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AJACCIO

Au feu les pompiers… mais qui en tirera les marrons ?

mercredi 6 janvier 2016, par admi2

AJACCIO
Au feu les pompiers…
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De palettes enflammées la veille de Noël sur les hauteurs d’Ajaccio ont découlé, les jours suivants, divers événements qui ont alimenté d’innombrables réactions en Corse aussi bien que sur le continent. Ce qui aurait pu être au départ classé comme un simple fait divers a ainsi contribué à mettre en relief tant la réalité sociale insulaire que les fins politiciennes poursuivies par le gouvernement PS, après la victoire des nationalistes aux dernières territoriales.

Parmi les personnes interrogées à chaud dans l’île – du préfet Christophe Mirmand à la femme de la rue, en passant par les dirigeants nationalistes nouvellement élus à la tête de la collectivité territoriale –, bon nombre ont déclaré « ne pas être surprises » par l’émotion qu’a suscitée l’agression contre les pompiers, ou par la montée de la « délinquance », ou encore par l’émergence de groupuscules racistes en Corse.


Que s’est-il donc passé ?
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Appelés dans la nuit du 24 au 25 décembre pour un feu dans le quartier excentré des Jardins de l’Empereur (1), trois hommes et une femme du service d’incendie et de secours de la Corse-du-Sud tombent dans une embuscade : jets de pierre, coups de batte de base-ball et de club de golf endommagent leur véhicule, projetant à l’intérieur du verre qui blesse deux d’entre eux, tandis qu’ils entendent crier : « Sales Corses de merde, cassez-vous, vous n’êtes pas chez vous. » Ce genre d’incident est très rare dans l’île ; et ce quartier (2) vit bien plus dans un calme propice au deal que dans le chaud climat créé par des voyous qui a été couramment décrit.

Dès le lendemain après-midi, quelque 600 personnes se rassemblent dans le calme devant la préfecture pour exprimer leur solidarité envers les sapeurs-pompiers (3). Cependant, quelques heures plus tard, environ 200 de ces personnes se rendent aux Jardins de l’Empereur pour une expédition punitive musclée contre les agresseurs des pompiers (une dizaine de jeunes du quartier, selon certain-e-s manifestant-e-s qui assurent les avoir « identifiés » et les définissent comme « maghrébins » – même si leurs familles habitent peut-être en Corse depuis deux ou trois générations), aux cris de « On est chez nous », mais aussi « Arabi fora » (« Les Arabes dehors ») et encore « Il faut les tuer ». Une discrète salle de prière est mise à sac, le rideau de fer d’un snack oriental voisin endommagé et plusieurs véhicules dégradés. D’après Le Monde, un policier est blessé en voulant s’interposer entre partisans d’une présence purement symbolique sur place et militant-e-s identitaires (4) qui rêvent d’en découdre et annoncent leur intention de « faire des rondes face à l’insécurité grandissante ».
Le 26 et le 27, ils sont encore 200 à se réunir aux abords des Jardins de l’Empereur, quoique le préfet ait interdit de manifester dans les environs jusqu’au 4 janvier et que le quartier soit placé sous haute surveillance : une grille amovible est déployée par un blindé léger de la gendarmerie nationale devant l’accès principal, CRS et gardes mobiles en tenue antiémeute sont postés derrière.

Si la plupart des manifestant-e-s nient, quand les journalistes les interrogent, le moindre penchant xénophobe, d’autres n’hésitent pas à justifier leur présence en invoquant, pêle-mêle, d’improbables références à Daech, aux attentats du 13 novembre à Paris ou à la situation des « banlieues françaises » (« Ça ne doit pas devenir un quartier »). Et certains expriment un racisme décomplexé contre les étrangers à leur « terre chrétienne », qu’ils veulent protéger de la « ghettoïsation française »…

Bien sûr, ces actions et déclarations choquent beaucoup par leur violence, mais cela ne suffit pas à expliquer la place que les médias leur accordent pendant plusieurs jours – et leur souci d’alimenter une actualité souvent calme à cette période de l’année, pas davantage. L’intérêt de la presse tient à la vérité surtout au cadre dans lequel elles s’inscrivent : la Corse. Car, d’une part, les insulaires sont facilement présentés par les médias continentaux (5) comme racistes et violents (le masculin l’emportant forcément, dans cette vision des choses) – même si leurs « représentant-e-s » politiques ont unanimement et immédiatement dénoncé les actes commis et les propos tenus. D’autre part, l’arrivée des leaders nationalistes à la tête de la collectivité territoriale permet à ces mêmes médias de traiter de façon inédite la question du racisme dans l’île, ainsi que de titiller le gouvernement socialiste sur ses intentions à leur égard, voire de l’interpeller plus ou moins violemment sur son silence, synonyme de laxisme, face à la menace qu’ils représentent pour l’unité républicaine française.
Concernant les 320 000 habitant-e-s de la Corse, il est difficile de prétendre que les actes racistes commis par quelques dizaines d’Ajaccien-ne-s peuvent leur être imputés. Dans Corse-Matin du 1er janvier 2016, l’écrivain Jérôme Ferrari écrit ainsi : « Il est injuste d’exiger d’une communauté tout entière qu’elle réponde des actes d’une infime minorité de ses membres. (…) Nous sommes pris au piège d’une injonction venue du continent qui nous somme de réagir. Ne pas y répondre, c’est confirmer que nous sommes un peuple raciste ; y répondre, c’est avouer que nous avons des raisons de nous sentir coupables – et il est assez remarquable que ce problème soit, au moins formellement, très similaire à celui qui se pose aux musulmans depuis les attentats de janvier. (…) » Ferrari démonte aussi la rhétorique des identitaires – leur référence aux particularités de la Corse et à ses racines chrétiennes comme leur prétendu apolitisme : « Organiser une ratonnade le jour de Noël témoigne d’une conception pour le moins originale de l’esprit évangélique. Quant au particularisme corse, si c’est en cela qu’il consiste, alors il nous faut admettre que nous sommes définitivement intégrés : en Allemagne, en Hongrie, dans toute l’Europe pullulent des clones de nos manifestants et, en France même, leurs frères du Front national jubilent de se reconnaître dans le miroir qui leur est tendu depuis Ajaccio. Leurs discours sont rigoureusement interchangeables, les termes mêmes qu’ils utilisent pour disqualifier leurs adversaires sont identiques. (…) »

Les nationalistes, tout noirs ?

L’idée facilement émise par politiques et journalistes est que la réussite électorale des nationalistes est responsable des débordements : dans la foulée, les barbares racistes ne pouvaient que déferler dans les rues ; de même, cette réussite expliquerait les faibles scores du FN en Corse : les nationalistes occupent la place que celui-ci tient sur le continent. Peu leur importe que le leader autonomiste Gilles Simeoni, nouveau président du conseil exécutif, et le leader indépendantiste Jean-Guy Talamoni, président de l’Assemblée corse, aient aussitôt condamné fermement l’attaque contre les pompiers et le saccage du lieu de culte musulman (« Ce genre de comportement est totalement étranger à ce que nous portons en tant que nationalistes corses », a avancé le premier, tandis que le second dénonçait « des actes racistes complètement contraires à la Corse que nous voulons »). Peu leur importe qu’ils se soient ensuite efforcés de ramener le calme, notamment en recevant des représentants de la communauté musulmane dans l’île pour leur affirmer qu’ils y avaient toute leur place – Simeoni leur disant : « Vous êtes ici chez vous » et : « Quand on vous touche, c’est aussi à nous que l’on touche », un discours pas très fréquent chez les présidents de région quand une mosquée est vandalisée sur le continent.

Toujours chez les nationalistes, le mouvement de la jeunesse Ghjuventù independentista a réfuté dans un communiqué l’affirmation de BFM TV selon laquelle il aurait participé aux manifs ajacciennes ; et un de ses membres, Nicolas Battini, a déclaré (de la prison en région parisienne où il se trouve depuis deux ans dans l’attente d’un procès) : « Les groupuscules racistes qui tentent de détourner la lutte d’émancipation du peuple corse au profit d’une logique d’affrontements communautaires sont nos ennemis au même titre que le colonialisme français ! »
L’analyse des médias peut donc en général être tenue pour tendancieuse, une fois de plus. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que les nationalistes sont confronté-e-s depuis plusieurs années à la reprise d’une partie de leurs thèmes favoris (le peuple, la culture, la langue corses…) par des groupuscules manifestement racistes (le FN lui-même s’y est mis, mais de façon si peu crédible qu’il prête à rire plus qu’il ne séduit), et qu’ils-elles doivent d’urgence s’en démarquer avec la plus grande netteté (6), car les beaufs corses xénophobes ne manquent pas plus dans l’île que les beaufs français xénophobes sur le continent. L’extrême droite française tente ainsi de surfer sur la vague porteuse nationaliste, et si le vote FN, quoique en augmentation, reste plus bas que la moyenne hexagonale (7), le discours xénophobe (anti-Maghrébins) tend à se répandre en Corse – comme sur le continent là encore. Les nationalistes traitent fréquemment les militant-e-s d’extrême droite avec un certain mépris, en partie parce que souvent ils-elles ne sont pas corses ou parlent mal le corse ( !), mais aussi parce qu’à leurs yeux leur démarche n’est que de la basse récupération inefficace. Une « analyse » bien fragile : les provocs racistes faites dans les Jardins de l’Empereur ne doivent en rien être négligées ou minimisées.

Le gouvernement tout blanc ?
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On ne peut que constater la grande passivité des forces de l’ordre dès la première manifestation à Ajaccio : elles ont laissé se rassembler et agir pendant des heures des personnes armées de barres de fer. De même, si la préfecture a mobilisé 250 à 300 CRS et gardes mobiles, ceux-ci n’ont fait qu’accompagner les manifestations suivantes. Qui plus est, la seule réaction officielle du préfet a été de rendre public un arrêté d’interdiction de manifester... alors que tout rassemblement est déjà officiellement interdit par l’état d’urgence dans l’ensemble de l’« hexagone ». Et il a reçu une délégation des manifestant-e-s, qui est ressortie satisfaite de l’entretien car il leur a assuré que des policiers seraient « présents dans tous les quartiers ». Pareille attitude est donc aussi inhabituelle en Corse qu’étrange dans le contexte actuel français : alors que, grâce à l’état d’urgence, le pouvoir assigne à résidence sur tout le territoire français, pendant la COP21, pour des convictions écologistes, et – surtout – interpelle et perquisitionne pour une fréquentation un peu trop assidue de la mosquée, partir en bande chasser l’Arabe à Ajaccio ne pose aucun « problème » : il n’y a pas de « trouble à l’ordre public » !

En fait, les événements qui se sont déroulés là montrent que dans la chasse menée par le gouvernement aux migrant-e-s et aux djihadistes les habitant-e-s des quartiers populaires se trouvent vite associé-e-s aux potentiels terroristes. Et ils incitent à chercher qui peut en tirer profit. Des groupuscules fascistoïdes, bien sûr ; mais aussi le pouvoir « socialiste ».

Les gesticulations de Valls et de Cazeneuve autour de l’unité de la République et de la nation l’illustrent bien. Le ministre de l’Intérieur s’est rendu le 30 à Ajaccio pour affirmer : « Il n’y a en Corse de place ni pour la violence ni pour le racisme. » Après avoir rencontré des habitant-e-s du quartier de l’Empereur, des policiers et gendarmes, les représentants du conseil régional du culte musulman… et des représentants du Syndicat des travailleurs corses (8) avec lesquels il s’est « entretenu à huis clos », selon Le Monde, il a annoncé : « Les premières interpellations ont eu lieu » et a assuré : « L’ensemble des auteurs, que ce soit du guet-apens ou des dégradations, seront identifiés et déférés devant la justice. » En fait, ce sont deux jeunes hommes soupçonnés de s’être introduits, le 24 décembre, dans une école du quartier afin d’y couper un arbre qui ont été mis en examen pour « dégradations par un moyen dangereux » et « complicité de dégradations ». Le premier, 18 ans et « connu des services judiciaires », a été écroué pour avoir mis feu à des palettes dans l’après-midi de ce jour ; l’autre, 19 ans et « inconnu des services de police », a été placé sous contrôle judiciaire ; ils font également l’objet de poursuites pour « intrusion dans un établissement public » – cette école. « A ce stade, admet l’AFP elle-même, aucun des deux suspects n’est directement relié à l’agression de pompiers. »
Quant au Premier ministre, ne répugnant à aucun amalgame, il a invité depuis Paris les nationalistes corses à « faire le ménage » dans leurs propres rangs sur l’argument que « des membres de ces groupes [d’extrême droite] se revendiquent du nationalisme corse ». « Certains slogans doivent disparaître », a-t-il assené, avant d’annoncer sa visite en Corse dans le courant du premier semestre. Enfin il a rejeté toute idée de « séparation » de l’île avec la République française : « Il n’y a qu’une seule nation, la nation française » – une réponse à Talamoni qui, le 17 décembre, avait affirmé dans son discours d’intronisation à l’Assemblée corse que la question de l’indépendance se poserait « en son temps », et que l’île « n’était pas un morceau d’un autre pays mais une nation ».

On le voit, même si aucune main barbouzarde n’a allumé (9) le feu qui a enflammé les esprits à Ajaccio à la fin décembre, l’Etat a utilisé la « déambulation » des manifestant-e-s dans les Jardins de l’Empereur pour… retirer les marrons de ce feu afin de mener sa guerre contre les nouveaux représentants de la Corse.

Vanina

1. D’après Corse-Matin, la tension dans le quartier était montée dès l’après-midi, quand la police et les services municipaux avaient enlevé un bûcher préparé par des jeunes, comme tous les ans depuis quinze ans, et destiné à être allumé après la messe de minuit, une coutume dans l’île.

2. A Ajaccio, où résident beaucoup de non-Corses, on trouve à la fois des très riches et des très pauvres, et les copropriétés des quartiers périphériques n’ont pas grand-chose à voir avec les appartements cossus du centre-ville ou les superbes résidences à l’extérieur de la cité.

3. Ce corps formé en grande partie de volontaires corses est apprécié pour ses interventions dans un pays souvent en proie aux incendies, certes, mais semblable solidarité ne se manifeste guère contre les victimes de la vraie violence criminelle, pourtant si visible en Corse.

4. En particulier des membres d’Orsi ribelli 02 (groupe de supporters de foot qui mettent souvent des croix celtiques dans leurs tags), et des militants de Vigilance nationale corse (VNC), création récente d’un Patrick Pozzo di Borgo qui éructe contre « l’islamisation, l’arabisation et l’invasion migratoire » de l’île par une « horde de sauvages ».

5. Sans parler des « réseaux sociaux », où l’hystérie jacobine se déchaîne toujours très vite contre le racisme – génétique ou culturel – des insulaires.

6. Dans la manifestation du 24 décembre, on a noté la présence (à titre individuel) de l’autonomiste Denis Luciani (président de l’Associu di i parenti corsi, il a été candidat aux cantonales à Ajaccio pour Femu a Corsica cette année). Et Gilles Simeoni a récemment été critiqué pour avoir admis dans son mouvement Estelle Massoni, figure du FN pendant des années.

7. Son score peut cependant ne pas être négligeable en Corse puisqu’il y a obtenu 23 % des suffrages au premier tour de la présidentielle française en 2012, et qu’il a fait au premier tour des dernières territoriales davantage que le principal parti indépendantiste, Corsica libera (10,58 % contre 7,73 %).

8. Le STC, syndicat nationaliste majoritaire chez les pompiers, a expliqué lors d’une conférence de presse que les pompiers continueraient d’intervenir dans les quartiers mais sans la police…

9. Comme, en 1999, une certaine paillote si chère au préfet Bernard Bonnet.


Voir aussi, sur ce site : « Corse : Témoignage de deux “prisonniers politiques indépendants” » et « Bilan de la lutte armée » (article paru dans Courant alternatif n° 244) ; sur Mediapart, le blog https://blogs.mediapart.fr/chjocca-...;; sur a-manca.org, le communiqué de A Manca ; sur Quartiers libres, Ajaccio, les pompiers, les pyromanes et les incendiaires.

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