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Moyen Orient

Réflexions et rappels sur la lutte kurde, l’enjeu de Kobanê et la solidarité

samedi 27 décembre 2014, par ocl-lyon

Kobanê est devenue un symbole qui dépasse de loin Kobanê. Un mois et demi de combats acharnés pour défendre cette ville pratiquement sous les caméras du monde entier, ont fait que la lutte des Kurdes de Kobanê pour défendre à la fois l’autonomie territoriale et politique du Rojava et résister jusqu’à la mort aux vagues d’attaques des tueurs djihadistes cinq fois plus nombreux et surarmés, a ouvert une nouvelle séquence à plusieurs niveaux.


La lutte kurde elle-même

Pour l’histoire récente du peuple kurde dans son ensemble, divisé en quatre espaces nationaux différents et traversé par des oppositions de toutes sortes — oppositions de classe, opposition sur la place des femmes, oppositions entre traditionnalistes et progressistes d’inspiration socialistes, opposition entre les pro-développement capitaliste et les mouvements qui se battent contre les grands barrages et les logiques productivistes…— La résistance de Kobanê est devenue la résistance de l’ensemble des Kurdes de la région et de la diaspora.

Elle devient un facteur de premier ordre dans le sentiment d’appartenance et dans cette capacité de prendre son destin en main, d’écrire un nouveau chapitre de l’histoire de ce peuple martyrisé ; en témoignent les dernières manifestations en Turquie : plus de 40 morts en à peine 3 ou 4 jours, couvre-feu, déploiement de l’armée dans les villes, des dizaines de bâtiments officiels brûlés, des centaines d’agences bancaires et de statues d’Atatürk démolies, des situations presqu’insurrectionnelles dans certaines localités avec des embryons de groupes d’auto-défense armée. A noter en parallèle la mobilisation de milliers de Kurdes et aussi de Turcs solidaires à la frontière de Kobanê pour faire acte de présence symbolique au plus près des résistants et en défi vis-à-vis de l’armée turque. Des milliers de jeunes et de moins jeunes ont forcé les barrages, découpé les barbelés et ont rejoint pour un jour, pour une semaine ou plus, les habitants qui refusaient de fuir et les groupes de combattant-e-s encerclés.

Le caractère exceptionnel de cette bataille est aussi qualitatif. Il n’a échappé à personne que les combattants et combattantes sont majoritairement issus de la gauche kurde et qu’ils/elles sont les protagonistes d’un projet d’autonomie politique et territoriale dans le Rojava (Kurdistan occidental / de Syrie), projet basé sur la critique des Etats-nations, sur le pouvoir communal, la mixité de genre, la prise en compte inclusive de toutes les nombreuses minorités de cette région, des formes de justice moins punitive mais basée sur le consensus et l’idée de réhabilitation, sur des formes de démocratie, sinon directe, du moins proposant une plus grande participation de la base aux décisions et à leur mise en œuvre.

Défendre Kobanê, c’est donc aussi défendre une avancée politique qui se situe "en bas et à gauche" comme disent les zapatistes. C’est, au sein de la société kurde, défendre une tentative de rompre avec les rapports féodaux et patriarcaux, avec l’affairisme qui s’est emparé des leaders traditionnels autour de l’exploitation de l’« or noir », avec les schémas oligarchiques de la démocratie étatiste et parlementaire. La révolution du Rojava et ce que le mouvement kurde appelle le "confédéralisme démocratique" est une proposition qu’il faut replacer dans le contexte des soulèvements du "printemps arabes", de leurs bilans, de leurs échecs et des questions qui avaient été ouvertes alors et qui sont restées sans réponses. Elle se veut une réponse valide et pertinente pour l’ensemble de la macro-région méditerranéenne et moyen-orientale : une alternative cohérente à tous les régimes d’oppression et de spoliation, sans exception, issus des découpages territoriaux de l’époque coloniale et de la 1ère guerre mondiale, aussi bien sous les oripeaux du « nationalisme arabe » à parti unique et des dictatures militaires apparentées, des pétromonarchies, des différentes variantes de l’islamisme politique, de l’État colonialiste d’Israël et des pseudo-démocraties, oligarchies capitalistes à la mode occidentale.

Mais Kobanê est plus que ça encore. Le caractère exceptionnel de cette lutte a ouvert une nouvelle séquence et marque l’irruption d’une nouvelle voie qui brise le cercle des faux antagonismes, des alliances circonstancielles ou durables et des vraies complicités : ni avec les puissances impériales de la démocratie libérale, ni avec les régimes dictatoriaux (de Syrie, d’Irak, d’Iran et les pétromonarchies) qui dominent le Moyen Orient, ni avec les bandes criminelles de l’islam politique qui se sont plus ou moins autonomisées de leurs créateurs.

L’irruption de cette guerre, avec notamment le profil de ces femmes combattantes — environ 1/3 des effectifs —, à visage découvert, dignes, le fusil à l’épaule, est devenue le puissant symbole de l’autonomisation des femmes et donc de l’affirmation d’une égalité politique insupportable pour les régimes et mouvements réactionnaires.

Mais ce que Kobanê marque particulièrement comme rupture avec des décennies de domination impériale des puissances capitalistes, c’est que la lutte d’un peuple particulier pour sa liberté est en train de devenir le nom universel de la libération de tous. Ils ont mis en avant la légitimité de leur combat, comme le droit à l’autodétermination. Mais ils ont aussi mis en avant leur projet, leurs réalisations, leur propositions et ont fait valoir que ce pourquoi ils et elles se battaient pouvait être repris partout ailleurs où les oppressions contre les identités sont niées ou instrumentalisées par les États-nations. Ils disent que leurs propositions peuvent contribuer à inverser le cours de l’histoire, le faire dévier substantiellement de sa trajectoire et mettre un terme à des siècles de guerres et de dominations coloniales et impériales. Il s’agit en ce sens d’une lutte pour l’humanité comme l’avaient aussi affirmé les zapatistes dans le fin fond des montagnes du sud-est mexicain.

Ce qui est nouveau et remarquable, c’est que le formidable mouvement de sympathie qui s’exprime de manière croissante depuis plusieurs semaines envers les résistants et résistantes de Kobanê, n’est pas orienté vers des figures renouvelées de la « victime », vulnérable et sans défense, aux prises avec la dernière catastrophe en date et en demande d’une « aide humanitaire » auprès de la « communauté internationale ». On n’est pas dans le registre de la mendicité et de la charité, dans le pathos larmoyant et le plus souvent dégoulinant d’hypocrisie. Ils ont cassé le cycle de la victimisation et brisé la représentation humanitaire hégémonique qui ne fait émerger des catastrophes que la figure d’êtres réduits à des corps souffrants dépourvus de volonté, de capacité et de parole.

Ce que ne cesse de dire Kobanê, c’est qu’ils et elles sont dans le conflit, dans le combat et que c’est là le prix à payer, le passage obligé, pour une vie meilleure, pour une vie digne. Kobanê, n’a pas demandé que des « sauveurs » viennent se battre pour eux — par une intervention militaire au sol notamment. Ils ont demandé autre chose de beaucoup plus important politiquement : ils et elles ont demandé des moyens pour se battre eux-mêmes, et singulièrement des armes, des munitions, des équipements, pour se défendre comme des sujets politiques maîtres de leur destin. C’est là une rupture fondamentale dans la période, qui ouvre aussi pour nous et potentiellement pour des millions de personnes dans le monde ; une nouvelle situation dans laquelle, la résistance aux attaques subies, n’est plus automatiquement synonyme de défense des acquis ou de retour à un passé prétendument glorieux mais qu’elle peut s’interpréter comme l’ouverture sur un nouvel horizon, sur des conquêtes, sur un parcours de libération ; une lutte offensive qui remet d’actualité l’idée de transformer l’ordre établi dans un cours révolutionnaire.

Les menaces qui pèsent sur la lutte des Kurdes du Rojava.

La Turquie

Après avoir enfermé les combattants et combattantes kurdes dans Kobanê en bloquant les issues nord de la ville et empêchant ainsi les renforts et les approvisionnements en armes, après avoir placé en détention plusieurs centaines de Kurdes de Syrie ayant trouvé refuge en traversant la frontière, après avoir réprimé dans le sang les manifestations de soutien à Kobanê, après avoir réaffirmé vouloir établir une « zone tampon » — projet soutenu par Hollande — sur le côté syrien de la frontière, c’est-à-dire là où précisément se trouvent les territoires du Rojava, la Turquie reste la principale menace pour les Kurdes. L’État turc qui depuis 2011 aide les islamismes de divers courants, a clairement fait le choix de l’État islamiste contre le mouvement de libération kurde. Il entend faire pression pour que les Kurdes de Syrie se soumettent à « l’opposition modérée ». Surtout cette pression de la Turquie, correspond doublement à ses objectifs : en finir avec l’autonomie kurde de Syrie — car elle se situe sur la même ligne que le PKK — et se lancer dans une bataille ouverte visant à renverser le régime de Damas. Jusqu’à présent, ce n’était pas un vrai danger. D’une part cette opposition n’existe plus vraiment : l’armée syrienne libre (ASL) n’existe presque plus. Il existe par contre plein de groupes locaux, qui selon les endroits combattent avec les Kurdes.

Dans « l’opposition modérée », en marge de l’ASL, il y avait surtout les groupes liés aux Frères musulmans, soutenus par la Turquie et le Qatar, et salafistes, soutenus par l’Arabie saoudite et les Emirats. Leur projet est une république islamiste — sunnite — ce qui les oppose donc à toutes les minorités vivant en Syrie. Impossible de savoir ce que sont devenus ces grands mouvements — principalement le Front islamiste — depuis la création de l’Etat Islamique (EI) et sa dynamique de ralliement. Enfin, des bataillons du Front Islamique peuvent avoir rejoint l’ASL à partir du moment où la Turquie qui les finance entend faire ressurgir une opposition armée correspondant à la Coordination nationale syrienne, vitrine extérieure officielle de l’opposition syrienne de l’intérieur.

Là où cela peut changer, c’est la tentative, fin octobre, d’introduire un contingent de combattants de l’ALS dans Kobanê. Erdoğan a alors annoncé — ça a été évidemment démenti immédiatement — qu’il était parvenu à un accord avec le PYD pour que « 1300 combattants de l’ASL » rejoignent Kobanê. Le PYD parle de « mensonges » et dit que le « sale jeu de la Turquie continue ». En envoyant un gros contingent de l’ASL à Kobanê, il est clair que c’est une tentative de plus pour étouffer l’autonomie politico-militaire des Kurdes et prendre le contrôle de la zone. On estime qu’il n’y a pas plus de 1500 combattants kurdes dans Kobanê. Il s’agit donc là encore de réduire leur position relative et leur force. Les YPG/PYD ont fait savoir que l’ASL ferait mieux d’ouvrir de nouveaux fronts ailleurs. Déjà, la Turquie a imposé une limitation à 200 du nombre de peshmergas autorisés à rejoindre Kobanê. Là encore, la gauche kurde a fait savoir qu’elle n’en avait pas besoin, que ces combattants feraient mieux de se battre dans le « front irakien » de la guerre contre l’EI.

Les États-Unis

Les États Unis ne sont pas sur la même ligne que la Turquie. Pour eux, Kobanê n’est pas un objectif stratégique. D’autre part, officiellement, leur mission en Syrie se limite aux djihadistes. Rappelons que les États-Unis, contrairement à la France, n’ont jamais cru à un renversement imminent du régime d’Assad. Ils sont donc pour une transition et donc pour un gouvernement syrien de coalition — c’était le sens des discussions de Genève II en février 2014.
Rappelons que l’approche des États-Unis se fait en prenant en compte les intérêts de la Russie et de l’Iran — d’où le projet d’accord sur la destruction des armes chimiques — alors que la France et la Grande Bretagne veulent foncer dans le tas, renverser Assad, faire battre les Iraniens en retraite et infliger une défaite à Poutine. Aujourd’hui, les « faucons » occidentaux dans la région sont au quai d’Orsay et à l’Élysée. Cette position est analysée par certains comme plus « idéologique » et « émotionnelle » — anti-Assad, anti-Hezbollah, anti-régime iranien — que découlant d’une vision vraiment stratégique.

Même si Genève II n’a rien donné, les États-Unis n’ont pas varié de point de vue. C’est d’ailleurs pour ça qu’officiellement la France ne participe pas aux frappes en Syrie et se situe sur la même position que la Turquie. Même si Hollande s’est fendu d’une phrase le 14 octobre disant que « la Turquie doit absolument ouvrir sa frontière » pour faire plaisir à BHL, c’était dans la même allocution pour dire que « nous devons apporter tout le soutien à l’opposition syrienne » qui « est aujourd’hui en Syrie la seule voie possible pour la paix et pour la démocratie ». Depuis qu’elle a fermé son ambassade à Damas et reconnu l’opposition syrienne, dominée par les Frères musulmans et d’autres islamistes soutenus par l’Arabie, comme la seule représentante de la Syrie, la France se situe sur les positions les plus viscéralement anti-Assad — après la brève lune de miel de Sarkozy —, quitte pour cela à passer sous silence et à mentir sur la nature majoritairement islamiste de l’opposition au régime de Damas. Tacitement elle approuve le soutien de la Turquie, du Qatar, des Émirats et de l’Arabie saoudite à ces mouvements qui donneront naissance au Front al-Nosra — branche Al-Qaïda — et à l’État islamiste. Aujourd’hui, le gouvernement Hollande, ainsi que la classe politique, et les services de police, s’alarment de la poussée djihadiste touchant des centaines jeunes Français mais bien sûr ne disent rien de ce qu’il savent parfaitement depuis longtemps sur le rôle de la Turquie.

En même temps, la coalition US met le paquet sur Kobanê en bombardements et en largage d’armes et de munitions. La raison la plus couramment entendue est que Kobanê constitue un abcès de fixation pour les troupes djihadistes qui veulent absolument une victoire totale sur cette ville kurde, tant leur haine et leur volonté de destruction est sans limite. Du coup, ce qui est symbolique pour l’EI, le devient automatiquement pour la coalition : une victoire des djihadistes à Kobanê serait du plus mauvais effet sur la confiance envers la capacité des USA à mener à bien leur campagne militaire.

Comme le dit le texte diffusé sur le blog anarchiste parisien de solidarité — « Kobanê, la lutte des Kurdes et les dangers qui la guettent » : « les États-Unis ne veulent pas mettre les « bottes sur le terrain » — « boots on the ground » — car leurs alliés régionaux n’ont pas fait montre d’un engagement sérieux à ce jour, et comme leur campagne aérienne est vouée à l’échec, ils ont besoin d’alliés qui soient déterminés à combattre l’EIIL ». Ensuite, Kobanê devient un objectif car l’acharnement des djihadistes à lancer des offensives et à envoyer continuellement des renforts, a l’avantage, d’une part de les rendre relativement vulnérables pour les bombardements, car en partie à découvert, et d’autre part, de « fixer » ainsi des milliers de combattants qui, sinon, iraient grossir d’autres fronts, en Irak notamment, et en particulier autour de Bagdad. C’est ici la plus grande hantise de Washington : la ville-capitale Bagdad et la zone de l’aéroport international qui est située à l’ouest de la ville, à moins de 30 kilomètres des lignes djihadistes. Selon ce schéma, la bataille de Kobanê pourrait bien durer, otage d’une situation militaire dans laquelle les États-Unis fournissent les combattants en armes et en munitions aussi longtemps qu’ils le jugeront nécessaire…

Pression pour resserrer les rangs kurdes.

Il y a une grande pression à l’unité d’action entre les principales forces — PDK et KRG du Kurdistan irakien d’un côté et les mouvements de la gauche kurde de l’autre. Le processus a commencé avec un premier accord en date du 22 octobre, dit « accords de Dohuk » entre le Conseil national kurde — CNK, dominé par les Kurdes d’Irak — et le Mouvement pour une société démocratique — TEV-DEM, comprenant le PYD et la gauche kurde —, de coopération et de co-direction du Kurdistan syrien (Rojava). Cet accord oblige la gauche kurde à faire des compromis et à partager le pouvoir avec les pro Barzani, mais de l’autre côté créé un fait établi vis-à-vis de la « communauté internationale » et de l’opposition syrienne en entérinant une autonomie de facto soutenue par le gouvernement autonome des Kurdes d’Irak, disposant de ses propres forces armées. En même temps, cette unité sera forcément conflictuelle car il y a une lutte pour l’hégémonie et des projets contraires. Mais la principale pression est celle de la guerre que leur impose des djihadistes aidés de leurs alliés de l’Etat turc.

Leur lutte et notre solidarité

Dans l’histoire, les guerres et les révolutions se sont toujours trouvées intimement mêlées : refus des guerres inter-impérialistes débouchant sur des soulèvements révolutionnaires, tentatives révolutionnaires se transformant en guerre ou rattrapés par des foyers de guerre mal éteints et dévorées par les armées des fossoyeurs de la révolution… Nous savons d’expérience que toutes les logiques de guerre, même celles qu’il faut assumer, contiennent les dangers du militarisme, durcissent les rapports, centralisent le pouvoir, referment les espaces de réflexion, rejettent les débats et les contradictions qui font la richesse d’un processus de transformation et vont à l’encontre de la dynamique révolutionnaire. Comme dans de toutes autres circonstances, les Kurdes se retrouvent aujourd’hui à devoir mener conjointement une guerre et une révolution. Ils n’auront probablement pas le loisir de pouvoir choisir entre privilégier l’une au détriment de l’autre, mais une chose est sûre : le type de solidarité qu’ils recevront pourra contribuer à faire pencher l’équilibre d’un côté plutôt que de l’autre.

Pour notre part, nous entendons, au sein du mouvement de libération kurde comme à l’intérieur du mouvement de solidarité, privilégier particulièrement les pratiques et les initiatives qui tendent à l’autonomie et l’auto-organisation des communautés humaines, soutenir les tendances qui poussent à l’émancipation politique et à la révolution sociale. Le projet de l’autonomie kurde n’est pas un projet anarchiste révolutionnaire et anticapitaliste. Il ne vise pas l’établissement du communisme libertaire et l’abolition de toutes les hiérarchies, du capital et du salariat. Par contre, de sa victoire ou de sa défaite dépendra qu’il sera possible, ou pas, de mettre en discussion certaines idées, comme l’égalité, le combat contre l’exploitation capitaliste du travail, l’exploitation domestique des femmes, la prise en charge collective des décisions sur l’ensemble des questions touchant la vie des gens, en matière de production, d’habitat, d’éducation, une attention particulière à l’agriculture, une critique du développement et du productivisme…

On ne demande généralement pas aux protagonistes des luttes que l’on soutient qu’ils acceptent l’intégralité de nos références et de nos positions en échange de notre solidarité. Sinon, on reste dans l’entre-soi. La tendance la plus courante consiste plutôt à affirmer une solidarité avec certaines luttes, et pas avec d’autres, en fonction de la présence, ou non, d’un certain nombre de critères et d’éléments partiels et potentiels de transformation qu’elles contiennent et font ressortir. Se placer en solidarité avec la lutte des Kurdes pour leur autonomie, obéit aux mêmes règles : ce n’est pas se bercer d’illusions et soutenir une « révolution » les yeux fermés ou encore en partager inconditionnellement les tenants et les aboutissants.

Cette solidarité signifie plusieurs choses en même temps : soutenir une résistance contre les tentatives d’extermination physique et politique ; soutenir l’irruption d’une troisième ou quatrième voie dans le cadre syrien et régional ; défendre dans le processus même de cette résistance qu’il est possible de prendre son destin en main et de s’affirmer comme sujet politique et comme sujet de l’histoire, de tracer un chemin d’émancipation. En somme, il s’agit de contribuer à la possibilité qu’une révolution sociale en profondeur. C’est pourquoi, si les combattants et combattantes kurdes et leurs alliés non kurdes sont aujourd’hui en première ligne pour affronter les bandes de l’État islamiste, et qu’ils et elles ont donc besoin d’avoir les moyens de se battre, il est très important qu’ils soient le moins dépendant possible des diverses puissances, et notamment les États-Unis à qui il n’est pas possible de faire confiance. De plus, la politique extérieure des États-Unis étant connue pour fonctionner par cycles, il est probable que l’approche étatsunienne plutôt pragmatique actuellement se transformera tôt ou tard dans une nouvelle offensive de faucons néo-conservateurs, les mêmes — façon de parler — qui ont engagé jadis massivement les États Unis dans la guerre du Vietnam (Nixon) et plus tard, les guerres en Irak (Bush père et fils), avec les effets que l’on connait.

En tant qu’anarchistes/communistes libertaires/anticapitalistes antiautoritaires de France, il faut que l’on accorde une mention très spéciale à Hollande. Le chef de l’État français s’est en effet très vite aligné sur les positions de la Turquie en exprimant son soutien à la création d’une zone tampon dans le Rojava et le long de toute la frontière syro-turque. Or, si l’armée turque pénètre sur le sol syrien, c’est non seulement une déclaration de guerre contre les Kurdes de Syrie et la gauche kurde dans son ensemble mais aussi contre le régime de Damas. C’est cela l’autre vrai objectif.

Il faut être conscient que c’est cela que veut la France, gouvernement et opposition confondus : une guerre aérienne et au sol, non pas principalement contre les djihadistes mais pour entreprendre le chemin de Damas jusqu’au palais présidentiel. La France, contrairement aux Etats-Unis, s’est depuis le début du soulèvement populaire en Syrie — février-mars 2011 — alignée sur l’axe Turquie-Qatar-Arabie saoudite, qui sont les principaux fournisseurs de l’aide financière et matérielle aux combattants islamistes. Elle s’est donc engagée dans la position la plus va-t-en-guerre visant à renverser le régime d’Assad et à le remplacer par quoi, sinon par un régime islamiste sunnite, qui deviendra, en outre une colonie/protectorat de ces puissances régionales, en particulier de la Turquie. Celle-ci est de loin la principale puissance militaire et verrait bien la région placée une fois de plus sous la coupe d’un nouvel empire ottoman et un nouveau marché juteux pour les multinationales. En s’alignant sur la Turquie, l’Etat français se fait le complice objectif du projet d’anéantissement de l’autonomie kurde en Syrie aujourd’hui, et en Turquie bientôt.

La campagne de solidarité avec la lutte de libération des Kurdes ne peut, en France du moins, que cibler et dénoncer la dangereuse politique criminelle et cynique du gouvernement français.

novembre 2014

Commission Journal de Paris
(à partir des notes de Martin Paul)

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