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Courant alternatif 270 - mai 2017

Nouvelles économies, nouvelles luttes

samedi 27 mai 2017, par admi2

Nouvelles économies, nouvelles luttes

Dans Courant Alternatif du mois d’avril, nous traitions de l’Ubérisation du travail, phénomène dans lequel les nouvelles technologies renouent avec les plus vieilles formes d’exploitation. L’Egregore (1) s’est entretenu dans une de ses émissions avec Jérôme Pimot, animateur du collectif U LIVE (Union des Livreurs a Vélo Engagés) sur la condition de ces nouveaux exploités, et surtout et c’est tant mieux, sur les moyens pour eux de lutter et faire valoir leurs droits.


L’Egregore : Tu as commencé à bosser comme livreur au tout début de l’apparition des plates formes de livraison et ton expérience t’a amené à la participation et à la création de collectifs de luttes. Est ce que tu peux nous en dire plus ?

Jérome : Pour faire un petit peu d’histoire au-delà de mon cas personnel, c’est que la situation actuelle, bref ce que l’on vit aujourd’hui dans l’auto-entreprenariat de masse et surtout dans l’abus de ce statut, c’est ni plus ni moins que le retour du travail à la tache du 19eme siècle. Les patrons mettaient en valeur la notion de liberté, la liberté de pouvoir bosser un petit peu quand on voulait, comme on voulait. Mais en fait ils nous parlaient de liberté au lieu de parler de libéralisme, le bon vieux libéralisme de la révolution française, la révolution bourgeoise, qui établissait le travail comme un contrat entre deux individus égaux en statut et en droit.
Aujourd’hui ce ne sont plus des bourgeois qui nous parlent de liberté, mais des plates formes numériques. Des plates formes qui décident de tout : uniforme, horaires, procès de travail etc...
Ce qui les place dans une situation d’hyper prédation. Et quand on sait ce qu’est aujourd’hui la situation au travail, on imagine les dégâts.
Pour lutter il nous a fallu recréer du collectif, du syndicalisme de base en fait comme dans les premiers temps du salariat. Alors évidemment ce n’est pas facile parce que pour la plupart des livreurs à vélo, les syndicats c’est un truc de vieux avec des moustaches, avec un mégot, avec une chasuble de la CGT. Mais devant l’exploitation et l’obligation d’avoir un rapport de forces, nous avons dû nous organiser, voila comment se sont créés les premiers collectifs locaux et ensuite s’est constitué un collectif à l’échelon nationale, France U LIVE (Union des Livreurs à Vélo Engagés) .

L’Egregore : Ce que nous voyons comme intérêt, dans ce que tu décris, c’est la permanence de la dynamique historique de l’exploitation qui nous ramène actuellement quasiment à l’embauche sur le tas en place de grève et la rencontre avec une population plutôt jeune, avec une culture urbaine (les technologies numériques) voire parfois celle du biking (2), avec une culture de la liberté qui apparait comme étant La modernité.
Comment as tu pris conscience de ton exploitation et de ta capacité à lutter ?Jérôme : Alors moi j’étais pas du tout politisé avant ; pour te donner un élément pour saisir l’évolution, si je compare trois, quatre ans plus tôt avec UBER , les chauffeurs VTC étaient plutôt contents de leurs statuts, c’était au contraire les taxis qui manifestaient. Les chauffeurs VTC allaient aux contre-manifs payées grassement par UBER, à 100 euros la journée, pour défendre leurs pratiques.
Moi, je me suis retrouvé là-dedans en 2014 parce que je voulais juste gagner ma vie en faisant du vélo. Je voulais aussi décarboner mon mode de vie. On était une petite quinzaine sur Paris à rentrer dans ce type de plate-forme et il n’y en avait qu’une, « Toc, Toc, Toc ».
Rapidement je me suis rendu compte que la façon dont on me demandait de travailler n’était pas aussi libre que ce que l’on m’avait présenté au départ. Il y avait des sanctions, des obligations, pas mal de contraintes en fait et puis les rémunérations ne correspondaient pas. J’en ai alors parlé à un juriste qui, après examen de mon contrat, m’a fait remarquer que les conditions imposées relevaient d un contrat de type salarial.
C’est fondamental pour moi, je ne suis pas sur une critique idéologique du problème. Le salariat ou l’indépendance, ce ne sont pas des choix, ce sont des faits établis sur une jurisprudence et une règle. Le code du travail explique que la forme du travail sur les plates formes (de livraison ndc) relève bien du salariat. On a beau nous abreuver de liberté, de coolitude, etc….On est juste des salariés déguisés, je ne lutte pas pour revendiquer un salariat à 35 heures payé au SMIC mais déjà pour récupérer ma liberté. Cette liberté qu’on nous vend ou plutôt qu’on nous loue, mais pour ça il va falloir un sacré rapport de force.

L’Egregore : Tu as bien raison de spécifier que nous ne sommes pas sur une critique idéologique en dénonçant le statut d’indépendant, mais plutôt sur le fait de pointer la contradiction suivante : on nous fait croire que les livreurs sont libres et indépendants, alors qu’il y a un rapport de subordination et donc d’exploitation.
Une exploitation individuelle, mais aussi une exploitation collective, car lorsque les travailleurs des plates-formes ont des pépins (maladies, accidents pour les livreurs à vélo par exemple) c’est l’ensemble de la société qui les prend en charge. C’est le fonctionnement capitaliste parfait : privatisation des profits, socialisation des pertes.

Jérome : Ben ouais, aujourd’hui tout le monde sait que c’est de l’exploitation ! Les livreurs bien sûr essayent de faire avec. Evidemment on peut aller bosser pour des plates-formes mais il faut y aller conscient de la chose suivante : aujourd’hui les contrats vont être requalifiés et si vous y allez, allez-y avec des billes pour attaquer les plates formes, parce que c’est comme ça que vous gagnerez de l’argent, certainement pas en faisant des bornes à vélo.

L’Egrégore : Alors concrètement quand tu as décidé de t’organiser, comment ça s’est passé ? Tu es allé voir les syndicats ? Comment s’est passée la rencontre ?

Jérome : J ’ai réussi à rencontrer des membres de la CGT sur Paris qui animaient des syndicats proches des mêmes problématiques comme par exemple le service à la personne. Le problème, c’est que les statuts de la CGT ne sont pas adaptés à la forme travailleur indépendant, il a donc fallu remédier à cela. De toute façon on avait pas le choix parce qu’en face nos adversaires ont des moyens énormes. La syndicalisation, c’était une manière de lutter à armes égales en s’appuyant sur les ressources des syndicats, sur des moyens juridiques et financiers.

L’Egregore : C’est quoi la journée-type d’un livreur à vélo ? C’est le quotidien de l’exploitation d’un travailleur d’une plate-forme numérique ? Quels exemples pourrais tu donner ?
Jérome : D’abord il faut comprendre qu’une plate-forme qui arrive sur un marché n’amène rien, ce sont les livreurs qui assurent les commandes et surtout la visibilité en portant les uniformes. Au départ il y a une stratégie de séduction : la plate forme te paye correctement, minimum garanti, etc… pour attirer les mecs dans le métier ; venez faire du vélo, c’est cool, vous allez gagner 15 à 20 euros de l’heure. Au départ, à mon arrivée chez Deliveroo on était une quinzaine, comme chez Take it Easy. Mais au bout de quelques mois les livreurs sont plus nombreux, et comme c’est plus facile d’avoir des coursiers que des commandes et des clients, les revenus baissent parce que les mecs sont payés que quand ils sont en course. Résultat, plus ça va, moins tu gagnes ; ça revient à travailler plus pour gagner moins, car tu peux passer toute la journée à attendre le taf et surtout tu fermes ta gueule parce qu’il n’y a pas de droit. Ainsi tous les mecs qui montent des collectifs en province se mangent la répression en étant par exemple déconnectés de la plate forme et donc privés de boulot.

L’Egregore : Effectivement ce mythe de la liberté et de l’auto-entreprenariat s’effondre assez rapidement, tu te rends compte en fait qu’un patron, tu en as un, il fait 10 sur 15 cm, c’est ton téléphone dans ta poche...

Jérome : ...Et sur le dos déjà avec ta glacière de 7 kilos aux couleurs de la plate forme, et puis ça ne s’arrête jamais avec la connexion permanente, les métadonnées et leur commerce. Tu es tout le temps sous surveillance. On l’a vu avec UBER qui trace les clients même après la déconnexion, même en dehors de la course. C’est pire que de bosser dans le bureau juste à côté de celui de ton patron. La liberté ?…Pfff ! Faut arrêter ! C’est la liberté de se faire enfler quand tu veux.

L’Egregore : Et alors quelles armes, quels moyens pouvez vous utiliser pour lutter ?

Jérome : Pour le moment on a bricolé, mais avec la syndicalisation on va passer à une autre échelle Et puis on va retourner les armes contre ceux qui nous exploitent. On va utiliser le numérique pour se le réapproprier et le transformer en outil pour lutter avec les réseaux sociaux, avec des applis, avec des forums de discussions etc. Tout ça pour faire comprendre la nécessité et la justesse de notre combat. En trois années avec la vitesse du numérique et le cynisme des plate-formes évidemment la situation a vachement évolué. Par exemple en Angleterre, berceau du libéralisme, les mecs ont réussi à organiser une grève, en plein cœur de la City.
L’Egregore : Alors pour conclure, comment vois tu la suite ? Comment faire pour que cette forme de travail - la livraison à vélo - et la culture qui y est associée - le biking - puissent cohabiter avec des formes d’exploitation, je dirais plus raisonnables si j’ose ?

Jérome : Assez rapidement on m’a accusé de vouloir casser le business, en affirmant que si nous obtenions la requalification des contrats, alors les plate-formes allaient couler et tout le monde se retrouverait au chômage. Ben, oui ! C’est vrai et c’est tant mieux. Mais en travaillant sur le sujet j’ai approché et compris les notions d’économie sociale et solidaire, et par ce biais j’ai découvert des formes d’organisation de l’entreprise comme les SCOP ou, pour ce qui nous intéresse, des Coopératives d’Intérêt Collectif, ce qui me paraît être la forme la plus appropriée pour respecter la liberté de chacun, la démocratie à l’intérieur de la structure et en même temps la garantie des droits. Voilà une forme qui pourrait être une bonne alternative pour notre métier car c’en est un, de métier. Et puis cette année, alors que la Mairie de Paris proclamait son ambition d’être à la fois la capitale du vélo et celle de l’économie sociale et solidaire, nous, on va les mettre devant leurs responsabilités et si on y arrive pas, c’est qu’on est vraiment des branques.

Contact : Page Facebook ULIVE

(1) L’Egregore c’est l’excellente émission du groupe de l’OCL de Reims diffusée sur Radio Primitive, Canal Sud et L’Eko des Guarrigues. On peut retrouver toutes les émissions sur le site de l’OCL et sur le site d’Arte Radio/L’Egregore.
(2) Le biking est une culture liée au cyclisme en ville particulièrement développée dans les grandes métropoles saturées de bagnoles (New York, Londres). Elle associe performances sportives, prises de risques dans le trafic urbain et débrouille. Les coursiers à vélo sont emblématiques de cette culture.

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