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Melilla et Ceuta : en finir avec l’Europe forteresse !

jeudi 1er décembre 2005, par Courant Alternatif

"Ta peau est ton visa et tu ne passes pas quand tu es noir et, de surcroît, pauvre. Tu dois même disparaître. Tel est mon sentiment personnel. Sinon pourquoi vont-ils jusqu’à déchirer ou brûler nos passeports, et même nos carnets d’adresse quand ils ne nous tuent pas. Ils nous veulent sans identité, ni existence. Ils nous dépouillent souvent des moindres papiers que nous pouvons avoir et les informations qui peuvent nous permettre de poursuivre notre chemin ou de garder le contact avec nos parents".


Depuis de nombreuses années, des milliers de migrants subsahariens tentent, au péril de leur vie et à travers un long périple de plusieurs mois dans des conditions atroces, d’atteindre l’Europe, dans l’espoir d’y trouver sécurité et ressources nécessaires à une vie digne. Ces migrants, la Commission européenne, comme les gouvernements des Etats membres de l’UE, les nomment des "clandestins". Et ce mouvement migratoire, légitime, "invasion". Pris au piège, les migrants prennent de plus en plus de risques, pour parvenir malgré tout à poser les pieds sur le territoire européen : traversée de la Méditerranée de nuit dans des embarcations de fortune ; escalades des grillages et barbelés entourant les enclaves, étroitement surveillées. On ne compte plus le nombre de victimes, au large des îles italiennes, des Canaries et des côtes andalouses ou au pied des barbelés entourant les enclaves. Suite aux événements tragiques de Ceuta et Melilla, qui ont fait plusieurs morts et blessés à la fin septembre 2005, le Maroc a dépêché plusieurs centaines de soldats pour contribuer, aux côtés des soldats espagnols, à la surveillance du mur de la honte qui sépare Ceuta et Melilla du reste du territoire marocain. Aussi, des centaines d’immigrés subsahariens ont été arrêtés au nord du Maroc et certains parmi eux sont reconduits au désert de Bechar où une goutte d’eau coûte de l’or.

Témoignages de ce qui s’est passé à Ceuta et Melilla

"Lors du premier assaut à Ceuta, dans la nuit du 28 au 29 septembre, les militaires marocains surpris ont réagi à coups de fusil, en tuant deux personnes. Après que nous ayons franchi la première grille, nous étions à la recherche des issues à emprunter pour être dans Ceuta sans avoir à escalader la deuxième grille du haut de laquelle nous étions des cibles faciles. La Guardia a réagi en barrant les entrées avec leurs véhicules et en tuant quatre personnes. La Guardia nous a tellement brutalisés que nous avons cédé. Ils nous ont alors ligotés deux à deux avant de nous livrer aux Marocains qui nous ont conduits en prison". Un autre : "Moi, j’étais à Melilla. A la tombée du jour, nous nous étions regroupés à la lisière de la forêt. Vers deux heures du matin, nous sommes sortis par centaines en nous dirigeant vers les grilles. Dès que nous nous en sommes approchés, les Marocains qui n’étaient pas nombreux ont pris peur et se sont dispersés. La Guardia de l’intérieur de la grille a alors commencé à tirer. Nous nous sommes repliés mais moi j’ai été blessé par une balle à la jambe. J’ai, à partir de ce moment, demandé à mes compagnons de ne pas m’attendre parce que j’ai mal. C’est alors que je me suis trouvé parmi les corps inertes, au nombre de six. De peur d’être découvert et maltraité, j’ai fait le mort. Le matin, les Espagnols ont ouvert le grillage et donné de l’eau aux Marocains afin qu’ils nous arrosent en vue de vérifier si nous étions bien morts ou vivants. J’ai dû me manifester. Ils m’ont battu et m’ont jeté dans leur véhicule. Mais, fou de douleur, un autre black qui était resté auprès du corps de son frère cadet leur a dit qu’il n’avait plus de raison de vivre et que ceux qui ont tué son frère pouvaient en faire autant de lui. Les militaires marocains l’ont froidement abattu. J’ai vu cette scène de mes yeux". Un autre encore : "Nous campons des mois durant devant les grilles de protection généralement par ressortissants du même pays. Les groupes se forment pour franchir ensemble la grille. Avant 2003, nous tentions notre chance un à un et par petits groupes. Mais le renforcement de la surveillance de la voie maritime a gonflé le nombre de ceux qui venaient tenter leur chance du côté des grilles. Si, en intervenant massivement, nous avons permis au monde entier de voir ce qui nous arrive, nous voulons souligner que les mauvais traitements et la mort le long des grilles remontent à 2003… Nous faire disparaître consiste surtout à nous ramasser et à nous larguer dans le désert, le plus loin possible, sans eau ni nourriture et en nous dispersant."

Qui sont-ils ?

Les refoulés de Ceuta et de Melilla ont les mêmes aspirations que les jeunes européens à l’emploi. "Nous avons parmi nous des paysans et des fils de paysans dont moi-même. Mon père a un grand champ que je pourrai exploiter dès aujourd’hui si on m’en donnait les moyens. Je n’ai pas de diplôme mais je me sens capable de faire dans ce pays ce que j’ai fait pour gagner ma vie à travers les champs d’Algérie". "Moi je suis producteur de coton. Cela veut dire que j’appartiens à une catégorie de paysans mieux lotis que les autres. Il fut un temps où nous pouvions bien gagner notre vie. Mais rien ne va plus dans ce secteur. Et même du temps où les choses allaient mieux nous étions obligés de diversifier nos activités sinon le revenu agricole ne suffit guère à couvrir nos dépenses. C’est pour cela que j’ai dû partir à l’aventure". "Moi, je suis commerçant. Je voyageais entre Bamako et Lomé, d’où je ramenais des tissus, des pièces de voiture, d’autres vendaient des friperies, des pièces de voiture, des produits cosmétiques, des cassettes etc. Mais en plus des tracasseries des douaniers, des gendarmes et des policiers le long de la route, tout le monde est devenu commerçant au Mali y compris les fonctionnaires. Or rien ne se vend, sauf à crédit et les acheteurs s’acquittent difficilement de leur dette. J’ai dû laisser tomber le commerce". "Nous avons également des artisans parmi nous : menuisiers, soudeurs ainsi que des chauffeurs…."

Les raisons qui les poussent à émigrer

Les victimes de la répression de Ceuta et de Melilla ont d’abord souffert de la violation de leurs droits économiques et politiques dans leurs propres pays et pas seulement du fait de la corruption de leurs dirigeants. Les causes de leur exil qui sont internes et externes ne sauraient être réduites à la pauvreté et l’extrême pauvreté dont l’issue serait la "bonne gouvernance". Le fait est que l’Europe, qui ne veut pas subir l’émigration, fait subir aux peuples d’Afrique les conséquences de ses choix économiques, exacerbe les inégalités et les injustices internes, criminalise et humilie les composantes les plus vulnérables. Qu’il s’agisse de la traite négrière ou de l’esclavage des temps présents, le système capitaliste fait le tri, prélève ceux qui répondent à ses besoins. Aussi, l’’immigration choisie" consiste à entrebâiller les portes de l’Europe afin qu’y entrent les médecins, les infirmiers, les informaticiens, …, dont elle a besoin en laissant aux Etats africains le soin de gérer la grogne sociale et de contenir les mécontents et les désespérés, du fait des salaires de misère et du chômage. L’intensification des flux migratoires n’est, en somme, ni un hasard, ni la faute d’une Afrique noire, pauvre et corrompue, mais l’une des conséquences tragiques de la violence de l’ordre économique dominant. "

Externalisation" par l’Europe de la politique migratoire

La seule préoccupation des pays européens est d’endiguer ces migrations, sans jamais s’interroger sérieusement sur les causes et les effets, ni a fortiori sur leurs responsabilités propres dans cette situation. Pour cela, l’Union européenne érige des murs de plus en plus hauts, installe des dispositifs toujours plus sophistiqués pour se "protéger", et pour échapper au regard de l’opinion publique qui pourrait s’en indigner, négocie aujourd’hui l’installation de ces dispositifs en dehors de ses propres frontières. Cette "externalisation" de sa politique migratoire consiste à faire prendre en charge, de gré ou de force, la "protection de ses frontières" par ses voisins proches - au Sud, les pays du Maghreb, la Mauritanie et la Libye, à travers différents accords et en échange de financements. Ces pays acceptent ainsi le statut de "zone tampon" : ils installent des camps jusqu’en plein Sahara et près de Tanger, des barbelés aux frontières, étendent leurs dispositifs policiers, organisent des systèmes de surveillance à l’aide de technologies de plus en plus sophistiquées... Pour tenter de "dissuader" d’autres migrations, et montrer leur bonne volonté à l’UE, ils déploient tout un arsenal de répressions et d’humiliations.

C’est le 27 février 2004 que l’Etat marocain a accepté de rapatrier tous les immigrés subsahariens et autres nationalités qui auraient transité depuis douze ans par le Maroc et interceptés par l’Espagne (réactivation des accords de Malaga de 1992). L’Europe propose 40 millions d’euros au gouvernement marocain pour surveiller des frontières toujours contestées. Le gouvernement marocain accepte cette salle besogne et reconduit les personnes rapatriées, non pas chacune vers son pays, mais il les déporte vers les frontières des pays limitrophes. Ce comportement, "en matière de reconduite à la frontière" se poursuit depuis 2002, sans aucune réaction des partis au gouvernement ou de l’"opposition parlementaire". C’est d’ailleurs ce qui encourage le gouvernement espagnol à toujours demander plus !

La tragédie de Ceuta et Melilla est le fruit de cette politique migratoire de la "forteresse Europe", essentiellement utilitariste, à laquelle les gouvernements des pays du Sud servent de supplétifs. Et la France porte une responsabilité forte dans cette situation. Elle pousse en effet au sein de l’UE, avec une démagogie sans limite, à ce durcissement et cette externalisation des politiques migratoires. Elle prône la distinction entre "immigration subie" (les réfugiés, q’il faut empêcher coûte que coûte d’entrer), et "immigration choisie", en fonction des besoins des économies du Nord. Sur son propre territoire, d’ailleurs, des sans papiers sont aujourd’hui pourchassés, traqués, empêchés de vivre, enfermés dans des centres de rétentions dans des conditions scandaleuses, avant d’être expulsés par "charters". Plutôt que de s’émouvoir sur un Maroc qui ne serait pas démocratiques, c’est nos propres gouvernements qu’il faut combattre.


Camille, OCL Reims, Novembre 2005

Note : Tous les témoignages cités ont recueillis à Bamako, au Mali, du 18 au 20 octobre 2005, au Centre Amadou Hampaté BA (CAHBA) lors du départ de “La marche de la dignité” initiée par le Forum pour l’Autre Mali (FORAM) et le Réseau des Artistes et Intellectuels Africains qui s’est ensuite transportée en Europe fin octobre.

Ceuta Ville et port franc espagnol, sur la côte marocaine (presqu’île d’Almina), en face de Gibraltar ; 19,3 km2 ; 71 403 habitants. Base de départ des Arabes conquérants de l’Espagne dès 710, elle est conquise par les Portugais en 1415. La ville, annexée par l’Espagne en 1580 et dépendant de la province de Cadix, fut déclarée libre et port franc en 1956. Là commença la guerre civile espagnole de 1936, avec le soulèvement de l’armée d’Afrique. Elle est revendiquée par le Maroc.
Melilla Ville d’Afrique du Nord, place de souveraineté espagnole depuis 1496 (province de Málaga), enclavée en territoire marocain ; 123 km2 ; 69 880 habitants. Vieille ville fortifiée (XVIe s.), avec port minéralier (exportation de plomb et de fer du Rif) et de pêche. Zone franche.

(1) Sur ce sujet, se reporter à Courant Alternatif n°146 (février 2005), article sur l’utilité sociale.

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