sociaux du passé. Le Président Andrés Manuel López Obrador (AMLO), du Movimiento de Regeneración Nacional (Morena), affime vouloir lancer la quatrième transformation du pays après la guerre d’indépendance (1810-1821), la guerre de réforme (1858-1861) et la révolution (1910-1917). Il promet de changer les choses en s’attaquant à la racine. Il jure d’en finir avec la corruption et avec les trente années de libéralisation sauvage qui ont rendu les pauvres plus pauvres et les riches plus riches. Il se targue de représenter les intérêts des uns et des autres et prétend être l’ami de tous les hommes de bonne volonté.
Sera-ce vrai ? Il faut dire que les quelque 30 millions de Mexicains qui ont voté pour AMLO n’appartiennent pas tous à Morena et ne croient pas forcément en ses promesses. Ce sont simplement des citoyens qui ont exprimé par la voie électorale leur rejet des gouvernements précédents. Il est utile d’examiner rapidement ce que le nouveau gouvernement a fait au cours de ces premiers mois. Il a annulé la construction d’un aéroport litigieux près d’Atenco, le village de la banlieue de Mexico qui, pendant des années, a été un symbole de résistance pour la défense du territoire. Il a augmenté le salaire minimum et les prix minimums garantis aux produits paysans ; il a interdit la fracturation, une technique particulièrement toxique pour l’extraction des gaz du sous-sol.

Il a également lancé une campagne (difficile) contre la corruption, en particulier à Pemex, le secteur pétrolier parapublic qui avait été systématiquement pillé pendant des années par ses propres dirigeants et par le syndicat. Il est revenu à l’indépendance traditionnelle de la politique étrangère mexicaine et ne s’est pas prêté à la manœuvre de Trump contre le gouvernement vénézuélien. Sur le front des droits de l’homme, il a libéré une douzaine de prisonniers politiques (parmi environ 500, enseignants pour la plupart), il a nommé des journalistes réputés intègres pour diriger les agences d’information et la radio publique. Enfin, il a créé une commission spéciale chargée de retrouver les étudiants disparus d’Ayotzinapa en 2014.

Mais tout ce qui brille n’est pas d’or. Parmi les nombreuses initiatives controversées – souvent justifiées par un discours « indigéniste » –, il y a tout d’abord le « train maya » (MAL), une ligne de chemin de fer qui traversera cinq Etats du Sud-Est : Tabasco, Quintana Roo, Yucatán, Campeche et Chiapas. S’il est louable de donner une nouvelle vie aux chemins de fer mexicains dévastés, le problème est qu’AMLO n’a pas consulté les populations locales, contrairement à ce qu’il aurait dû faire conformément à la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail. Selon Carlos Navarrete, un anthropologue de renom spécialisé dans la culture maya, ce projet causera de graves dommages écologiques, sociaux et archéologiques à la région, tandis que les bénéfices ne seront profitables qu’aux entrepreneurs du tourisme (15).
Les environnementalistes contestent également le projet de corridor interocéanique de l’isthme de Tehuantepec qui aurait des effets désastreux sur l’écologie locale ; ils contestent aussi le projet de planter un million d’arbres à des fins commerciales qui est l’œuvre d’Alfonso Romo, architecte en chef d’AMLO, ainsi qu’un entrepreneur controversé dans le secteur agro-industriel. On parle aussi de privatiser l’eau, l’énergie éolienne, l’éducation et la biodiversité. Le Président a également proposé à Nestlé, l’une des multinationales les plus détestées au monde, de construire une usine de café soluble à Veracruz, ce qui a provoqué la juste indignation des agriculteurs locaux. Sur d’autres sujets, tels que les mines à ciel ouvert qui causent des dommages très graves et sont à l’origine de conflits sanglants, le silence d’AMLO est suspect.
L’initiative la plus pernicieuse est la création d’un corps militaire, la Guardia Nacional, qui légalise l’ingérence de l’armée dans les questions d’ordre public, ce qui signifie un renforcement du processus de militarisation engagé par les gouvernements précédents. L’armée n’est pas moins corrompue que la police, et il ne faut pas oublier que certains des cartels de drogue les plus sanglants (les Zetas, par exemple) ont été créés par d’anciens militaires. Les organisations de défense des droits de l’homme soulignent que l’armée mexicaine, en plus d’être impliquée dans divers cas de trafic de drogue, est responsable des pires crimes d’injustice de l’histoire du Mexique : du massacre de Tlatelolco (1968) à celle d’Iguala (2014) en passant par les politiques de la terre brûlée au Guerrero, au Chiapas, à Oaxaca et dans d’autres zones rurales.

Et les zapatistes ?

Dans cette situation, l’EZLN, qui a toujours manifesté une antipathie particulière envers AMLO, a durci ses positions. Je cite encore Moisés : « Celui qui est au pouvoir détruit le peuple mexicain, mais surtout les peuples indigènes ; c’est contre nous, et spécialement contre nous, de l’Armée zapatiste de libération nationale. Pourquoi ? Parce qu’on lui dit qu’on n’a pas peur. » Plus tard, il ajoute : « Nous ne le croyons pas. La Terre Mère ne parle pas, sinon elle lui dirait “va te faire foutre ” ! Si elle parlait elle lui dirait “non, va au diable !” (...) Nous ne craignons pas sa Guardia Nacional. » Enfin, il s’en prend à ceux qui ont voté pour AMLO : « 30 millions de personnes qui ne comprennent pas l’espagnol croient celui qui dit tous ces mensonges (18). »
Ce sont des mots extrêmement durs que l’EZLN n’avait pas utilisés contre des gouvernements précédents. Sont-ils justifiés ? Je dirais non, et pas parce que je crois aux promesses d’AMLO. Il ne me semble pas judicieux d’offenser 30 millions de personnes qui sympathisent avec le nouveau gouvernement, mais qui ont également, pour la plupart, soutenu les zapatistes pendant vingt-cinq ans en ne les laissent pas « seuls ». Pour critiquable que soit AMLO – et il l’est ! –, il faut reconnaître que si l’un de ses adversaires avait gagné, cela aurait été bien pire. Je note que María de Jesús Patricio, Marichuy, la candidate de l’EZLN et du CNI, n’a pas été en mesure de recueillir le nombre de signatures nécessaire pour figurer sur les bulletins de vote.
Insulter n’est pas une politique intelligente et ne mène pas loin. Beaucoup plus raisonnable me semble, par exemple, l’attitude des étudiants survivants du massacre d’Ayotzinapa qui a eu lieu en 2014 à Iguala, et des membres de leurs familles, qui ne sont certainement ni naïfs ni modérés (19) : eux qui ont donné vie à l’un des mouvements sociaux les plus importants de ces dernières années préfèrent permettre au gouvernement d’AMLO de faire la clarté sur le sort de leurs proches disparus. Et cela ne signifie évidemment pas lui donner un chèque en blanc.
Je ne suis pas d’accord avec la Lettre de solidarité et de soutien à la résistance et à l’autonomie zapatistes qui circule dans les réseaux sociaux depuis la mi-janvier et qui a engagé des centaines de personnes, parmi lesquelles nombre de mes amis, quand elle dit : « Nous dénonçons par avance toute agression contre les communautés zapatistes, soit directement de l’Etat, soit par l’intermédiaire d’organisations ou de groupes civils ou armés (20). » Comme l’a observé Armando Bartra, on dénonce « d’avance » quelque chose qui va se passer alors que rien de tout cela n’est en vue pour le moment. Il est clair que le gouvernement de López Obrador, comme tout autre gouvernement, ne répond pas aux intérêts des communautés rebelles, mais il est tout aussi évident qu’il n’a aucun intérêt à reprendre la guerre, du moins à présent. Lorsque le danger n’est pas réel, ce type de dénonciation peut être contre-productif.
Dans cette situation, on peut se demander ce que les zapatistes vont faire. Malgré les erreurs, leur héritage continue d’être positif. La lutte pour la défense de la culture et des droits des autochtones est plus valable que jamais. L’EZLN peut exiger le respect des accords de San Andrés, reprendre les négociations avec le gouvernement, s’emparer de nouvelles concessions et se transformer ainsi en une caisse de résonance des mouvements indigènes opposés aux méga-projets. Enfin, nous ne pouvons pas oublier que les zapatistes sont, avec les instituteurs organisés dans la CENTE (Coordination nationale des travailleurs de l’éducation), les principales bases d’opposition organisées au Mexique et l’une des références mondiales des mouvements anticapitalistes. Leur avenir compte pour tous ceux qui se soucient de la cause humaine.

Claudio Albertani
Mexico, 25 janvier 2019

Traduction de l’Italien (JPD)

11. Victor Serge, « Lettres à Antoine Borie (1946-47) », Témoins. Cahiers indépendants, 21, febbraio 1959, lettre du 21 août 1946,
http://www.la-presse-anarchiste.net...

2. Jorge Castañeda, La utopía desarmada. Intrigas, dilemas y promesas de la izquierda en América latina, 1993, Mexico, Joaquín Mortiz/Planeta.

3. « Dichiarazione della Selva Lacandona », in Piero Coppo/Lelia Pisani (a cura di), Armi indiane. Rivoluzione e profezie maya nel Chiapas messicano, Edizioni Colibrì, Milan, 1994, pp. 125-132. Publié en février 1994, ayant peu circulé, c’est le premier livre sur la rébellion zapatiste publié en Italie.

4. Gianni Proiettis, « I miserabili maya non pazientano più. Battaglia con l’esercito lungo la rotta del turismo d’oro », L’Unità, 3 janvier 1994. Le gouvernement mexicain n’a jamais pardonné à Proiettis d’avoir été le principal chroniqueur italien de la rébellion zapatiste pendant dix-sept ans et l’a expulsé du Mexique le 15 avril 2011.

5. La Jornada, 7 janvier 1994.

6. Enrique Krauze, Redentores. Ideas y poder en América latina, Editorial Debate, Mexico, 2011, p. 461.

7. Claudio Albertani, « La guerra delle formiche », in Coppo/Pisani, op. cit., pp. 99-110.

8. Hermann Belinghausen, « Las victorias del EZLN », La Jornada, 31 décembre 2018.

* NdT : Escargot en castillan. Nom donné aux centres politico-culturels de chacune des cinq grandes régions autonomes, où siègent notamment les conseils de bon gouvernement et où ont lieu les principales activités et rencontres zapatistes.

9. Giuseppe Martinelli, Sempre straniero, le avventure di un medico napoletano nella Selva Lacandona, BFS, Pise, 2018.

10. Raoul Vaneigem, « Zapatistas por la vida », La Jornada, 20 janvier 2019.

11. Alessandro Simoncini (a cura di), Percorsi di liberazione. Dalla Selva Lacandona all’Europa. Itinerari, documenti, testimonianze del Secondo Incontro Intercontinentale per l’umanità e contro il neoliberismo di Madrid, Edizioni della battaglia, Palerme, 1997.

12. Parole del Subcomandante Insurgente Moisés, 31 décembre 2018, http://enlacezapatista.ezln.org.mx/...

13. Guiomar Rovira, Zapatistas sin fronteras. Las redes de solidaridad con Chiapas y el altermundismo, Mexico, 2009, ERA e Claudio Albertani, « Pain it black, Blocchi Neri, Tute Bianche e Zapatisti nel movimento antiglobalizazione », varie edizioni, disponible sur le site : http://www.ecn.org/contropotere/dow...

14. Giovanna Gasparello, « Los megaproyectos y el inalterable discurso indigenista », http://ojarasca.jornada.com.mx/2019...

15. Judith Amador Tello, « El Tren Maya y su impacto en las comunidades », Proceso n° 2203, 27 novembre 2018.

16. « Cafetaleros rechazan instalación de planta procesadora de Nestlé en Veracruz » :
https://desinformemonos.org/cafetal...

17. Francisco López Bárcenas, « El extractivismo y las luchas socioambientales », La Jornada, 28 décembre 2018.

18. Paroles du Subcomandante Insurgente Moisés, 31 décembre 2018, cit.

19. Claudio Albertani/Manuel Aguilar Mora (coordinadores), La Noche de Iguala y el Despertar de México, Juan Pablos Editor, Mexico, 2015.

20. http://unitierraoax.org/carta-inter...

21. Armando Bartra, « No afilemos cuchillos », Correo ilustrado, La Jornada, 18 janvier 2019.


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* Deux articles de Claudio Albertani ont déjà été publiés dans Courant alternatif : « Le crime d’Iguala et l’insurrection qui vient » (novembre 2014) et « Rêveurs et utopistes, Ricardo Flores Magón et l’anarchisme au Mexique » (novembre 2017).

Trois autres textes récents sont à lire :

« Le combat des zapatistes est le combat universel de la vie contre la désertification de la terre », de Raoul Vaneigem : https://www.lavoiedujaguar.net/Le-c...

« Lettre internationale de solidarité et de soutien à la résistance et à l’autonomie zapatistes »
(janvier 2019), signée par de nombreux intellectuels du monde entier et dont il est question dans le texte d’Albertani :
https://www.lavoiedujaguar.net/Lett...

« Amère célébration : Les vingt-cinq ans de l’expérience zapatiste », par Jérôme Baschet
https://lavoiedujaguar.net/Amere-ce...

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