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Catalogne

L’offensive post-franquiste de Madrid

Courant alternatif 275 - décembre 2017

mercredi 27 décembre 2017, par admi2


Catalogne

L’offensive post-franquiste de Madrid

On ne peut réduire les événements de ces derniers mois en Catalogne à un simple affrontement entre deux nationalismes qu’il suffirait de renvoyer dos à dos, pour clore le chapitre d’une situation qui gêne un peu tout le monde car elle ne rentre pas dans les moules idéologiques et prévisionnels des différentes chapelles de la galaxie anticapitaliste.

Les Etats et les bourgeoisies européennes, qui ne semblent pas accorder grand crédit à Puigdemont (et comme, pour une fois, on les comprend !), se foutent pourtant sans doute que telle ou telle partie d’un Etat s’indépendantise du moment que les affaires continent. En revanche, elles sont très attentives à la manière dont cette indépendance est obtenue car elles savent, en fonction du rapport de force entre les classes sociales au sein de l’éventuelle nouvelle entité, qu’elle peut préfigurer quelques ennuis pour elles. Non pas, bien sûr, que menace une « société sans Etat » ou un quelconque communisme libertaire, mais possiblement une situation tendue dans laquelle les classes populaires relèveraient la tête et se mêleraient de faire baisser le taux de profit.

Dépecer l’ex-Yougoslavie, pas de problème ; soutenir la dissidence des Républiques baltes ou la partition de la Tchécoslovaquie, pas de problème bien au contraire. Outre l’opportunité d’achever la bête soviétique, c’était de nouveaux marchés qui s’ouvraient aux Occidentaux.
Mais pour l’Irlande ou le Pays Basque, ce fut une autre question ! Trop de forces politiques incontrôlables, trop d’incertitudes, trop de revendications sociales, pas assez de nationalisme pur ! Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est à leurs yeux qu’un habillage propagandiste que l’on applique ou pas, selon les besoins. L’intervention du gouvernement de Madrid n’est qu’un exemple de plus, après les référendums sur l’Europe en France et aux Pays-Bas, après le Brexit qui sans doute ne se fera pas, que les décisions des institutions dites représentatives ne valent que si elles vont dans le bon sens et qu’on revotera autant de fois qu’il le faut, quitte à employer la force.

Le mouvement social aurait-il plié bagage ?

Il peut paraître incompréhensible qu’une partie de la population qui, il y a peu encore, exprimait à des degrés divers plus que sa défiance vis-à-vis des autorités catalanes se soit assez vite retrouvée à les défendre. S’agit-il d’un simple et classique mécanisme de ralliement à un nationalisme qui ne faisait que sommeiller et qui a mis les oppositions de classe au second plan ? Pas totalement, loin de là.

On se souvient qu’au cours de ces dernières années de nombreux conflits ont émaillé la vie politique catalane en mettant aux prises la Generalitat et sa police avec les secteurs sociaux les plus combatifs : quand les travailleurs ont subi une détérioration significative de leurs conditions de vie avec une baisse générale des salaires ; quand les réformes du Code du travail des années 2010 et 2012 ont réduit les possibilités d’action face aux employeurs ; du fait aussi d’une précarité en forte hausse et d’une aggravation générale des conditions de travail. Parallèlement, la répression, contre les grévistes et les militants sociaux, s’est considérablement accrue avec des condamnations et des amendes dans le cadre de la « llei mordassa » (la « loi bâillon » – voir encart). En 2012, suite à la grève générale, une manifestante a perdu un œil ; l’année suivante, 6 mossos d’esquadra (police catalane) ont tabassé et tué un homme dans la rue, ce qui a provoqué de nombreuses manifestations anti-mossos et des affrontements rituels plaça de Catalunya. En 2014, la tentative de détruire le centre social Can Vies à Sants n’a pu aboutir tant se sont multipliées pendant une semaine à Barcelone des actions fortes de solidarité. On se souvient aussi de la chaîne humaine qui entourait le Parlement, en 2011, pour protester contre la condamnation de neuf « indignés », et de la grève générale de 2012. Autant d’épisodes parmi d’autres qui ont fortifié dans de larges secteurs du mouvement social la défiance vis-à-vis des autorités catalanes et la haine de sa police, qui n’était surpassée sans doute que par celle de la guardia civil.

Alors, pourquoi ce changement d’attitude ?
Evidemment, l’intervention d’une force extérieure qui vient se mêler d’affaires considérées comme intérieures a toujours toujours tendance à aplanir les contradictions intérieures et à favoriser la défense de l’adversaire d’hier contre l’ennemi d’aujourd’hui. Autrement dit, à diluer les conflits de classe au profit d’un intérêt considéré comme supérieur. Surtout lorsque l’on sait pertinemment que les motivations de ce tiers qui impose son tempo est l’ennemi haï depuis longtemps et que, dans le cas qui nous occupe, il se nomme post-franquisme et a avant tout comme objectifs de rétablir un Etat fort pour imposer les réformes en tous genres que les travailleurs catalans et espagnols subissent et de mater les résistances sociales. Car, si Franco est mort, les classes qui ont soutenu son régime ont bien survécu à la « transition » de 1978 vers un régime parlementaire, et elles veulent à présent rétablir un régime autoritaire. Cette constatation résonne trop aux oreilles d’une large partie de la population catalane, de par son histoire et de par la répression subie, pour que ça ne joue pas un rôle dans le film des événements. Et comme, de plus, au cours des derniers jours et semaines, on a constaté à quel point cette répression s’est étendue à de nombreux autres secteurs de la société, on ne peut que conclure à un processus général de suspension des droits civils par l’Etat espagnol.

Il est pour nous clair que, si les institutions catalanes doivent être combattues, c’est par le mouvement social catalan qu’elles doivent l’être, et que ce ne peut être, en aucun cas, le pouvoir dit populaire de Madrid qui doit s’en charger ce qui serait vécu comme une double peine par la population catalane ! Car, ce que combat Madrid, ce n’est ni la morgue traditionnelle de la bourgeoisie catalane ni la défense des libertés que cette dernière rogne à coups d’interventions policières ; son intervention ne traduit rien d’autre que reprise en main de la situation en Catalogne par un post-franquisme aux abois.

Le repli nationaliste n’est pour beaucoup qu’un prétexte

Quels sont ces secteurs combatifs de la société catalane dont nous parlions qui menaient la vie dure aux autorités locales ? Les anarchistes des CNT, bien sûr, mais aussi bien d’autres forces politiques anticapitalistes, des militants associatifs et autonomes, des catalanistes anticapitalistes comme la CUP (qui a fait quand même plus de 8 % aux élections). Des secteurs qui ont multiplié ces dernières années des squats, des lieux militants ouverts sur les quartiers, des collectifs actifs contre la spéculation immobilière liée au tourisme et qui chasse les « pauvres » des centres-villes, des interventions de solidarité envers des salariés qui luttent contre les mesures d’austérité imposées à la fois par Madrid et par le gouvernement catalan. Des secteurs qui représentent la partie émergée d’un iceberg qui s’agite dans une société en crise qui connaît un taux de chômage de presque 20 %.
N’oublions pas que la Catalogne est l’une des sociétés les plus politisées d’Europe et que les manifestations de plusieurs millions de personnes n’y sont pas rares. Il y a peu de risques qu’un basculement vers un nationalisme fanatique et xénophobe s’y produise à moyen terme.

La répression exercée par l’Etat espagnol à la veille du référendum prévu pour le 1er octobre a été sans commune mesure avec l’insignifiance apparente de l’événement. 10 000 policiers en armes venus de toute l’Espagne, mise en détention des responsables du gouvernement autonome, intrusion des forces de police dans les locaux de la CUP, violences de la guardia civil contre les électeurs présents dans les écoles où avait lieu le vote afin de l’empêcher. Bref, 900 blessés, du jamais vu dans la période post-franquiste. Et, évidemment, le « nous voterons » est devenu le cri de ralliement contre ceux qui ont voulu empêcher ce vote, y compris de la part de celles et ceux qui auraient voté « non » ou se seraient abstenus.

Pour beaucoup, la défense des urnes n’a pas été seulement un engouement électoral mais une forme de résistance contre un Etat central. On ne peut s’abstenir que si le droit de vote existe, et l’intention du gouvernement espagnol était claire en ce 1er octobre : il s’agissait de l’interdire !

N’oublions pas que la grève générale du 3 octobre a été lancée par des syndicats minoritaires (CGT/CNT/COS/IAC) et des branches dans le but de lutter contre la répression et pour la liberté : abolition de la suspension des droits civils, refus de la présence policière et militaire dans les lieux de travail, mais aussi… abolition des contre-réformes du travail de 2010-2012 que la Generalitat appuyait. Ce n’est qu’à la suite de la répression du 1er octobre que les grandes centrales y ont appelé à leur tour, sans doute par crainte d’être débordées. 700 000 personnes dans les rues avec des slogans comme « Dehors les forces d’occupation » et « La rue sera toujours à nous ».

La situation actuelle est relativement ouverte. Entre une possibilité nationaliste sans perspective autre que la construction d’un nouvel Etat (ou plus vraisemblablement, une nouvelle négociation entre deux bourgeoisies qui ont malgré tout des intérêts communs) et le renforcement d’un foyer de contestation dans cette nouvelle Europe totalitaire qui se dessine, le match est peut-être inégal mais il vaut le coup d’être joué, et le pari qu’aucun des deux nationalismes ne se renforcera peut être tenté. Dans ces conditions, lorsque la rue déborde en se dressant contre un Etat policier et arrogant, on ne peut considérer que le mouvement social catalan se laissera aussi facilement absorber par les pires sirènes nationalistes. Le penser, c’est faire preuve d’un certain mépris envers les « masses » et leur dénier toute capacité d’autonomie à déjouer les pièges.

JPD


encart 1

La « loi bâillon »

Votée en 2015, cette loi sur la sécurité publique est destinée à en finir avec les manifestations qui émaillent la vie politique espagnole contre les coupes budgétaires, pour l’éducation, contre la corruption. Des amendes démesurées sont prévues pour des faits jugés jusque-là mineurs – comme manifester devant le Parlement : 300 000 euros d’amende. Rétablir l’ordre est le maître mot, et redonner à la police son prestige écorné par des bavures à répétition. Pour le Parti populaire, il s’agissait aussi de donner des gages à l’extrême droite à un moment où les sondages ne lui étaient pas favorables.


encart 2

La richesse catalane moteur de l’indépendantisme
Cette richesse expliquerait à elle seule leur désir d’indépendance. Or le PIB par habitant de la communauté autonome de Madrid est plus élevé qu’en Catalogne : 32 723 euros contre 28 590 euros. Comment expliquer alors que les Madrilènes ne veulent pas aussi leur indépendance ?

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