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Répression

Stratégies de peur et de mort pour imposer le projet libéral

samedi 27 décembre 2014, par ocl-lyon

L’assassinat de Rémi Fraisse, on le sait, s’est produit au terme de 8 semaines d’un conflit direct et violent entre les opposants et les autorités, le Conseil général du Tarn et la chaîne de pouvoir du maintien de l’ordre (préfet, procureur, ministère de l’intérieur). Une présence policière quotidienne massive a été instaurée à partir du 1er septembre pour protéger le chantier de déboisement et de destruction de la zone humide. De ce jour, les violences policières n’ont cessé de se déchaîner à chaque fois que les caméras de télévision avaient quitté les lieux : flash ball, grenades lacrymos à tirs tendus, interpellations musclées… mais aussi destruction des tentes et des cabanes, incendie à l’essence des affaires personnelles des zadistes. A ce jour, plus d’une vingtaine de plaintes ont été déposées contre les forces de police.


Face à cette volonté de casser physiquement la résistance au barrage, face à l’avancée rapide des travaux, face à un rapport de force « militaire » inégal sur le terrain, les opposants décident plusieurs semaines à l’avance d’appeler à un rassemblement sur un week-end entier, avec débats, pièces de théâtre, ateliers, spectacles… Celui-ci rassemble environ 6000 personnes venues pour l’essentiel du grand sud-ouest mais avec pas mal de monde de tout l’Hexagone voire au-delà, et beaucoup de jeunes.

La police devait être absente de la vallée, du point de rassemblement jusqu’à la limite aval du chantier, distante de 2 km environ. Or c’est là que l’État a concentré des forces de Gendarmerie mobile, officiellement pour protéger… une remise de type Algéco incendiée la veille et un grillag La veille du rassemblement, les engins de chantier avaient été déménagés du site et seul un groupe électrogène laissé sur place a été incendié le vendredi soir. (sur la situation de la lutte, voir article « Le Testet, chronique d’une mort annoncée »)

La construction du discours de l'État.

A la suite de la mort de Rémi Fraisse, l’actions répressive a été légitimée par un discours fait de mensonges et d’omissions. Cela se passe en trois temps. D’abord, en essayant de cacher ce qui était arrivé, puis en essayant de criminaliser la victime, ensuite en tentant de faire passer cette mort comme purement accidentelle.

- Les conditions de la mort ont été escamotées. Pendant les première 24 heures, la communication des autorités (procureur et ministre de l’Intérieur) parle d’un corps retrouvé dans la forêt. On laisse entendre qu’il a été trouvé dans les bois, presque par hasard, au milieu de la nuit. Rien ne révèle que la mort est survenue aux cours des affrontements, encore moins à cause des forces de l’ordre, la cause est inconnue, l’hypothèse d’une overdose est même évoquée. Les conditions de la mort de Rémi – pourtant déjà parfaitement connues des gendarmes et des autorités en temps réel, dans les minutes qui ont suivi le décés – sont délibérément cachées.

- La victime est désignée comme coupable. Le lendemain, les premiers éléments révélés de l’autopsie parlent d’une explosion dans le dos et donc révèlent que Rémi se trouvait dans la zone des combats. A partir de là, la figure de la victime se construit : il ne peut qu’être responsable de sa propre mort. Simultanément, le procureur déclare que cette mort est incompréhensible car les forces de l’ordre ayant utilisées des armes ne pouvant par tuer, ne peuvent être responsables de la mort. On parle alors du sac à dos de Rémi qui aurait pu contenir des substances – fumigènes, bombe aérosol, cartouche de gaz – susceptibles de provoquer l’explosion mortelle. Alors qu’émerge la figure de la victime responsable de ce qui lui est arrivé, la presse relayant les propos des autorités se lancent alors dans le scénario habituel des inévitables « Black Blocs » composés de 100 à 150 anarchistes cagoulés et fortement armés, venus au Testet exclusivement pour en découdre avec les forces de police. Le jour suivant, la personnalité de Rémi commence à être connue. Étudiant en botanique de 21 ans, sans casier judiciaire ni fichage policier, amoureux de la nature, bénévole dans une association de protection de l’environnement, connu pour avoir des convictions fortes mais qui en aucun cas n’est venu au rassemblement de Sivens pour s’affronter avec la police. Bref, une personne qui ne cadre pas avec le prototype du « méchant ». Cette non-coïncidence ne sera pas relevée par les médias et les commentateurs. Ceux-ci sont incapables de concevoir qu’un amoureux de la nature, plutôt pacifiste, se soit retrouvé au milieu des affrontements. Ils sont incapables d’admettre la complexité des dynamiques qui caractérisent les mouvements sociaux, les moments de révoltes, de solidarité et de radicalisation à l’œuvre, de comprendre que dans ce cadre, occuper un terrain illégalement, refuser de se disperser, refuser de plier à la menace et à la violence des flics, leur faire face courageusement, se défendre de leurs armes meurtrières, ne fait pas de vous un ‟casseur” mais un-e résistant-e assumant – à ses risques et périls – un certain degré de confrontation dans le cadre d’un objectif jugé légitime, ici la défense d’une zone humide, c’est-à-dire le refus de perpétuer et d’étendre le modèle capitaliste-productiviste du complexe agro-industriel.

- Enfin, la fable de l’accident fatal. Avec la révélation de la découverte de TNT dans la plaie située dans le dos de Rémi, sa famille dépose plainte pour homicide volontaire. L’autopsie révèle que la mort a été instantanée, qu’il n’y avait pas de traces de brûlures, ni de particule métallique ou plastique. Exit donc la fausse piste des substances gazeuses ou pyrotechniques dans le sac à dos de Rémi. Deux jours après le décès, le lundi 27 octobre, le procureur d’Albi lâche qu’une grenade a pu provoquer la mort. C’est alors que se met en place le troisième épisode. La mort de Rémi devient un tragique accident. Tandis que le terme de « compassion » se répand chez les responsables politiques, Valls déclare aussitôt qu’il ne peut pas croire à une erreur de la police et Cazeneuve n’hésite pas à affirmer la même chose, à savoir que la mort de Rémi « n’est pas une bavure ». Le 28 octobre, à l’assemblée nationale, Valls en rajoute une couche : « Je n’accepte pas et je n’accepterai pas les mises en cause, les accusations qui ont été portées en dehors de l’hémicycle à l’encontre du ministre de l’Intérieur. […] Je n’accepterai pas la mise en cause des policiers et des gendarmes qui ont compté de nombreux blessés dans leurs rangs ».

Les gentils, les méchants et la défense de l'action répressive

La ligne du gouvernement et du PS ne variera pas, rappelant sans cesse, aidé en cela par les syndicats de police, que les policiers ont été attaqués, qu’ils ont eu des blessés, qu’ils sont les victimes, qu’ils n’ont fait que se défendre, qu’il y a une montée intolérable de la violence de la part de groupes de « casseurs », etc., Cazeneuve prenant comme exemple de ces « violences », une série de dégradations dans la ville de Gaillac, mettant sur le même plan deux tags sur le monument aux morts et une vitrine fendue avec la mort d’un manifestant. La ligne « anticasseurs » de défense de l’action répressive à Sivens et ailleurs du gouvernement va servir à mettre en place un régime de terreur et d’intimidation.

Dans la semaine qui a suivi le meurtre de Rémi, des rassemblements ont été spontanément appelés dans une cinquantaine de ville en France, mais aussi à Genève, Bruxelles, Lausanne, Barcelone, Turin, Milan, Londres. Une semaine après le week-end fatal, le dimanche 2 novembre, environ 4000 personnes se rassemblent à Sivens, sur les lieux même où la vie de Rémi lui a été arrachée par la raison d’État. Ce dimanche, des centaines de personnes viennent dans la vallée du Tescou pour la première fois, posent des questions, se renseignent, témoignent de leur solidarité avec les opposants. Depuis le meurtre de Rémi, de nouveaux occupants affluent, s’installent pour trois jours ou trois semaines, construisent des cabanes, dressent de nouveaux campements, en particulier dans la zone du chantier où Rémi a été tué.

La ZAD n’a jamais été aussi vivante, avec tous les jours des visiteurs, des curieux, des personnes solidaires qui apportent du matériel de construction... Du coup, si les flics ont bel et bien disparus du site lui-même, les contrôles sur les routes qui y conduisent se multiplient : contrôles d’identité, des véhicules avec arrêtés préfectoraux autorisant la fouille des véhicules, contraventions et intimidations… Si la plupart des rassemblements ne donnent pas lieu à des déploiements gigantesques de forces de l’ordre, c’est dans quatre villes que se concentreront les comportements policiers visant à interdire et étouffer les mobilisations : Nantes, Rennes, Toulouse et Paris.

Pour le gouvernement, mais aussi une partie des opposants (EELV, certains membres des composantes associatives et institutionnelles dans les mouvements d’opposition aux projets du barrage de Sivens et de l’aéroport de Notre-Dame des Landes notamment) qui appellent « au calme » dans un remarquable concert de lamentations pour un peu de matériel urbain esquinté, il s’agit, sous couvert de maintien de l’ordre, d’accentuer le clivage latent entre ‟modérés” et ”radicaux”, d’y superposer durablement un autre, entre « non-violents » et « violents », entre protestation digne, responsable, mesurée et compassionnelle et scènes d’émeutes, de guérilla, de débordements organisées par des « casseurs » extrémistes, anarchistes et autonomes (Mélenchon a vu lui, l’extrême droite sous les cagoules de ceux qui l’ont aspergé de yaourt).

Chaque jour, de nouvelles révélations issues de plusieurs enquêtes journalistiques indiquent clairement que le pouvoir, et singulièrement la chaîne de commandement des forces de l’ordre qui remonte jusqu’au sommet du gouvernement, savaient depuis la nuit du 25 au 26 octobre que Rémi avait été tué par une grenade offensive des gendarmes, que des consignes de fermeté avaient été données explicitement aux forces de l’ordre pour qu’ils « tiennent » à tous prix un petit carré grillagé, symbole de la volonté indéfectible du Conseil général PS d’imposer son projet et de l’État de le soutenir. La présence des gendarmes mobiles dans le périmètre du rassemblement, c’est-à-dire de la zone humide, du chantier et de la ZAD (c’est la même chose), n’avait d’autre but que de marquer la présence de l’État sur le territoire et provoquer des affrontements après 8 semaines ininterrompues de violences policières et de harcèlements. Le gouvernement semble avoir réussi le tour de force d’imposer les termes du débat et de retourner la violence d’État qui a provoqué la mort de Rémi comme celle de manifestants « violents » et « incontrôlés ».

Cette capacité, qui s’appuie certes sur un consensus politique établi et des relais dans les moyens de persuasion de masse, est aussi redevable à quelques insuffisances et incapacités dans « notre camp » au sens large. Ce tour de force renvoie aussi à des faiblesses dans les ripostes et les dénonciations de la violence de l’État.

Une répression policière croissante

Les forces de l’ordre n’ont cessé de durcir leur action ces dernières années – la liste des blessé-e-s et mutilé-e-s par tirs de flashball et autres armes « non létales » serait trop longue à reproduire –, et cette accentuation de la coercition n’est pas le fruit du hasard. Elle répond à la volonté réfléchie de l’État de faire appliquer des mesures qui visent toujours plus à soumettre l’ensemble de la société aux intérêts du patronat (hyperflexibilité du marché du travail, attaques contre la protection sociale et le niveau de vie, démantèlement de services publics, grands projets inutiles…). La police a toujours pour mission de maintenir l’ordre, mais elle doit aujourd’hui le faire avec une brutalité croissante et une logistique nouvelle afin que sautent les obstacles qui se dressent face à une orientation économique ultralibérale. Il s’agit de terroriser quiconque s’insurge et entre en lutte, de convaincre que manifester étant dangereux, mieux vaut rester chez soi en subissant, de contenir toute opposition dans des formes « civiles » et légales, donc respectueuses des procédures d’acceptabilité et compatibles avec la société existante (commissions d’enquête, médiations institutionnelles…).

L’État s’est donné les moyens de cette intensification de la répression, et cela pas qu’en France. On a vu l’introduction de moyens de fichage nouveaux (notamment ADN), de formes de collaboration des forces de maintien de l’ordre à l’échelle européenne, notamment lors de contre-sommets, le blocage de manifestants en dehors des zones de rassemblements, les expulsions du territoire de manifestants pourtant « européens » mais devenus pour l’occasion principalement des « étrangers »… Croissance aussi des équipements, armes utilisées, vidéo-surveillance… On a vu aussi l’introduction et la généralisation de nouvelles armes comme les flash ball (ou LBD, Lanceur de balle de défense) ou les grenades contenant des matières explosives dites de « désencerclement » ou offensive (OF-F1) , nouvelles armes dites « non-létales » selon la terminologie officielle, mais qui blessent, mutilent et peuvent tuer, soit dans le cas des LDB par l’objet lui-même (la balle en caoutchouc), soit dans le cas des grenades, par les éclats de matières (métal et plastique dur), soit par l’effet de souffle de l’explosion (cas de Rémi Fraisse et de Vital Michalon à Malville en 1977)[1]. D’autres armes « non létales » peuvent tuer, mutiler ou blesser grièvement comme les coups de crosse de fusil lance grenade et de matraques sur la tête (Malek Oussekine en novembre 1986 à Paris), les grenades lacrymogènes lancées à tir tendu, dans le visage notamment (Richard Deshayes en 1971)[2].

Une répression au service d'un ordre social

La colère contre les violences policières, nécessaire et légitime, ne saurait suffire. « Flics, porcs, assassins » est un slogan qui exprime une révolte brute contre les bandes armées des corps répressifs de l’État mais apparaît comme bien faible face à la situation imposée par l’État, par la violence de cette institution et par celle qu’il met en œuvre pour imposer ses mesures et ses choix. Car cette croissance de la répression n’est pas le résultat d’un gonflement spontané. Elle résulte d’une politique délibérée de contrôle de certaines catégories sociales, dans certains quartiers déterminé et de manière générale de contention de manifestation de rue ou hors les villes et de n’importe quel type de mouvements de lutte sociale dès lors que ceux-ci menacent l’ordre social.

La gestion de la mort de Rémi Fraisse par l’État et les principaux médias consiste à isoler les faits, à les séparer à la fois du contexte des luttes et des manifestations de ces dernières années, mais aussi de la violence institutionnelle diffuse et constante qui constituent le quotidien ‟banal” et ordinaire des quartiers périphériques et des enclaves populaires des zones urbaines. Le rappel d’assassinats plus anciens, Vital Michalon, Malek Oussekine, Sébastien Briat où, déjà, les mensonges et les silences des autorités politiques avaient prévalu, notamment, est effacé.

Ainsi, le lundi 27 octobre est le 9ème anniversaire de la mort de Zied et Bouna à Villiers-le-Bel, ainsi le 30 octobre, 5 jours à peine après le décès de Rémi Fraisse, un jeune de 20 ans des quartiers nord de Blois a perdu l’usage d’un œil suite à un tir de flash ball, ainsi, le 17 octobre, à peine une semaine avant la mort de Rémi Fraisse, c’est un autre jeune, Thimothée Lake, qui a été tué par la BAC dans le quartier St-Cyprien de Toulouse, dans une supérette et dans l’indifférence quasi-générale : tout est fait pour occulter des rapprochements possibles et évidents. A part quelques communiqués et appels à manifester, le lien n’a pourtant pas été établi ni dans la presse, ni de la part de ceux qui se veulent les « opposants officiels » comme EELV ou le Front de gauche… Comme le dit Matthieu Rigouste dans une interview récente, « face aux ZAD et à leurs formes de reterritorialisations des luttes urbaines et rurales, les polices occidentales expérimentent aussi de nouveaux dispositifs de contre-insurrection hybrides et modulables, c’est-à-dire où la dimension militaro-policière du quadrillage, de l’enfermement et de la provocation est centrée sur un théâtre d’opération rural et forestier mais est aussi capable de passer rapidement voire simultanément en mode « Azur » (action en zone urbaine). Capable de passer instantanément du « maintien de l’ordre » au « contrôle des foules », de la répression policière à la guerre de basse intensité »[3].

Depuis l’année 2000, les chiffres officiels comptent 130 morts du fait de la police. Tous les ans, entre 10 et 15 personnes, la plupart habitant des quartiers populaires, sont tuées par la police, sans parler des blessés et des mutilés à vie. Avec le couple justice-prison, c’est clairement une violence de classe qui s’affiche le plus officiellement qui soit afin d’exercer une domination sans fard, une mise à distance hors les murs, une ségrégation spatiale, un bannissement collectif et une pression disciplinaire doublée d’une surveillance constante avec une présence faite de contrôles incessants des identités et des activités… C’est une lutte incessante contre les « classes dangereuses » et leurs pratiques de débrouille, de réappropriations et de l’économie souterraine de survie et de substitution.

La violence du capital et de l'État

Au-delà des violences « policières, de la militarisation des forces de police, (plus précisément « d’hybridation entre le policier et le militaire »[4], au-delà de la confusion entretenue entre maintien de l’ordre, lutte anti-terroriste, lutte contre le crime organisé et stratégies contre-insurrectionnelles, il convient de sortir des piège linguistiques : le terme de « violence » sert à la fois à désigner le bris d’un distributeur de billets de banque, voire un simple tag sur un bâtiment officiel, et… des vagues de bombardements aériens sur des zones habitées, la torture, les assassinats de masse, un attentat-suicide faisant des centaines de morts…

Par contre, la quotidienneté violente du capitalisme n’est jamais évoquée : les guerres coloniales, la misère et la rareté organisée, et plus concrètement encore pour des millions de personnes ici, la violence des familles jetées à la rue suite aux expulsions locatives et de logements squattés (plus de 10.000 par an avec présence de la police), la violence des boulots de merde, pénibles et dangereux payés moins de 800 euros par mois, la violence de l’intérim, du chantage à l’emploi pour accepter les baisses de salaires, l’allongement du temps de travail, le renoncement « volontaire » au droit de grève et le travail en 4 x 8 en continu (7 jours sur 7) qui bousille un peu plus la santé, la violence de l’amiante, des pollutions chimiques, de la radioactivité, des accidents du travail et des maladies professionnelles (qui plus est, non reconnues pour la plupart), la violence de l’espérance de vie en bonne santé inférieure de 10 ans pour un ouvrier comparée à celle d’un cadre, la violence des files d’attente qui s’allongent chaque année un peu plus aux Restaus du Cœur, de la hausse de 44% du nombre de SDF en 11 ans, des travailleurs de plus en plus nombreux qui dorment dans leur voiture ou dans une caravane…

Combattre la marginalisation des mobilisations

Disons-le tout net, l’ensemble des mobilisations consécutives à l’assassinat de Rémi Fraisse ont été en dessous de ce que ce meurtre d’État aurait mérité. La quasi-absence de forces « de gauche » fait évidemment partie de ce tableau. A ce sujet, il ne fait aucun doute que si Sarkozy ou un autre leader de la droite avait été au pouvoir, on aurait assisté à une déferlante de condamnations et de protestations de la part de partis, de syndicats, d’association, d’organisations démocratiques (comme la LDH)… Des intellectuels et des personnalités se seraient indignés dans des appels publics, des « réunion unitaires » auraient été organisées dans toutes les villes de France, appelant à autant de manifestations et à des meetings à Paris, à Toulouse... La « gauche » au pouvoir – et cela même si une partie grandissante de ses électeurs se rend compte qu’il s’agit d’une « deuxième droite »[5] – a pour effet de neutraliser les mobilisations, de les verrouiller dans des marges, de les bâillonner, d’empêcher que se constituent des pôles d’opposition et de contestation sociale.

Ceci étant, on ne peut pas passer sous silence la démobilisation générale à laquelle on a assisté, malgré les dizaines d’initiatives un peu partout, malgré les mouvements et blocages lycéens à Paris et dans le 93, à Rouen et à Limoges, malgré les AG et manifestations étudiantes de Rennes et de Toulouse. Si bien sûr les interdictions de manifester ont fait leur effet, si les invraisemblables déploiements policiers en ont intimidé plus d’une-e, il aura manqué une capacité politique de mobiliser qui s’en affranchisse, qui occupe l’espace vacant laissé par une gauche absente, qui permette de fédérer des indignations et des colères face à la mort de Rémi et à la banalisation des violences policières, à la systématisation de la violence d’État.

L’arrivée de Valls comme chef de l’exécutif marque une inflexion dans le quinquennat calamiteux de Hollande. Une fois de plus, c’est un ex-ministre de la police qui se retrouve à l’une des deux têtes de l’appareil gouvernemental pour y appliquer une ligne « libérale » et policière/autoritaire. Il mène une politique répondant aux exigences capitalistes de l’heure et s’appuie sur une vague réactionnaire aux relents familialistes, déclinistes, néo-pétainistes qui mobilise une partie de la société (manif pour tous, homophobie, xénophobie, affirmation identitaire, défense d’un ordre encore plus hiérarchique et autoritaire, tolérance zéro pour les délinquants, les paresseux, les assistés, défense d’un modèle productiviste et haine de tout ce qui se réfère à l’écologie…), des courants de protestations disparates mais qui affirment tous ouvertement porter le combat en faveur de l’inégalité sociale et politique – une inégalité des droits – selon des critères les plus divers : religieux, pseudo-naturalistes, culturalistes, raciaux, colonialistes, de mérite social ou d’appartenance à une communauté imaginaire (nationale, européenne, judéo-chrétienne, blanche…) normative et excluante.

Sans développer ici les jeux politiciens auxquels se livre la gauche au pouvoir actuellement, il est clair que, plus encore qu’avant, le gouvernement tente de prendre la droite à revers électoralement, en appliquant une politique qu’elle réclame et qui lui convient : casser les luttes et les freins à la réalisation des profits, opérer des transferts d’argent public conséquents vers les marges des entreprises, attaquer les ‟rigidités” du marché du travail et les quelques garanties offertes encore par le contrat de travail et le droit social, réduire les coûts de la reproduction sociale (les services publics), fliquer les chômeurs et les allocataires de la protection sociale et des minimas sociaux selon le vieux principe républicain consistant à conjurer l’égalité des principes démocratiques en renversant la préséance des droits sur les devoirs, c’est-à-dire à briser l’inconditionnalité des droits sociaux et recréer par là une relation de pouvoir et d’assujettissement d’ancien régime – un régime de tutelle et de protection en échange d’obligations, de corvées, de devoirs.

Ainsi, le projet de barrage de Sivens n’est pas annulé mais maintenu,quitte à le modifier un peu ; ainsi Valls a réaffirmé qu’il était favorable à l’aéroport de Notre-Dame des Landes, mais en ajoutant qu’il jouera la carte « légaliste » d’attendre l’épuisement des recours pour prendre une décision ; ainsi Hollande en visite au Canada, s’empresse de se rendre, accompagné par une nuée de patrons et de scientifiques, dans la région de l’Alberta où sont massivement exploités les schistes bitumineux.

Combattre le maintien de l'ordre social

Même en se limitant aux manifestations et à leur répression violente, il n’a pas été suffisamment dit que les « violences policières » n’étaient pas seulement policières et qu’elles correspondaient à une violence d’État qui s’accroît dans le cadre d’un « maintien de l’ordre » de plus en plus brutal, et que c’est bien cet ordre social violemment défendu qu’il faut viser.

En 2007 à Nantes, un lycéen de 17 ans grièvement blessé suite à un tir de flash ball lors d’une manifestation. La même année, une étudiante en médecine perd un œil ainsi que le gout et l’odorat à Grenoble après avoir reçu dans la figure une grenade de désencerclement lors d’une manif anti-Sarkozy. En 2009, à Toulouse, un étudiant de 25 ans est grièvement blessé à l’œil par un tir de flash ball lors d’une action collective de réappropriation dans un supermarché. La même année, Joachim Gatti, documentariste, est mutilé à l’œil par un ‟mini” flash ball (un pistolet appelé ‟gomme-cogne”) lors d’une manif protestant contre l’expulsion d’un squat à Montreuil (93). L’année suivante, dans cette même commune, un autre lycéen est atteint en pleine tête par une balle en caoutchouc lors d’un blocage de son lycée dans la cadre des mobilisations contre la réforme des retraites. En 2012 également, une manifestante est grièvement blessée par 15 éclats de métal d’une grenade lors d’un rassemblement contre la construction de lignes de Très Haute Tension dans la commune du Chefresne (Manche). En février 2013, un jeune intérimaire belge de 25 ans perd un œil après avoir été touché par un tir de flash ball lors d’une manifestation à Strasbourg. A Nantes et sur la ZAD, on ne compte plus les dizaines de tirs de flash ball et leurs victimes depuis le début du mouvement d’opposition à l’aéroport et dont le sommet dans le déchaînement de violence (et aussi dans les poursuites pénales et les incarcérations) a été atteint lors de la manifestation du 22 février dernier : au moins trois manifestants ont été blessés à l’œil.
Cette liste loin d’être exhaustive indique bien que c’est un ensemble de mouvements sociaux, de résistances, qui se heurtent à la violence d’État et aux armes dites non-létales qui blessent, mutilent et tuent.

C’est cette absence de prise en compte de la globalité des enjeux que l’on doit souligner pour essayer de sortir du cas par cas, de telle lutte plutôt que telle autre et de la seule dénonciation des « flics, porcs, assassins ». En outre, les difficultés à socialiser les expériences de lutte sur les violences policières et institutionnelles qui frappent les habitants des quartiers populaire au quotidien sont aussi une aubaine pour l’État et les artisans du maintien de l’ordre social et policier dans les métropoles. Avec les interdictions de manifester – pour Gaza cet été, contre les violences policières cet automne – l’État et le gouvernement Hollande-Valls ont haussé un peu plus le niveau de la coercition et de la confrontation contre ceux et celles qui combattent sa politique.

En guise de conclusion

Les semaines à venir diront s’il est possible de sortir de l’attitude purement défensive et émotionnelle, encore une fois justifiée et légitime, pour imaginer des formes de ripostes qui ne se prêtent pas aux manipulations et instrumentalisations sécuritaires de l’Etat. Il faudrait arriver à déjouer les stratégies de marginalisation de la contestation, à attaquer les pratiques continues de l’état de division entre « bons manifestants » et « casseurs » afin d’imposer violemment sa politique. Les semaines à venir diront s’il est possible d’impulser des mobilisations qui n’entendent pas céder devant les injonctions et les interdictions, qui parviennent à défendre les espaces formels et substantiels de lutte, d’expression et de manifestation, qui articulent le combat sur le terrain juridique (en menant à bien des contre-enquêtes par exemple[6]) avec un travail de recontextualisation dans un combat global que dessine déjà l’ensemble des luttes et résistances en butte aux violences policières, des initiatives qui expriment le droit non négociable de manifester dans la rue contre la politique répressive d’un gouvernement et l’ordre social qu’il défend par la terreur et la violence armée, par sa justice et ses prisons, mais pas seulement. Cet ordre social est maintenu aussi en organisant le découpage et le maillage territorial, avec ses zones de relégation, ses murs invisibles, avec sa surveillance, ses contrôles, ses patrouilles et ses check points, ses couvre-feux et son occupation policière incessante des quartiers populaires, c’est-à-dire des espaces publics de la vie sociale, de circulation et de rassemblement, les espaces d’une autonomie populaire possible sur des territoires urbains que l’État combat pied à pied.

Ces mesures de contre-insurrection préventive font partie de l’arsenal de la guerre sociale en cours visant à ‟résoudre” violemment la crise de la reproduction capitaliste (et ses instabilités financières) au profit du capital globalisé et de ses grands blocs de pouvoir (politique et militaire) et de puissance (financière et économique) qui se battent pour le partage du monde, – sans certitude d’y parvenir – et sans lever l’hypothèque de la crise écologique, voire ‟civilisationnelle” qui caractérise la période. Il ne s’agit pas ici de dire cela pour le plaisir de tracer des perspectives inatteignables à court terme mais simplement de proposer une orientation générale qui détermine à la fois les raisons de la politique de l’État et les contenus des résistances sociales qu’elle fait naître – et de trouver à ces dernières des raisons communes et suffisantes de lutter ensemble.

Fin novembre 2014

Martin Paul

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Notes
[1] Lors de la manifestation contre le Surgénérateur de Creys-Malville du 31 juillet 1977, les grenades offensives ont aussi mutilé : un manifestant a eu le pied arraché (Michel Grandjean), un autre la main arrachée (Manfred Schultz). Un policier a aussi perdu une main pour avoir tardé à lancer sa grenade offensive.
[2] La liste des mutilés par grenades offensives et balles en caoutchouc de flash ball est trop longue pour la faire figurer ici.
[3] « La mort de Rémi n’est pas une bavure, c’est un meurtre d’État », aparté.com.
[4] « Le maintien de l’ordre », Tant qu’il y aura de l’argent (http://www.tantquil.net/ ).
[5] Pour reprendre le titre d’un livre de Jean-Pierre Garnier et Louis Janover, publié en 1986 et traitant de l’époque de Mitterrand. La deuxième droite, réédité chez Agone en 2013.
[6] Comme l’a initié la Ligue des droits de l’homme (Toulouse) en relation avec la défense et la famille de Rémi Fraisse

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