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Mais où sont donc passés les chômeurs ?

jeudi 6 décembre 2007, par Courant Alternatif

Une polémique court depuis le mois de mars dernier sur le nombre de chômeurs en France, polémique qui a été jusqu’à motiver une grève de 24 h des fonctionnaires du Ministère du Travail sur cette question du traitement des statistiques. On sait que le chiffre est sous-estimé, mais de combien, et le gouvernement le sait-il lui-même ? C’est que la question n’est pas très simple.


Deux chiffres officiels

Cette polémique porte d’abord sur les chiffres officiels. En effet, il y en a deux différents, et qui en plus n’évoluent pas toujours de la même manière, et ce depuis plusieurs décennies. Comment se fait-ce ?
Il faut faire un petit détour par l’objet de l’économie. Bien avant l’invention des allocations chômages, les Etats avaient déjà besoin de savoir combien il y avait de chômeurs. En effet, l’économie, c’est d’abord une idéologie productiviste. Comme l’a dit un célèbre économiste du XVe siècle, “ Il n’est de richesses que d’hommes ”. C’est-à-dire que la richesse d’un pays, c’est d’abord sa main d’oeuvre, et que gouverner, c’est savoir de combien de main d’oeuvre on dispose (et de soldats, aussi, mais ça c’est une autre histoire). Dans cette perspective, le chômage est considéré comme un gaspillage, une richesse non utilisée. Ce n’est que depuis l’invention des allocations chômage, nettement nettement plus tard donc, qu’on se pose aussi une autre question : combien ça coute ?
L’A.N.P.E. recense en fin de mois le nombre de demandeurs d’emplois inscrits. Ce sont les chômeurs “ DEFM ”, pour demandeurs d’emploi en fin de mois. C’est le chiffre annoncé tous les mois à la télé. Mais chacun sait que ce chiffre reflète plus l’évolution de la législation que la réalité du chômage. Par exemple, pendant longtemps dans de nombreux pays en Europe, les femmes mariées n’avaient pas le droit de s’inscrire au chômage. Tout de suite, ça fait moins de chômeurs... Il n’y a pas tellement d’intérêt de s’inscrire à l’A.N.P.E. quand ça ne donne pas droit aux ASSEDIC. Donc, on ne connaît pas le nombre de chômeurs non rémunérés. Dans certains pays, on est radié au bout d’un certain temps, ça aussi, ça diminue les statistiques. On sait donc que les statistiques de l’ANPE sont peut-être une bonne base pour les gestionnaires de l’ASSEDIC, mais certainement pas pour connaître le nombre de chômeurs. Et ce d’autant plus que depuis plusieurs années, et ça va en s’aggravant, le chiffre publié par l’ANPE ne prend en compte que la moitié des inscrits. En effet, les demandeurs d’emploi sont répartis en 8 catégories que je vous passe, et le chiffre annoncé dans les medias ne prend en compte que ceux qui cherchent un temps plein en CDI et qui ont moins de 54 ans. On exclut donc les ex-intérimaires, les ex-temps partiels, les saisonniers, etc... Et comme justement il y en a de plus en plus....
Alors, comment connaît-on le nombre de chômeurs ? Des colloques internationaux se sont tenus sous l’égide du bureau international du travail, rassemblant les meilleurs experts de tous les pays, et ils ont défini ce qu’on entend par “ chômeur ” : les personnes qui n’ont pas d’emploi, en cherchent un, et sont disponibles pour travailler. Si, si.... Et pour ceux qui ne comprennent pas pourquoi il faut faire des études pour trouver ça, réfléchissez bien aux questions que ça agite : que signifie ne pas avoir d’emploi ? Quelqu’un qui travaille à mi-temps en a-t-il un ? Et d’abord, un mi-temps, de la Corée au Chili en passant par la Suède et l’Angleterre, c’est une durée de combien d’heures ? Et quelqu’un qui travaille 10 heures par semaine ? 5 h ? 2 h ? Et chercher un emploi, ça consiste en quoi ? Bref, d’après la définition internationale, un chômeur est quelqu’un qui a travaillé moins d’une heure dans la semaine précédant l’enquête, qui a fait au moins une démarche de recherche d’emploi dans le mois, qui n’est ni malade, ni en vacances, ni en formation (celui qui travaille une heure dans la semaine est un travailleur à temps partiel). Fort de cette définition, l’I.N.S.E.E. fait tous les ans une “ enquête emploi ” auprès de 75 000 personnes dont un tiers est renouvelé chaque année. C’est le résultat de cette enquête, traditionnellement publié en mars, qui sert de référence pour connaître le nombre de chômeurs (parmi les économistes, pas à la télé). Et les évolutions mensuelles de l’A.N.P.E. ne servent qu’à estimer l’évolution du nombre de chômeurs d’après ce chiffre de référence. Notons que pour ce chiffre, les catégories exclues du chômage ne sont pas les mêmes que pour l’A.N.P.E., mais que c’est tout de même une définition très restrictive. C’est pourquoi l’I.N.S.E.E. a dû aussi définir une catégorie de sous-emploi (les salariés à temps partiel qui ne l’ont pas choisi) et une catégorie de “ travailleurs découragés ” (ceux qui ne recherchent plus d’emploi mais ne sont ni handicapés, ni mère au foyer, ni retraités).

Pendant les campagnes électorales, il n’y a pas que le débat politique
qui est interrompu...

Après des années de coexistence pacifique entre deux chiffres officiels totalement divergents, bon moyen de lutte contre le chômage des économistes diplômés dont le travail consiste à comparer les deux séries pour en tirer des analyses, d’où est venue la polémique ?
Une anomalie a attiré l’attention des économistes il y a quelques mois. Le chiffre du chômage avait baissé. Ca, ce n’était pas anormal, c’était prévu (moins de jeunes qui arrivent, plus de vieux qui partent à la retraite). Mais, il a baissé plus vite que prévu, et si on fait le décompte entre ceux qui arrivent, ceux qui partent, et le nombre d’emplois créés, le compte n’y était pas du tout. Certains mauvais esprits supputaient déjà que c’était le résultat des nombreuses radiations. En outre, l’A.N.P.E. avait encore écarté de nouvelles catégories de demandeurs d’emploi du chiffre officiel. Nul n’a entendu parler de ces inquiétudes hors du cercle des initiés, car on ne se fie jamais au chiffre de l’ANPE, et toute la communauté des chercheurs attendait la publication de l’enquête I.N.S.E.E. au mois de mars pour se lancer dans de grandes analyses.
Sauf que mars 2007, c’est le début de la campagne présidentielle... Et là, patatras, pas de publication des chiffres, mais un communiqué de l’I.N.S.E.E. indiquant qu’il y avait des erreurs techniques et que donc ses chiffres n’étaient pas fiables et que les résultats seraient publiés d’ici quelques mois quand tout ça serait résolu... Où l’on se souvient brutalement que l’I.N.S.E.E. n’est pas un institut indépendant, mais qui dépend du ministère de l’économie. Au nom toujours de la même excuse, les chercheurs non plus ne peuvent pas avoir accès aux résultats détaillés de l’enquête. Il faut dire que celle-ci ne faisait apparaître aucune baisse sensible du chômage (9,5% au lieu des 8,7% annoncés par l’A.N.P.E.).

C’est quand même une grande première dans l’histoire de l’INSEE et l’affaire a fait grand bruit (dans un petit milieu). Un rapport a été commandé à l’IGAS et celui-ci préconise de nouvelles méthodes. Donc, en fait, le gouvernement profite de la polémique pour changer encore les chiffres. Il préconise une publication trimestrielle des chiffres de l’enquête emploi mais selon la méthode Eurostat, qui a une interprétation plus restrictive encore que l’INSEE de la définition du bureau international du travail. Bref, encore du bidouillage : je rajoute 1% pour tenir compte de l’INSEE, je retire 1% pour tenir compte d’Eurostat, je prends en compte les DOM ce qui me rajoute 0,5% et je fais passer par les medias l’idée qu’on a maintenant un “ vrai ” chiffre, certes un peu plus élevé, mais parce qu’on a rajouté les DOM. L’INSEE doit présenter ses conclusions incessamment sous peu.

Et alors,
il y en a combien, de chômeurs ?

Ben... On sait pas, mais ça c’est pas nouveau. Par contre, la nouveauté, c’est qu’avec tous ces changements de méthode, on ne pourra bientôt même plus dire si le chômage a augmenté ou diminué....

Plus sérieusement, d’après le Ministère du Travail, il y avait en août dernier 3 175 000 inscrits à l’ANPE, ce qui a permis à toutes les télés d’annoncer que le chômage était passé en-dessous de la barre des 2 millions, puisqu’on ne publie que la catégorie 1, où étaient recensés 1.970.000 chômeurs. Pour l’I.N.S.E.E., par contre, on en était à 2 206 000 (en juillet)... Si on rajoute ceux qui travaillent à temps partiel faute d’avoir trouvé un temps plein, ceux qui sont en formation parce qu’ils étaient au chômage, ceux qui ont été mis en préretraite, ceux qui ont renoncé à chercher du travail, on peut doubler ou tripler le chiffre.
Le collectif “ Autres chiffres du chômage ” a publié une estimation pour 2005. A l’époque les chômeurs recensés par l’INSEE étaient 2 735 000, et le collectif rajoute 5 018 000 personnes en sous-emploi, mais en incluant ceux qui sont déqualifiés, 2 950 000 si on ne tient compte que de ceux qui voudraient travailler plus, et 1 847 000 personnes écartées prématurément du marché du travail.

Il a toujours été plus facile de trafiquer les statistiques que de changer la réalité, et ça c’est toujours fait. Mais il y avait en France une grande tradition de recherche des chiffres les plus réalistes possibles et de réflexion sur leur signification. Au-delà des chiffres symboles qui sont jetés en pâture au grand public, il était possible d’avoir accès (avec des connaissances, du temps et de la patience) à des séries et des résultats d’enquête qui permettaient de se faire une idée de la réalité. C’est cette possibilité qui disparaît lentement mais sûrement depuis plusieurs années. Des instituts de recherche et les statistiques qui vont avec avaient déjà été supprimés. Que l’Etat ne veuille plus se donner les moyens de connaître la réalité du pays qu’il dirige est plus qu’inquiétant.

Par ailleurs, cette polémique met au grand jour l’étendue de la précarisation, de la flexibilité, qui font que les frontières entre chômage, emploi et inactivité sont de plus en plus floues, et la réalité de plus en plus difficile à cerner, au-delà d’une dégradation générale des conditions de vie et de travail.

En direct des caves de big brother.
Sylvie - OCL Paris

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