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Courant Alternatif n° 268 mars 2017

Nuisances agro-industrielles : LES DESSOUS DE LA GRIPPE AVIAIRE

vendredi 31 mars 2017, par oclnantes

Il ne s’agit pas ici de s’interroger sur le sens et l’utilité sociale de la production de foie gras mais de montrer comment, une fois de plus, la gestion d’une épizootie comme la grippe aviaire permet à la filière "canards gras" de l’industrie agro-alimentaire de se restructurer tout en fragilisant les petits producteurs.


Une épidémie après l’autre

Voilà une dizaine d’années que les épidémies de grippe aviaire se succèdent à un rythme de plus en plus rapide dans le monde. Depuis décembre 2016, cette maladie est de retour en Europe et dans plusieurs élevages de volailles du Sud-Ouest (S-O).

Il y a un an, 18 départements de cette région connaissaient une infestation généralisée des élevages industriels de canard. Une campagne d’abattage progressif de palmipèdes sur ces territoires avait été mise en place, opération censée "éradiquer le virus". Or, en dépit de l’arrêt de la production pendant 4 mois, de nettoyages-désinfections draconiens et de la mise en place d’équipements sanitaires onéreux (1), une nouvelle souche de grippe s’est répandue en France à la fin de l’automne, le virus H5N8, hautement pathogène et touchant toutes les volailles. A ce jour, la maladie continue son extension dans plusieurs centaines de communes sur 4 départements du S-O (représentant 70% de la production hexagonale de foie gras) - Gers, Landes, Hautes-Pyrénées et Pyrénées-Atlantiques.

Pour tenter d’éviter la propagation du virus, des mesures de biosécurité, plus contraignantes encore que les précédentes, ont été prises par les pouvoirs publics  : transports de canetons et de canards interdits, confinement obligatoire en bâtiment de toutes les volailles, instauration d’une zone de protection de 3 km ainsi qu’une zone de surveillance de 10 km autour des élevages ou des salles de gavage.... A cela s’ajoute une campagne d’abattages préventifs (touchant des animaux sains dans les zones "à risque") d’une ampleur inédite : en janvier, plus d’un million de volatiles élevés en plein air dans le seul département du Gers. Les frais liés aux abattages (appelés "dépeuplement préventif", cf. encart) sont pris en charge par l’Etat, et les indemnisations aux éleveurs sont promises pour mars (alors qu’il reste à verser 30% des 250 millions d’euros d’argent public dus pour 2016).

Les oiseaux sauvages et les petits producteurs ont bon dos

Les mesures hygiénistes que les pouvoirs publics et des lobbies industriels imposent ont pourtant fait la preuve de leur inefficacité, puisqu’elles n’évitent pas que les virus mutent et que la maladie progresse. Les autorités, la FNSEA (syndicat majoritaire, chantre de l’industrialisation des exploitations), AgraPresse, et des organismes internationaux tels que l’OIE (2), afin de ne pas remettre en cause la source industrielle du problème, soutiennent que ces maladies sont créées et véhiculées par les oiseaux sauvages et par les petits élevages traditionnels de volailles élevées en plein air, élevages familiaux ou fermiers suspectés d’être rétifs aux désinfectants et vaccins.
Or, il est avéré que la quasi totalité des formes hautement pathogènes du virus ont été détectées dans des élevages industriels, et que c’est bien ce type d’élevage intensif ainsi que le commerce mondial de la volaille qui propagent la grippe aviaire. Le ministre de l’agriculture lui-même en est venu à reconnaître que la dissémination de la souche H5N8 était « essentiellement due à l’activité humaine  », et en particulier aux transports (cf. encart  : Transports et dissémination du virus)

Le premier élément qui favorise l’apparition et l’amplification des crises sanitaires tient aux profils génétiques des volailles qui s’homogénéisent (3). Fortement sélectionnées pour une productivité maximale, elles ont perdu la rusticité et la diversité génétique des souches anciennes. Le virus, lorsqu’il s’installe, trouve peu de résistance à son expansion. De plus, les défenses immunitaires des volailles sont affaiblies par un mode d’élevage très stressant. Le second élément déterminant est la taille des "ateliers" toujours plus importante (de 3000 au minimum à 15 000 volatiles en même temps...), avec une concentration très dense dans un espace confiné, facilitant la contamination. Le dernier facteur est la dissémination, principalement par les transports, et particulièrement ceux d’animaux vivants.
Depuis le début des années 1990, la filière de l’élevage industriel s’est fortement concentrée  ; elle est aussi surdimensionnée et très segmentée, avec une hyper spécialisation des tâches (naissage, élevage, gavage, abattage), toutes réalisées sur des sites différents, souvent très éloignés, d’où le recours à des transports longs et multiples. Ce sont ces modes de production qui sont le véritable catalyseur des crises sanitaires à répétition.

Une politique d’industrialisation forcée de l’élevage

Si on compte, dans le Sud-Ouest, plus de 3000 exploitations spécialisées dans la production de palmipèdes à foie gras qui approvisionnent de grandes marques, il y a aussi des petits producteurs sur un millier de fermes qui transforment et commercialisent leur production en vente directe. Ceux-ci travaillent en élevage autarcique (animaux élevés et abattus sur le même site)  ; ils optent pour des races locales, ont des petits cheptels, vendent en circuit court et utilisent donc peu de transport, pour une production qu’ils veulent de qualité.

Certes, ces éleveurs traditionnels échappent aujourd’hui à l’obligation d’abattage. Mais, paradoxalement (4), y échappent également les élevages où les volailles sont confinées dans des bâtiments industriels....
En revanche, les petits producteurs sont astreints de la même façon que les gros aux mesures de biosécurité, alors qu’elles ont été pensées pour l’élevage industriel. Ainsi les petits éleveurs subissent de nouvelles contraintes aussi radicales que celles appliquées aux élevages industriels, selon des normes disproportionnées, et qui sont injustifiées puisque, travaillant en autonomie, ils ne sont pas facteurs de dissémination.
Lors de l’épizootie de 2016, des alertes avaient lancées par des ONG (5) et des syndicats paysans (la Confédération paysanne, le syndicat basque ELB qui lui est associé et le Modef) sur le fait que "la grippe aviaire servait à favoriser les intérêts de puissantes compagnies, mettant en danger les moyens d’existence et la santé de millions de personnes". Les mesures prises alors par les autorités avaient poussé à industrialiser davantage le secteur avicole. Celles imposées aujourd’hui vont poursuivre cette logique. Concrètement, la production va tendre à plus de concentration au prétexte de mieux contrôler et de réduire les flux dans les transports d’animaux, d’aliments, etc. Dans un contexte de surproduction (stock de 6 000 tonnes de foie gras industriel), certains opérateurs locaux vont pouvoir écouler leurs réserves de foie gras et de magrets et s’emparer des parts de marché que perdent des petits producteurs. De plus, les nouvelles mesures de biosécurité vont engendrer des investissements dans des bâtiments « en dur  », pour une claustration forcée des palmipèdes. Elles risquent d’obliger certains à travailler en bande unique  : avoir une seule génération de canards élevés sur la ferme et les gaver en neuf jours au lieu de quinze.

Ces chamboulements auront de graves répercussions sur la pérennité de nombreux élevages qui n’ont pas les moyens de s’adapter, mais aussi sur la qualité des produits finis  ; en revanche, ils bénéficieront à l’industrie.
Comme l’an dernier, l’agrobusiness utilise cette épidémie, favorisée par les modèles qu’il a lui-même mis en place, pour consolider ses chaînes alimentaires ferme-usine-supermarché (élevages industriels et abattoirs entièrement intégrés, produisant à la chaîne des volailles standardisées pour les étalages des supermarchés) et détruire des petites fermes, des systèmes traditionnels d’élevage et la biodiversité de la volaille dont dépendent des milliers de personnes en France, et des centaines de millions dans le monde pour leur sécurité alimentaire et leurs moyens d’existence. Or la prétendue solution - une réorientation vers un élevage industriel – ne fait que ramener directement à l’origine du problème... et fait présager de nouvelles épidémies.

Désarroi, colère et revendications

La grippe aviaire et les mesures mises en place ont provoqué désarroi et colère chez des centaines de petits producteurs de la filière canards gras (d’autant qu’ils ont eu du mal à se remettre de l’épizootie précédente) parce qu’elles les mettent en danger eux et leurs modes de production alors que les responsabilités à cibler dans le développement de la maladie sont les transports, la concentration, donc l’industrialisation.

Pour sa part, la Confédération paysanne exige que les mesures de biosécurité soient revues et mises en adéquation avec les risques réels et les modes d’élevage. Au Pays Basque, le syndicat ELB s’engage à soutenir tous les éleveurs qui seraient poursuivis ou sanctionnés pour la non application de mesures qui ne se justifient pas sur leur ferme, puisque eux y réalisent l’ensemble du cycle de production avec de petits cheptels, sans recours au transport. Avec le Modef et la Confédération paysanne, des mobilisations ont eu lieu dans les Landes et le Gers, visant à "à exprimer le ras le bol des politiques sanitaires qui ne sont qu’une façade pour détruire les paysans" et "défendre un autre modèle agricole". Cet autre modèle passe par repenser l’organisation de la filière avicole pour cesser son industrialisation, sa spécialisation à outrance, son intensification, pour relocaliser l’ensemble des maillons de la production, "rallonger la période d’élevage", privilégier "l’autonomie des fermes qui font des produits de qualité, sanitairement sûrs"... avec, en contrepartie, "une meilleure rémunération pour les producteurs" afin de permettre à des paysans nombreux de vivre de l’élevage de volailles. Autant de préconisations qui vont se heurter aux mesures dictées par les mastodontes de la filière foie gras et de la FNSEA.
Kris, le14 février

Notes  :

1- Sas sur les exploitations, zones bétonnées pour les chargements, équipement d’atomiseurs pour nettoyer les camions..

2 - AgraPresse  : agence de référence dans la presse agricole. OIE  : Organisation mondiale de la santé animale reconnue comme référence par l’Organisation mondiale du commerce (OMC)

3 – Génétiquement, une seule souche alimente 70% des élevages français et il n’y a que deux sélectionneurs à fournir des reproducteurs.

4 - Paradoxe apparent, car l’industrie agro-alimentaire est prête à tolérer un volant de petits producteurs autarciques pourvu qu’ils soient peu nombreux et n’empêchent pas les élevages à grande échelle de s’étendre et de prospérer.

5 - En particulier Grain, petite organisation internationale qui soutient la lutte des paysans et des mouvements sociaux pour renforcer le contrôle des communautés sur des systèmes alimentaires fondés sur la biodiversité  : www.grain.org/acontrecourant/

(Encart)

Mastodontes de la branche "palmipèdes gras"

La France est le premier producteur mondial de palmipèdes avec plus de 35 millions de canards abattus chaque année  ; elle est le premier pays producteur de foie gras (20 000 tonnes en 2014), mais aussi le premier pays consommateur et exportateur. La filière de production du foie gras, de l’élevage à la commercialisation des produits, représente environ 30 000 emplois directs et 100 000 emplois indirects dans le Sud-Ouest.
Trois énormes structures "coopératives" se répartissent environ 70 % du marché français  : Lur Berri (Labeyrie), Euralis (Rougié et Montfort) et Vivadour (avec ses marques Delpeyrat et Comtesse du Barry). Celle-ci, filiale du géant Maïsadour dans le Gers, forte de 1,5 milliard de chiffre d’affaires annuel, regroupe 8 000 exploitants dont 200 éleveurs et gaveurs de canards, et emploie 850 salariés .

(Encart)


Abattages  : Jusqu’au bout, certains se font du gras sur les canards

Les oiseaux morts sont transformés d’une part en graisse liquide qui va servir de carburant aux chaufferies collectives ou vendue aux pétroliers, d’autre part en farine utilisée comme combustible dans l’industrie de la cimenterie. L’usine d’équarissage Atemax (Lot-et-Garonne), qui, depuis le 5 janvier, traite 200 tonnes de canards par jour, fait partie du groupe Avril, dirigé par Xavier Beulin, ex-président de la FNSEA puisque décédé le 19 février, grand apôtre de la production intensive de canards.

Par ailleurs, X. Beulin invitait à « réfléchir à une vaccination préventive » des volatiles et il proposait pour cela le laboratoire "Ceva Santé animale », dont le groupe Sofiprotéaol-Avril est actionnaire depuis 2014.

(Encart)

Transports et Dissémination du virus

Dans un communiqué début décembre, la Confédération paysanne mettait en cause Vivadour qui avait autorisé, quelques jours plus tôt, le transport, vers les départements du Gers, des Hautes-Pyrénées et du Lot-et-Garonne, de 7 000 canards d’un élevage du Tarn potentiellement contaminé par le virus H5N8 parce qu’issus d’un élevage très proche d’un autre où avait été détecté le premier foyer d’infection.

En janvier, une quinzaine d’éleveurs ont porté plainte contre X afin de savoir si des erreurs humaines avaient été commises. Le ministère de l’agriculture a demandé une enquête à la Direction générale de l’alimentation (DGAL) et le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire pour établir si « les éleveurs destinataires de lots de canards ont pu être victimes de tromperie ».

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