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Touchons le fond

Les affres d’une presse quotidienne aspirée vers la Toile

samedi 27 décembre 2014, par ocl-lyon

Depuis des décennies, on nous parle d’une crise à la fois de l’écrit et de la presse. En fait, la lecture se pratique toujours, mais sur davantage de supports que le seul papier  ; quant à la désaffection à présent galopante constatée envers les quotidiens, elle traduit d’une part un désintérêt pour des journaux « d’information  » qui sont surtout de classe, d’autre part l’attraction qu’exerce Internet sur l’ensemble des activités humaines. Etat des lieux, illustré en particulier par l’exemple du Monde.


Les ventes de la presse quotidienne nationale (PQN, « nationale  » signifiant en France parisienne) baissent en permanence  : d’après l’OJD, entre janvier et juillet de cette année, leur chute globale a été de 3,4 % par rapport à 2013 – Le Parisien, L’Equipe et Libé étant les plus atteints. Conséquence pour ce dernier titre (97 000 exemplaires, 250 salarié-e-s dont 180 journalistes)  : le 15 septembre, la direction a annoncé vouloir restructurer l’entreprise, avec à la clé 93 suppressions de postes, et attendre du personnel restant une cadence plus soutenue, davantage de flexibilité et de « performance individuelle  » induisant une « part variable de la rémunération  ». Quant au Monde, diffusé à 500 000 exemplaires payants dans les années 1970, il ne l’est plus qu’à 267 000 en juillet 2014 – avec une vente moyenne en kiosques de seulement 75 000 exemplaires (1).

L'impact de l'image et des « gratuits » sur les quotidiens payants

On retrouve cette dégringolade de la presse écrite dans d’autres pays occidentaux – avec ses conséquences  : licenciements au Temps en Suisse, à El Pais en Espagne, au Corriere della sera en Italie  ; fermeture du Frankfurter Rundschau en Allemagne, de Apogevmatini, To Vima et Eleftherotypia en Grèce… Et de nombreuses raisons sont couramment avancées pour l’expliquer  : cherté du papier, baisse du nombre de petites annonces, sous-capitalisation des éditeurs, faiblesse des investissements publicitaires, surcoûts ponctuels de la rédaction, surcoûts structurels de la distribution, incompétence des patrons de presse… Mais, en France, deux reviennent surtout en ce qui concerne la PQN.
D’abord, un désintérêt grandissant pour l’écrit en général – concurrencé par l’image avec la multiplication des écrans et l’essor d’Internet. Les médias ne cessent de tirer la sonnette d’alarme à ce sujet par rapport aux jeunes (en particulier les garçons, accros aux jeux vidéo) (2). Certes, beaucoup de gens lisent peu d’ouvrages, ou se cantonnent aux auteur-e-s « reconnu-e-s  »  : prix, classiques, célébrités…  ; néanmoins, la lecture reste une activité couramment pratiquée – même s’il faut sans nul doute moduler pareille constatation en fonction des classes sociales, et noter un relâchement stylistique de ce qui est lu, découlant de l’écriture des SMS et autres e-mails –, et cette activité a gagné de nouveaux supports  : ordinateurs, tablettes, liseuses. De plus, concernant les journaux, on remarquera que si les news se portent eux aussi assez mal (voir les royaux cadeaux d’abonnement proposés par L’Express ou Le Nouvel Obs), il en va différemment pour la presse people, de loisirs (au contenu pratique et ludique, ou vendant du dépaysement, des beaux objets), ou encore dite « féminine  »  : pas de « crise  », là, et la pub est au rendez-vous (3). Le problème ne réside donc pas tant dans le support papier que dans la forme et le fond de ce qui est inscrit dessus.
Jusqu’à l’explosion de la bulle Internet, quotidiens, radios et chaînes de télé constituaient les seuls moyens d’information « immédiate  »  ; aujourd’hui, c’est le Web qui donne ce quasi-instantané (L’Equipe est particulièrement pénalisé puisque les résultats sportifs ne souffrent aucun retard). Alors, pour compenser leur handicap, les quotidiens tentent d’occuper le créneau habituel des autres périodiques  : ils proposent dans leurs colonnes des dossiers et rubriques « débats  » (qu’ils n’ont guère le temps d’approfondir), jouent de plus en plus la carte d’une image choc (qui les fait dériver vers l’événementiel), multiplient les hors-séries thématiques et autres « bilans du monde  » ou atlas annuels. Et, surtout, ils créent leur propre site informatique. Celui du Monde est né en décembre 1995  ; sa fréquentation augmente mais ses abonnements n’ont rapporté que 15 % du chiffre d’affaires global en 2013 (contre 80 % pour le journal papier)  ; en effet, sur les 140 000 abonné-e-s de ce titre, la moitié ne le sont qu’à Lemonde.fr, dont l’abonnement est moins cher que celui du papier – et l’autre moitié sont les abonné-e-s papier, qui bénéficient d’un accès gratuit au journal électronique.
Les autres quotidiens se sont eux aussi mis au Net depuis des années, mais tous ont du mal à trancher entre le payant et le non-payant dans cette offre, pour l’heure non rentable. Ils occupent cependant la place, parce qu’ils ne peuvent faire autrement  : la pub, une grosse source de financement pour eux, les désertant pour aller sur les sites, où elle ne cesse d’augmenter, ils sont forcés de suivre. D’autant que leur clientèle habituelle dédaigne de moins en moins le Web pour s’informer.
D’après les médias, le mauvais état de la PQN serait aussi dû à la vogue des publications gratuites, une « concurrence déloyale  ». En fait, il y a fort à parier que, s’il ne trouvait pas de gratuits à prendre à l’entrée du métro ou de la gare, leur lectorat jouerait avec un portable ou ferait un sudoku bien plus qu’il n’achèterait un « dérivatif  » tel que les « grands quotidiens  ». Car, si indigente que soit l’information offerte par les gratuits, elle leur suffit sans doute pour se tenir au courant de l’actualité. La charge médiatique contre ces publications semble de plus avoir perdu de sa vigueur, ces derniers temps, et le fait qu’elles soient, pour certaines, clientes des imprimeries de la PQN n’y est sans doute pas étranger  : il y a quelques années, des commandos d’ouvriers du Livre effectuaient des interventions musclées sur leurs points de distribution pour empêcher celle-ci de s’effectuer, mais des accords ont visiblement été trouvés.

L'« objectivité » ? Comment cela pourrait-il exister ?

En réalité, le problème de la PQN est loin de tenir aux deux causes invoquées, et bien plutôt à deux autres.
La première réside dans son traitement de l’info  : c’est une presse de classe, largement réservée à une certaine élite (hormis Le Parisien - Aujourd’hui, et, dans une moindre mesure, L’Equipe) et compréhensible avant tout par elle. Le prouvent à la fois son lectorat (par ailleurs pour l’essentiel masculin), ses sources de financement (Etat, actionnaires, pub) et les personnes qui en établissent le contenu.
Le Monde est emblématique  : destiné prioritairement à l’intelligentsia et au patronat, il a pour « lecteur moyen  » un homme de 52 ans appartenant à l’encadrement des entreprises ou aux milieux enseignants (4). (La proportion de lectrices est plus forte le week-end, où le journal est vendu avec l’infâme magazine de pub sur la luxe, la mode, la beauté appelé M le Magazine. No comment.) La création de ce titre, en 1944, a été jugée nécessaire par l’Etat lui-même  : de Gaulle voulait un journal « prestigieux  » pour la France, en remplacement du Temps, accusé d’avoir collaboré – Le Monde en a repris le format, la présentation, les locaux et le personnel. Sur de telles bases, même hyperdéficitaire (2,3 M€ de pertes en 2013), il ne peut disparaître (5). L’épisode de 2010 l’a bien montré  : le quotidien avait alors quelque 94 M€ de dettes et il lui fallait 10 M€ afin d’éviter la cessation de paiement. Pourtant, les offres n’ont pas manqué pour le reprendre. C’est finalement le trio composé du banquier Matthieu Pigasse (Les Inrockuptibles…) et des patrons Xavier Niel (Iliad donc Free…) et Pierre Berger (Globe, Têtu…) (6) qui a été plébiscité par les salarié-e-s de l’entreprise (voir le fonctionnement de ce journal dans l’encadré consacré à sa « crise  »).
La presse écrite est archisubventionnée par le gouvernement – Le Monde en premier  : il a touché 18,6 M€ de lui en 2012. Et à ce soutien annuel se sont ajoutés pour chaque titre de la PQN, de 2003 à 2010, à peu près 3 M€ par an d’« aide à la modernisation de la presse  ». Une aide pas tout à fait désintéressée  : le pouvoir attend un « bon  » traitement de l’info, et si celui-ci tarde il peut user de moyens de pression indirects pour l’obtenir. Le Monde, qui a oscillé au cours de son histoire entre le centre gauche et le centre droit, l’a constaté sous la présidence de Sarkozy  : Direct Matin, Le Journal du dimanche et Les Echos, appartenant respectivement à Vincent Bolloré, Arnaud Lagardère et Bernard Arnault, trois patrons bons amis du Président, ont cessé d’être tirés par Le Monde imprimerie (LMI) pour le punir d’une insuffisante bienveillance à son égard.
De même, les actionnaires orientent pour une bonne part le contenu de la PQN (7). Au Monde, le poids du trio a vite pesé sur le choix des sujets et rubriques. Depuis la fin des années 1970, l’actualité sociale avait déjà bien fondu dans ce journal au profit de l’économie, mais aujourd’hui il s’agit clairement de concurrencer Les Echos. Aux suppléments « Le Monde des affaires  » et « Le Monde argent  » s’est donc ajouté en 2013 « Economie et entreprises  » (cahier quotidien de 8 à 14 pages) – tandis qu’était enterré le supplément géopolitique, coupable de publicité insuffisante. La place consacrée à l’environnement ou l’écologie a de même diminué (8), et la rubrique Planète s’est réduite à peau de chagrin. D’après Acrimed, la vie des affaires et des entreprises occupe maintenant à peu près un quart du quotidien et les trois quarts de son cahier économique.
Au choix des sujets à traiter s’ajoute de plus celui de leur traitement pour créer l’événement et orienter l’« opinion publique  ». Un exemple parmi mille autres de manipulation, ce gros titre en une du Monde   : « Marine le Pen arrive en tête parmi les jeunes de 18-24 ans  » – selon un sondage CSA réalisé le 10 avril 2012, donc peu avant la présidentielle… sur la base d’un échantillon (non déclaré) inférieur à 200 personnes (9).
Et puis, étant tout sauf de bons samaritains, les actionnaires attendent de rapides résultats – et le font savoir sans ambages. A la suite de Niel qui aurait dit : « Quand les journalistes m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et après ils me foutent la paix  », Bergé a lancé à la direction du Monde, en guise de vœux pour 2014 : « Vous n’avez pas d’autres solutions que de procéder à des départs, qu’ils soient volontaires ou contraints. Ou vous faites des choses désagréables et cela concernera certains, ou nous prendrons des décisions désagréables et cela concernera tout le monde.  »
Enfin jouent l’appartenance sociale des journalistes et leur proximité avec les classes dirigeantes du pays (lire notamment Les Nouveaux Chiens de garde de Serge Halimi)  : partage et défense des mêmes valeurs et références, fréquentation des mêmes écoles et autres établissements (voir l’encadré sur la précarité dans la presse).
Après un tel constat, un début d’objectivité serait en fait d’admettre… que celle-ci ne peut exister. Et on peut se demander quel risque court vraiment cette presse écrite, tant qu’elle correspond aux besoins et attentes des classes dirigeantes. A la vérité, la situation de la PQN traduit le clivage existant entre des classes supérieures toujours plus riches et la majorité de la société, qui ne peut partager ni leurs préoccupations ni leurs centres d’intérêt (une partie des classes moyennes devant réduire son train de vie, avec l’érosion de son pouvoir d’achat). Loin de s’insurger, au nom de leur sacro-sainte « objectivité  », contre la possible menace que constituerait la disparition des « grands médias  » pour la « démocratie  », il faut donc plutôt continuer de dénoncer leurs accointances avec les hautes sphères économiques et politiques.

La presse écrite, c'est tout un business !

La seconde, et non des moindres actuellement, source d’ennui pour la PQN s’appelle Internet.
Certes, la chute de leur lectorat et de la publicité incite les quotidiens à chercher sans cesse l’argent ailleurs que sous la plume de leurs journalistes en recourant à des méthodes éprouvées  : les membres de leurs rédactions sont par exemple « prié-e-s  » de mouiller leur chemise et de vendre aussi leur parole – des prestations grassement payées – au cours de forums, salons des entrepreneurs, manifestations culturelles et sportives… L’Auto, ancêtre de L’Equipe, avait inventé le Tour de France, L’Huma sa Fête  ; à présent, La Tribune utilise sa marque pour proposer des événements partout en France – 80 en 2014, qui ont rapporté entre 25 et 30 % de ses revenus (avec un « contenu éditorial piloté par la rédaction et non par la régie publicitaire », selon sa direction). Le Monde a tenu son premier festival musical et culturel à Paris les 20-21 septembre, à l’opéra Bastille, Garnier et l’Olympia, pour ses 70 ans (qu’il fêtera le 18 décembre [10]). La Croix fait des voyages et croisières à thème, depuis deux ans. Libé tient des débats dans la salle de son comité de rédaction (les 3-7 novembre dernier, une « semaine de l’entrepreunariat social  ») – alors qu’il avait titré en une, le 8 février dernier : « NOUS SOMMES UN JOURNAL, pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel, pas un plateau télé, pas un bar, pas un incubateur de start-up...  » en réponse au projet présenté par les hommes d’affaires Bruno Ledoux et Edouard de Rothschild ainsi que le groupe italien Ersel de créer à son siège tout cela… sans même mentionner le sort de la rédaction.
Autant de « produits  » qui s’adressent en priorité à un certain public – consciemment ou non, il s’agit toujours de rester entre soi, même si les déclarations d’intention sont bien autres. Néanmoins, ce ne sont là que de maigres palliatifs, face à l’omniprésence de la Toile sur une grande partie de la planète. Car l’entremise du Net semble peu à peu requise pour l’ensemble des relations de la vie publique et privée, les activités commerciales aussi bien que les rapports personnels (sites de rencontres comme de paperasse administrative…). Par exemple, d’après nombre d’enquêtes, la jeunesse délaisse le « petit écran  » (qui devient le média de certaines tranches d’âge) pour télécharger sur ordinateur musiques, films et vidéos afin de les consommer en ligne ou sur d’autres supports (MP3, clés USB, disque dur externe…). Alors, cédant à ce passage obligé, La Croix lance également le premier hebdo pour parents et enfants sur ordinateur et tablette (en lien avec Bayard jeunesse). Le Figaro multiplie les sites thématiques  : santé, vin, technologie… Le Monde annonce vouloir créer une chaîne Afrique et une M le Magazine, ainsi qu’une édition numérique du matin pour mobiles – payée en partie avec les 1,8 M€ du fonds Google pour la presse (11).
Symbole d’un sacré changement de perspective, Le Monde papier, renommé « print  », n’est plus qu’un support parmi d’autres  : ordinateurs, tablettes, smartphones  ; et tout part désormais de l’information traitée sur le Net, qui est ensuite dispatchée sur ces supports.
Internet squatte tout et ramène tout à lui. Les téléphones doivent l’avoir, les radios se trouver sur ses sites… Un message entendu par ses dernières  : pour attirer un autre auditoire et séduire des jeunes élevé-e-s dans la culture de l’image, elles se sont elles aussi investies dans la production vidéo  ; déjà écoutées sur YouTube ou par l’intermédiaire d’un écran, elles équipent maintenant leurs studios d’enregistrement de caméras afin de filmer leurs émissions (12).

Mais attention fragile  : ce monde-là est à la merci d’une panne de courant. Alors, mieux vaudrait ne pas perdre quelques bonnes vieilles habitudes subsistant encore dans la vie quotidienne – se rencontrer pour discuter de vive voix, saisir un stylo pour prendre des notes… ou un journal – comme Courant alternatif – pour s’informer  !

Vanina

1. Le système des kiosques s’effondre  : les ex-NMPP (rebaptisées Presstalis depuis la fin de leur monopole) en chassent par leurs conditions draconiennes nombre de petites publications, et pénalisent les titres de la PQN par les dysfonctionnements qu’engendrent leurs nombreux litiges avec les kiosquières.

2. D’après Médiamétrie, les 15-35 ans utilisent de nos jours deux fois et demie plus Internet qu’en 2005.

3. L’information fournie par les magazines n’est pas forcément nulle, mais elle est en tout cas insupportablement genrée – surtout la « presse féminine  », concentrée sur la mode, la santé, les enfants et la maison.

4. Dans son offre Internet gratuite, Le Monde cherche à apprivoiser un public plus jeune en proposant des thématiques sur l’éducation, les nouvelles technologies, le sport, la culture – au détriment de l’international et de la politique.

5. Début 2017, il doit déménager avec les autres titres du groupe Le Monde (GLM)  : La Vie, Télérama, Courrier international… dans des locaux (à construire !) du 13e arrondissement parisien – hormis Le Monde diplomatique, dont Le Monde est actionnaire à 51 %, mais qui a une rédaction autonome et possède ses propres bâtiments.

6. Ils se sont portés acquéreurs ensemble, cette année, de 65 % du Nouvel Obs, via leur holding Le Monde libre (LML).

7. Celle-ci doit aussi se faire apprécier des banques  : à la fin des années 2000, Le Monde s’est vu d’après Serge Halimi refuser une aide financière par la BNP Paribas, pour l’avoir un peu critiquée.

8. Hervé Kempf a été forcé au départ parce que son positionnement contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes déplaisait – voir son site Reporterre.
9. En fait, Le Pen a obtenu à peu près la même proportion d’électeur-rice-s chez les jeunes que dans l’ensemble de la population (17,9 %).

10. Un film sur son histoire, Les Gens du Monde, est sorti en septembre.

11. Le Monde et Le Figaro tentent aussi chacun de racheter LCI à TF1 – des négociations qui pour l’heure ne semblent pas devoir aboutir.

12. France Culture va présenter au début de 2015 un journal télé hebdomadaire réalisé par un cinéaste de renom pour montrer les « choses vues  » durant la semaine dans ses locaux.

La « crise » du Monde, un effet de sa modernisation

Les salarié-e-s du Monde en assurent la gestion par le biais de sociétés. La Société des rédacteurs du Monde (SRM, 400 journalistes depuis quatre ans), chargée de veiller à son indépendance rédactionnelle, est née en 1951 (1)  ; celle des employés (SEM) et des cadres (SCM) en 1968  ; celle des lecteurs en 1985, et un conseil de surveillance existe depuis 1994.
La fermeture de l’imprimerie LMI, en 2015, a fait ces dernières années l’objet d’innombrables négociations concernant son personnel et provoqué pas mal de non-parutions du journal  ; mais la crise qui a touché Le Monde au printemps dernier est due à la volonté de lancer une nouvelle formule rédactionnelle (proposant des photos et infographies plus grandes qu’avant, des textes plus aérés…) et, simultanément, d’installer un nouveau système informatique visant à fusionner les rédactions du journal papier et du Net. Un « calendrier fou  » qui a suscité dans la maison une tension certaine.
Après avoir été plébiscitée (80 % des voix) en 2013, Natalie Nougayrède a pris la direction de la publication (en binôme avec Louis Dreyfus) et celle des rédactions, mais sa popularité s’est vite écroulée. A la mi-février 2014, elle a annoncé le mixage des rédactions à travers un plan Mobilité  : 57 postes papier seraient « recadrés  » et « redéployés  » sur le Web, tandis que les rubriques logement, exclusion, économie sociale et solidaire ou banlieue seraient supprimées. Les journalistes touchés par ce plan repostuleraient en interne, y compris sur leur propre poste (trois refus de reclassement entraînant un licenciement)  ; mais d’autres pourraient également poser leur candidature sur ces postes « ouverts  » – un vrai jeu des chaises musicales dénoncé par les élu-e-s du personnel (2), soupçonnant la direction de vouloir se débarrasser de certains journalistes « chers et vieux  ». Le 21 mars, les journalistes du Monde interactif (MIA) ont émis un avis négatif sur le plan, le sort des pigistes et CDD du site restant incertain quoiqu’ils-elles travaillent souvent là depuis des années à temps plein. Le cabinet Technologia a de son côté effectué un audit de 30 salarié-e-s, et rendu début mai un rapport très critique (qu’a publié Mediapart) sur l’ambiance instaurée par la hiérarchie. Le 6, sept membres de la rédaction en chef ont démissionné de leurs fonctions (très provisoirement pour certains, et d’autres devaient de toute façon les quitter)  ; en assemblée générale du personnel, ils ont dénoncé des « dysfonctionnements majeurs  » dus à la direction et déclaré leur absence de confiance à son égard. Le 14, Nougayrède, lâchée par les actionnaires, a annoncé son départ (3).
Pour assurer l’intérim, les actionnaires ont nommé Gilles van Kote directeur de la publication et Jérôme Féniglio rédac chef, et dans le nouveau plan de restructuration présenté le 15 septembre, le nombre de postes à renégocier est tombé à 29. Mais alors qu’allait sortir un journal relooké, le 6 octobre, la direction a informé qu’elle voulait regrouper dans une nouvelle société un certain nombre de services, administratifs et autres (informatique, finance, juridique, ressources humaines, documentation, fabrication…), sous prétexte d’uniformiser les divers statuts y coexistants. En réalité, il s’agit de passer le personnel des services concernés sous une convention détachée de la presse, Syntec – qui serait négociée avec les futur-e-s délégué-e-s de la filiale créée (les élu-e-s actuels préférant s’en aller plutôt que de l’accepter). La perspective de départs négociés en cas de refus d’intégrer cette filiale et la crainte de perdre beaucoup en cas d’acceptation ont suscité assez d’indignation pour que des AG regroupent 300 à 400 personnes, que Le Monde ne paraisse pas un jour et qu’une pétition contre ce plan soit largement signée.
La direction assure depuis ne vouloir toucher à aucun des « avantages  » que donne l’affiliation à la convention de la presse, et elle a fixé un calendrier de négociations jusqu’à la fin de l’année. Les délégué-e-s semblent considérer l’affaire comme close – mais ils-elles peuvent aussi bien manifester une certaine combativité que prendre l’« intérêt de la maison  » pour le leur. Ainsi, lorsque la direction a dit en 2013 vouloir supprimer des RTT, ils-elles ont fait voter le personnel avant de la rencontrer, afin d’obtenir un large rapport de forces en leur faveur  ; mais un an après ils-elles ont abruptement annoncé à ce personnel la perte de 11 RTT sur 21 par an, avec pour faire passer la pilule l’attribution à chaque salarié-e d’une prime annuelle brute de 1 000 €. Alors, la méfiance est plus que jamais à l’ordre du jour : la suppression des RTT et les contrats de travail revus à la baisse sont également dans la « formule  » imposée aux salarié-e-s de Libé pour parvenir à une rédaction unifiée papier-Web de 130 journalistes travaillant sur tous les supports et développant des « activités nouvelles  ».

1. Jean-Marc Colombani, nommé rédacteur en chef et directeur de la publication en 1994, a été débarqué par la SRM avant son troisième mandat (il faut 40 % de ses voix pour être élu-e).

2. Les délégué-e-s (SNJ, SNJ-CGT, CGT, Infocom) fonctionnent en intersyndicale.

3. Sans doute a-t-elle eu le tort d’être… une femme, mais on ne l’appelait peut-être pas Poutine sans quelque raison.

La précarité, ça existe (quand même) dans la presse

Les effectifs de la PQN n’ont cessé d’être réduits, depuis des années, à coups de « plans sociaux  ». Parmi le personnel restant, les journalistes (une profession qui s’est largement féminisée) ne sont évidemment pas à plaindre dès lors qu’ils-elles sont titulaires de leur poste. Mais par leur rémunération et leurs conditions de travail, les « techniques  » en place n’ont pas non plus tellement à pleurer  : on ne désignait pas par hasard, autrefois, les ouvriers du Livre comme étant l’« aristocratie ouvrière  »  ; et si la CGT a bazardé ce statut pour ses troupes il y a dix ans (1), le personnel des ateliers de composition, de correction et de photogravure de la PQN a été recyclé dans ses rédactions avec le statut de journaliste – tandis qu’un rattrapage salarial sur plusieurs années était décidé pour… nombre de rédacteur-rice-s moins bien loti-e-s.
Les pigistes, qui composent aujourd’hui entre le tiers et la moitié des effectifs dans les services de rédaction et de secrétariat de rédaction (en CDD) (2) ou à la correction (payé-e-s à la pige), sont en revanche au bas (mais pas au smic) d’une assez haute échelle des salaires – avec beaucoup moins de congés que les titulaires, et souvent pas droit aux réductions du temps de travail (RTT), primes d’ancienneté et prises en charge pendant un arrêt maladie. Ils-elles font pourtant largement tourner la boutique pendant que les titulaires sont en vacances ou en RTT.
La peur d’un déclassement qui rapprocherait leur situation de celle de ces précaires n’est pas pour rien dans les réticences que manifestent envers le Web nombre de journalistes papier en poste. Ils-elles s’inquiètent à juste titre. Primo, parce que d’autres qu’eux-elles « font  » là une bonne part de l’information, soit en assurant « en direct  » par leurs commentaires le suivi d’un événement (par exemple une manif) au bas d’un article en ligne, soit en alimentant leur propre blog ou site  ; et cette information, quand elle est jugée « citoyenne  », est reprise à l’occasion sur certains sites de la presse officielle, dont les rédacteur-rice-s ont surtout pour mission sa vérification (un minimum) voire sa mise en forme – une pratique de journalisme très développée en Asie. Deusio, parce que, en s’installant derrière un ordinateur sans qu’un journal papier publie ensuite leur production, les « vrai-e-s  » journalistes perdent en général pour partie leurs conditions de travail et de rémunération. Quoi qu’il en soit, leur crainte parfois exprimée de voir, en changeant de support, leurs fonctions se réduire au traitement des dépêches d’agence (afin de les « adapter  » à la ligne du journal qui les emploie) est en fait largement bidon  : pour beaucoup, c’est déjà l’essentiel de leur tâche (3).

1. Pas mal de ses élu-e-s figuraient parmi les personnes qui ont alors quitté la profession à 50 ans, grâce à un accord financier assez intéressant.

2. Les plus précaires (contrats à la semaine), âgés d’une vingtaine d’années, montrent un certain zèle en ne comptant pas leurs heures, ce qui les met en concurrence avec les précaires trentenaires, plus « installé-e-s  » dans la place (CDD mensuels) et la vie, et donc plus avares de leur temps. Ambiance.

3. Il n’existe presque plus d’envoyé-e-s spéciaux, même si les rédactions prétendent en avoir (d’où les blagues en interne  : X ou Y est « envoyé-e spécial-e  »… à tel ou tel étage de l’entreprise).

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