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Italie

Insubordination ouvrière dans la logistique : un premier aperçu

vendredi 11 avril 2014, par WXYZ


En guise d’introduction

Ce mini-dossier, qui ne prétend nullement à l’exhaustivité, est composé de trois textes récemment traduits sur des luttes sociales de boîtes en cours en Italie dans le secteur actuellement le plus combatif, celui de la logistique.

Nous y avons ajouté deux interviews de protagonistes réalisées en mai 2013 et en janvier 2014 ainsi qu’un petit article datant de janvier 2013 sur la lutte menée alors dans le pôle logistique d’Ikea à Piacenza.

Ces textes nous semblent intéressants par leur aspect informatif sur la réalité de ces luttes, comment ça se passe et ce que cela dit de ce secteur, un des maillons essentiels du développement actuel et réellement existant du capitalisme puisqu’il concerne la vente des marchandises à l’échelle industrielle dans le contexte de la globalisation ; centrales d’achats, grandes surfaces spécialisées ou généralistes, ventes par correspondance comme Amazon et autres...Transport, stockage, hubs, tri, expédition… Et dans le cas italien, ce que cela révèle en particulier sur les liens directs avec le secteur des coopératives, comme acteurs de premier plan dans la gestion du travail précaire, et en particulier d’une force de travail principalement composée de migrants. Le rôle joué par ces coopératives, un des piliers économiques les plus importants sur lequel s’est édifiée la gauche italienne (PCI puis Démocrates post PCI) dans son grand compromis historique avec le capital au cours de l’après-guerre, explique également pourquoi le syndicalisme officiel des grandes confédérations soit à ce point ouvertement contre les travailleurs de ce secteur et particulièrement en pointe dans la défense d’un patronat dont elles sont organiquement liées, plus spécifiquement la CGIL.

Mais textes intéressants aussi à un autre niveau de lecture, par la manière de voir et d’analyser les conflits, d’en faire directement une question d’antagonisme politique, en termes de rapport de force, en termes de capacité collective, en tant que cristallisation et surgissement d’une subjectivité de lutte, collective (ou subjectivation) qui, par son irruption même, reconfigure les termes et les enjeux du conflit lui-même et produit une nouvelle situation politique : d’où l’importance cruciale des méthodes de lutte et des victoires arrachées par ces conflits, même partielles, dans la formation des subjectivités, de la ‟composition de classe” comme disaient les marxistes hétérodoxes de l’autonomie ouvrière italienne. L’interview sur la lutte No-TAV récemment mise sur le site de l’OCL (Lutte No TAV : une histoire de subjectivation collective) dit des choses dans une optique assez proche et que nous avons toujours considérées comme fondamentales : quand une partie significative d’une population donnée entre en lutte et en mouvement et pose, en actes, en implication et en paroles, des problématiques de manière plus globale que la seule revendication initiale.

Cela fait partie de ce que nous entendons par ‟faire de la politique aujourd’hui” : démarche, visées, enjeux, ainsi que les réflexions et interrogations qui tournent autour.

Avril 2014

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Sur les luttes des travailleurs des coopératives

Document du Centre Social Autogéré Vittoria (Milan)

(Septembre 2012)

Pour sortir de la crise qui a frappé le système de la production capitaliste dans les années 1970 et pour la relance suivante d’un nouveau cycle de valorisation (et d’accumulation des profits), les mesures prises par le capital ont été diverses et articulées ; très synthétiquement, elles se sont déployées selon deux lignes directrices de base : d’abord, l’externalisation et la rationalisation de la production ainsi que le recours aux outils proposés par la finance et ensuite, la déréglementation du marché du travail (et la conséquente précarisation des relations de travail) et la compression des salaires.
D’une part, tout en maintenant et en conservant une forme hautement centralisée du commandement dans les États du capitalisme avancé, ont été créées et exploitées des filières transnationales entières constamment à la recherche de lieux de production à moindre coût (et avec des profits plus élevés) que ceux d’origine, en particulier en raison de l’exploitation de très larges bassins de la force de travail sans aucun droit, ni syndicalisation, avec des salaires de misère (ainsi qu’une armée de réserve potentiellement illimitée).

La réduction des coûts du travail et la rationalisation de la production (avec l’externalisation ultérieure des ‟coûts de gestion” de la force de travail) se sont poursuivies dans un contexte de recherche permanente de flexibilité, notamment en réduisant la taille des entreprises non délocalisées dans d’autres territoires à travers un système d’appels d’offres et de sous-traitance ou la cession de branches entières.

Ceci avec l’objectif politique supplémentaire, non moins important, de parvenir à désagréger et affaiblir la classe ouvrière (et le vaste mouvement révolutionnaire qu’elle a exprimé) qui, constamment dans le centre capitaliste de ces années-là (et particulièrement en Italie), avait mis à l’ordre du jour une alternative systémique en conquérant en même temps des droits et des conditions salariales jusque-là impensables et en se représentant comme une véritable variable indépendante par rapport à la production (et donc à l’antagonisme de la classe).

Ce processus renouvelé d’accumulation a ensuite été alimenté par de nouvelles opportunités de profits ‟drogués” à l’échelle mondiale, non plus réinvestis dans la production de plus en plus délocalisée (ni non plus redistribué au travail), aussi bien d’origine éminemment financière et spéculative que comme conséquence directe de la création d’un système de crédit, qui a permis de surmonter la faiblesse de la demande induite par l’imposition des bas salaires et qui a contraint des millions de travailleurs à l’endettement, en libérant de l’argent pour la rente et le capital.

D’autre part, toujours avec le même objectif, ont peu à peu été brisées les garanties contractuelles et salariales conquises par les travailleurs au cours du cycle des luttes des années 1960 et 70 du siècle dernier.

Un long processus et dont on ne voit pas encore la fin définitive, mais qui a été – et est toujours – poursuivi avec une méticulosité scientifique par tous les gouvernements qui se sont succédé au cours de ces trente dernières années (derrière les pressions expresses des représentants du patronat) et qui modifient structurellement les fondements des règles régissant le marché du travail. Cette opération a été approuvée et soutenue par les centrales du syndicalisme confédéral qui, à travers la concertation, a permis le démantèlement en cours sur la peau des travailleurs et travailleuses qu’elles ne représentent que formellement.

Un processus qui est le résultat, matériel et idéologique, de la guerre de classe féroce déclarée et menée par le patronat et qui maintenant, avec Monti et Fornero, a produit une contre-réforme qui vise en substance à flexibiliser totalement la force de travail à l’entrée et à la sortie, nous ramenant ainsi à des temps où le travail était sans aucune protection.

Cette étape ultérieure ne peut en aucune manière être séparée des autres mesures (privatisations et coupes dans les dépenses sociales, augmentation des tarifs des services publics, etc.) qui ont frappé, et frappent, le salaire (indirect) des travailleurs en les livrant aux entreprises et au grand capital financier.

Cette introduction, qui en décrit la genèse et la formation, est rendue nécessaire pour une mise en perspective correcte du nouveau rôle assumé par la structure de l’économie italienne dans le contexte mondial.

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Logistique et circulation des marchandises
comme tendances du développement stratégique
du capitalisme italien

Ces tendances ont en effet entraîné une réaffectation de l’Italie au sein d’une division internationale du travail redéfinie : dans la nouvelle filière de la production (et de la valeur) mentionnée précédemment, conséquence surtout de la délocalisation de la production, le rôle désormais associée à la tendance de notre pays est surtout celui du montage/assemblage plus ou moins complexe, de la logistique et de la commercialisation des marchandises et de produits fabriqués ailleurs (en plus de la production de niche de biens de luxe pour les élites du monde : le fameux made in Italy, quoique même dans ce secteur, en particulier dans celui du textile, c’est souvent la seule ‟marque” qui est ajoutée aux vêtements confectionnés en totalité ou en partie à l’extérieur du pays).

En disant cela, il ne s’agit pas de préconiser certaines théories qui, en affirmant la disparition de la production en Italie, déterminent et limitent la centralité de l’affrontement à des formes de précarité intellectuelle extrêmement marginales, détournant ainsi le rôle des sujets sociaux en dehors d’un contexte de classe et d’un plan de structurelle incompatibilité des intérêts.

Il est certain que la diminution quantitative des travailleurs dans l’industrie manufacturière (à la suite des choix stratégiques de la politique industrielle) et l’augmentation progressive des travailleurs dans les services (publics et privés) aux entreprises, celles du secteur de la distribution entendu dans sa totalité, mais aussi des travailleurs des services peu qualifiés (nettoyage, etc.), est un processus qui est maintenant en cours de consolidation.

Le secteur de la logistique, des transports, des communications, est devenu ainsi central et décisif dans la structure productive nationale.

Et cela est encore plus vrai quand on limite l’analyse et l’observation au nord de l’Italie et de la macro-région représentée par l’aire métropolitaine milanaise (avec une extension territoriale pas limitable aux seules frontières provinciales, mais qui s’étend au sud jusqu’à Piacenza, et à l’ouest et à l’est, respectivement, à la région de Novara [Piémont] et à la Vénétie) : les près de 30% de l’espace total national utilisé par les opérateurs de la logistique leur sont en fait alloués.
Malgré la concentration actuelle déjà élevée dans les zones disponibles (qui pourrait être considéré comme presque complètement saturées), ce territoire a encore un potentiel d’attraction élevé pour le développement du secteur : travaux de construction en cours de raccordement de routes (la Tangenziale Esterna Milanese et la BRE.BE.MI[1]) qui ont pour but l’augmentation substantielle des pôles et donc la réduction du temps de transport (et cela en faisant abstraction de l’agitation propagandiste de leurs réalisateurs sur la décongestion du trafic entrant dans la métropole milanaise). Ces grands travaux apporteront en effet, en plus de la dévastation environnementale des terres agricoles concernées, de nouveaux hubs et de nouvelles plates-formes logistiques là où se situeront les bretelles d’entrée des nouvelles autoroutes.

En outre, il n’est pas étonnant que toute cette aire géographique se situe à l’intersection de deux corridors commerciaux de grande importance stratégique pour le transport des marchandises (routier et ferroviaire) : le couloir n°1 qui devrait relier Berlin à Palerme par le col du Brenner [frontière avec l’Autriche] et le n°5 de Lisbonne à Kiev (un tracé de chemin de fer de ce dernier est évidemment celui qui veut déferler dans le Val di Susa et contre lequel la population de toute la région résiste vigoureusement avec des pratiques de lutte généralisées et exemplaires).

Et en définitive, il se produit actuellement dans notre pays, à un stade très avancé, une augmentation de la sphère de la circulation (transport et vente) par rapport à la production directe et matérielle des marchandises.

Cette tendance ne se vérifie totalement pas dans tous les systèmes économiques du centre capitaliste : les économies allemandes, anglo-saxonnes ou étatsuniennes ont encore en interne une importante production nationale réelle.

Cela décrit à plus forte raison et précisément le rôle de l’Italie dans la division internationale du travail : celui périphérique (ou au moins à la marge des processus de production) de la circulation des marchandises.
Et c’est précisément pour cela que dans notre pays, c’est dans cette sphère de l’économie que nous assistons à une augmentation du nombre de personnes employées.

La valorisation du capital
dans la circulation des marchandises

L’ensemble de cette imposante force de travail utilisée dans la phase de la circulation [2] est essentiel pour la réalisation de la plus-value des marchandises produites antérieurement (par leur vente et leur échange contre de l’argent).
Les conditions matérielles de travail et les salaires auxquels sont confrontés les travailleurs dans cette sphère sont celles d’une véritable exploitation, essentiellement pour deux raisons.

D’une part, la réduction des coûts de la circulation des capitaux ne peut être atteinte qu’en agissant à la fois sur le temps de travail (en termes d’intensité et de flexibilité de la force de travail) et sur l’évolution du niveau des salaires.

D’autre part, surtout pour ce qui concerne le temps de transport (et donc la totalité de la filière de la logistique y compris le transport, la manutention et le stockage des marchandises), l’objectif était d’augmenter de ce que Marx appelait le coefficient de rotation capital (la mesure, c’est à dire, la ‟vitesse” avec laquelle le capital conclut son cycle de valorisation) à travers la réduction du temps de circulation dans une unité de temps donnée.

Les marchandises doivent ‟tourner” rapidement : l’argent investi et avancé pour la production réelle doit être transformé en plus d’argent (A–M–A’) pour pouvoir faire face à un nouveau cycle de valorisation (temps de rotation du capital) dans la période la plus courte possible grâce, donc, à la réduction du temps de la vente et du temps de transport. Et cela, comme nous l’avons déjà dit, ne peut que se traduire en exploitation de la force de travail employée dans les différentes phases qui composent l’ensemble de la chaîne de la valorisation du capital : ainsi dans la phase fondamentale du transport (si distincte du commerce puisque placée comme une étape intermédiaire entre ce dernier et la production) dans laquelle il est possible également de vérifier une augmentation partielle de la valeur des marchandises produites du fait de l’utilisation d’un travail supplémentaire qui dans une certaine mesure la modifie (la ‟travaille” ?) jusqu’à la destination finale.

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Le système coopératif paradigme
de l’exploitation de classe

Sur le terrain de la logistique et des entrepôts où les marchandises sont transportées et manipulées jusqu’à la grande distribution et l’expédition, au cours des dernières années, se sont développés des conflits ouvriers d’une importance et d’une dimension considérable, caractérisés par une forte radicalité (et pas seulement dans les formes et les méthodes de lutte).

Les protagonistes sont les travailleurs (‟facchini” [‟porteurs”], chauffeurs de camions, facturiers, personnel affecté au picking [prélèvement des marchandises dans un entrepôt] ou comme on veut bien les définir), membres associés des nombreuses coopératives qui ont obtenu les contrats pour la manutention et le stockage des marchandises.

Ce n’est pas un hasard si ces travailleurs sont pour la plupart (sinon totalement) des étrangers : il est en effet évident que la nécessité vitale de disposer d’un contrat de travail afin d’obtenir la garantie d’un séjour légal en Italie, les oblige aussi à accepter les pires conditions de travail et de salaire.
Compte tenu de la situation de chantage à laquelle ils sont soumis par les lois en matière d’immigration, ils représentent, aux yeux des employeurs, une main d’œuvre idéale et docile à pressurer dans un contexte d’extrême précarité, et déterminé aussi par l’emploi en association et par embauche (avec des contrats de travail salarié ou ‟para-subordonné” [faux indépendants]) presque exclusivement par les sociétés coopératives.

L’utilisation de la forme coopérative représente en effet la forme juridique et entrepreneuriale parfaite pour le secteur du transport et de la logistique.
Cela tient au fait qu’un certain nombre de facteurs les rendent plus ‟compétitives” dans un système qui privilégie, du côté du client, le contrat à la baisse pour comprimer les coûts fixes (et pour libérer du capital afin de le consacrer exclusivement à l’activité principale) et le désengagement de la gestion (pas seulement strictement économique) d’un vaste secteur de la force de travail, des relations et des conflits sociaux qui vont avec.

En première instance, la prévision juridique d’une série d’allégements fiscaux (et de coûts de fonctionnement particulièrement bas), dont les autres formes de sociétés ne bénéficient pas.

Ces coopératives sont ensuite idéales pour construire ce système de ‟poupées russes” qui, dans la chaîne des contrats et des sous-contrats, permet une responsabilité plus fluide et plus labile envers leurs propres salariés (ou mieux, leur associés-travailleurs) : en effet, elles apparaissent toutes très fréquemment comme en liquidation, en faillite ou “disparaissent” véritablement du monde des coopératives, et sont immédiatement remplacées par d’autres (dont les organes de directions sont presque toujours les mêmes), ce qui laisse un lourd héritage en termes de salaires non versés et de cotisations sociales impayées.

La loi accorde également une nouvelle série d’avantages : la possibilité de prévoir des Règlements Intérieurs dont les règles peuvent également déroger aux garanties minimales prévues par la convention collective du secteur ; le possible versement progressif de certaines dispositions contractuelles (en effet, ont été signés au fil des ans par la CGIL, CISL et UIL, une série d’accords en dérogation de la convention collective de référence qui permettent aux coopératives du secteur de la logistique de payer partiellement les 13è et 14ème mois, les vacances et les indemnités de départ) ; l’exclusion légale, d’une part, des garanties prévues dans le Statut des travailleurs pour ce qui concerne les procédures disciplinaires et, d’autre part, l’application des sanctions prévues à l’article 18 (évidemment avant la remise en question opérée par Fornero et Monti) et la confusion, elle aussi jurisprudentielle, sur les règles de protection et la procédure à appliquer à la suite de l’exclusion de la structure sociale en vertu de la double relation qui s’établit entre le travailleur et la coopérative (comme travail salarié et comme associé).

Il est donc évident que, déjà sur le seul point de vue de la réglementation applicable, les conditions matérielles dans lesquelles les travailleurs sont contraints d’opérer sont d’une extrême flexibilité formelle et substantielle.

Cependant, les conditions sont rendues encore plus précaires par la violation endémique des règles sur la sécurité au travail ou dans l’exécution correcte des obligations rétributives et contributives [salaires et cotisations].

Là encore, ce n’est pas un accident : c’est la conséquence directe et naturelle de la nécessité, d’une part, de contracter les coûts dans un secteur du marché extrêmement concurrentiel et, d’autre part, de rechercher la maximisation des profits dans un contexte où les marges bénéficiaires sont de plus en plus serrées pour un système où les appels d’offre sont à la baisse.
Et bien sûr, les premiers postes de dépenses à comprimer autant que possible deviennent le coût du travail (salaires et les omissions contributives) et ceux de la sécurité dans les entrepôts.
De toute façon, il s’agit d’un secteur du marché qui produit des gains importants, même en temps de crise comme actuellement, et qui, pour cette raison, en plus de la facilité qu’il offre de recycler de l’argent à ‟laver”, est sujet à de fortes infiltrations de la mafia (pour autant que certains gangs n’apparaissent pas directement dans les conseils d’administration des coopératives).

Tout ce qui a été dit devrait enfin éliminer la rhétorique hypocrite, en particulier de certains des conseils d’administration et des organes de direction (souvent de provenance syndicale) des coopératives soi-disant ‟rouges”, à propos de la permanence et de la subsistance des objectifs mutualistes qui avaient été placés à l’origine de leur fondation (fin du XIXème siècle).

En fin de compte, ce que révèle ce panorama est en effet de démontrer en quoi la forme coopérative actuelle est un détournement complet de ce qui avait été la finalité placée à l’origine de leur fondation : soutenir la classe ouvrière. La possibilité passée qui était qu’elles puissent obtenir de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail en les unissant et en les soustrayant à la hiérarchie du patronat d’usine est maintenant totalement remplacée, aussi dans leurs objectifs, par la pure et simple recherche du profit de la même manière – et sans aucune distinction notable – qu’une ‟quelconque” société de capitaux.

Et c’est précisément cette recherche du profit, dans les formes et avec les méthodes mentionnées, qui fonde l’exploitation des travailleurs, mais qui aussi génère en interne, conformément avec le vieil adage marxien, leur propre ennemi de classe.

Les formes du conflit dans la logistique

Comme nous l’avons mentionné, en effet, dans le secteur de la logistique, depuis 2008, se sont propagées des conflits ouvriers d’importance et de dimension considérable qui, de manière auto-organisée, ont eu pour résultat l’amélioration immédiate des conditions matérielles du travail quotidien et une augmentation des niveaux de salaires.

Les plates-formes revendicatives syndicales, sauf quelques spécificités évidentes, sont presque identiques pour chacun des conflits qui ont éclaté au cours de la période : le respect des règles (en particulier relatives au salaire minimum dans le taux horaire et les institutions contractuelles et juridiques) en dépit de la très mauvaise convention collective nationale du secteur ; la répartition équitable de la charge de travail et des horaires (trop souvent utilisée arbitrairement comme une fonction de récompense ou, à l’inverse, de punition pour les travailleurs pris individuellement) ; le respect des règles minimales relatives à la sécurité dans les entrepôts ; la classification correcte et le salaire contractuel correspondant ; l’expulsion des contremaîtres particulièrement violents.

Les revendications de nature plus strictement économiques et syndicales ont été accompagnées par des revendications de plus grande importance politique : l’imposition de l’égalitarisme comme la conscience de faire partie d’une identité collective, la réintégration immédiate à l’occasion de licenciements provoqués par des grèves ou même par la lutte syndicale courante (les exemples d’expulsion des travailleurs les plus exposés sont fréquents) ; la reconnaissance formelle et substantielle de leurs délégués d’entrepôts et de la représentation syndicale d’entreprise (liée au syndicat de base).

Toutes les éléments qui, comme nous l’avons dit, ne se limitent pas à l’aspect purement revendicatif et économique mais qui, en investissant la matérialité quotidienne du travail et les rapports de force interne aux entrepôts, mettent en évidence, d’une part, le refus de la logique de concertation du syndicalisme de collusion avec les intérêts des employeurs (il existe de nombreux exemples d’accords de second niveau signés par les bureaucrates de la catégorie, sans discussion préalable ni approbation des travailleurs concernés, qui ont vendu les droits ou y ont renoncé) et, d’autre part, l’ébauche d’une tentative globale de mettre en questionnement le commandement dans l’usine à travers le protagonisme et la participation active et directe, sans aucune délégation, sauf à leurs propres collègues de travail.

Toutes les décisions, tant sur le contenu de la plate-forme que sur les différentes étapes de la lutte (et bien sûr sur la conduite de l’éventuelle négociations avec le patron), sont prises et discutées sous forme assembléaire : des pratiques quotidiennes d’auto-organisation qui sont également utilisées pour sensibiliser tous les travailleurs et, surtout, qui se traduisent par une nouvelle prise de conscience de leur appartenance à la classe et de retrouver cette dignité broyée par les mécanismes de l’exploitation auxquels ils sont soumis.

Ce sont ces derniers aspects qui font de la lutte des travailleurs des coopératives l’une des expériences les plus importantes qui s’est développée dans le panorama actuel de la lutte des classes.
Une expérience certainement caractérisée par une forte expérimentation : d’un empirisme de fond dans la recherche des formes de lutte les plus appropriées, mais qui comporte une redéfinition critique des catégories habituelles, des langages et des manières dont a été traité le thème central du conflit capital-travail jusqu’à maintenant.

Ceci est bien sûr déterminé par le terrain concret, décrit dans l’introduction de cette contribution, sur lequel se développe l’affrontement mais aussi par la composition de classe particulière protagoniste de ces luttes (principalement des immigrants) et les conditions matérielles dans lesquelles ils travaillent.
Mais aussi une expérience objectivement parmi les plus avancées : pas seulement et pas tant par les formes concrètes (plus ou moins dure et déterminée) avec lesquelles ont été déclinées les étapes dans les simples conflits et les ‟instruments” de lutte pratiqués devant les grilles : par des piquets (avec des blocages des camions et des briseurs de grève entrant et/ou sortant dans les entrepôts) ; par le ralentissement du rythme de travail imposé ; par le prosélytisme pour obtenir l’implication de leurs collègues dans la lutte ; par les grèves organisées ou spontanées, la contre-information et l’agitation.
Mais plutôt et surtout en raison de la radicalité des contenus globalement exprimés, base (et point de départ) indispensable pour la sédimentation de la conscience et pour l’agrégation des travailleurs entre eux, ainsi que pour la construction en perspective d’un mouvement de classe avancé qui parvienne à s’exprimer sur le terrain du conflit social d’une manière organisée en construisant une trajectoire qui ne vit pas sur (ou pire flotterait en attente) de simples explosions séparées du conflit mais qui se pose, avec intelligence et détermination, l’objectif concret et global de l’unité de classe.

Les contradictions doivent en effet être abordées en termes plus globaux : la qualité de l’intervention et des solutions adoptées et la méthode (à mesurer toujours en fonction de la réalité concrète) doivent se dialectiser avec les luttes menées actuellement dans d’autres domaines afin de créer des liaisons stables et organiques.

C’est là en effet le véritable objectif : construire une perspective de classe qui parte des contradictions réelles et des parcours de lutte concrets.
Un cercle vertueux qui, en partant des situations les plus avancés, crée les conditions d’une véritable recomposition de classe et de l’élargissement d’une vaste confrontation sociale qui inclue aussi les conflits et les luttes pour la récupération des parts de salaires indirects (logement, services sociaux... ) continuellement réduits et érodés afin de contribuer à payer les coûts de la crise en impliquant ainsi, aussi, ce prolétariat urbain de notre métropole qui constitue le bassin privilégié pour l’actuelle armée de réserve.

Mais cela ne suffit pas.

Pour la mise en réseau des expériences concrètes de lutte, il est, dans ce contexte, d’une importance absolue que soient présentes et avec une participation directe et active, des réalités politiques (et donc pas seulement syndicales) dont le rôle et la tâche principale ne peuvent être que le tissage des relations entre les luttes et les secteurs de classe désintégrés et de les insérer dans une perspective de lutte anticapitaliste plus générale.

Un projet stratégique de longue durée qui a construit les prémisses pour valoriser et recalibrer le rôle des structures territoriales comme les centres sociaux, dont l’action consiste simplement dans de nombreux cas à s’accrocher à leur fonction agrégative limitée – souvent une fin en soi – en leur permettant de définir leur intériorité effective avec des trajectoires de conflit réel.

Nous croyons fermement que la crise structurelle actuelle du système capitaliste nous donne la possibilité, sinon l’obligation, à tous et toutes de faire un saut politique qualitatif, de sortir de la généricité en restituant dans un possible ordre du jour politique collectif, la centralité du conflit capital-travail (et pas uniquement en tant que partialité importante).

Cela nous permettra de mesurer nos forces dans une perspective de croissance politique plutôt que de simple survie.

Recherche du consensus de masse alors, mais sur le terrain d’une perspective autonome et pas subordonnée à des modes et à des corporatismes divers.

Ces luttes nous apprennent combien il est prioritaire de redéfinir l’intervention elle-même, en investissant complètement les paradigmes habituels avec lesquels nous sommes habitués à lire la réalité objective de l’évolution des rapports de classe (et, toujours comme déjà mentionné, sa composition même). Cela ne signifie pas bien sûr leur cantonnement, ou pire leur régression, dans la poursuite d’une quelconque solution réformiste plus ou moins radicale, mais implique au contraire une redéfinition appropriée qui, dans un rapport dialectique, interprète la situation actuelle afin de mieux comprendre les formes de lutte et d’organisation.

Certes, c’est un travail qui impose un effort d’élaboration également théorique, mais qui peut être affrontée exclusivement s’il y a à la base une intériorité réelle et continue du conflit et des luttes (praxis - théorie - praxis) : en effet, nous pensons qu’il n’y a plus de place pour la simple poursuite des échéances ou pour la participation impromptue aux simples manifestations et initiatives publiques que nous impose trop souvent l’ennemi de classe sur le terrain purement défensif de la réponse appropriée et nécessaire aux attaques répressives.

Nous pensons que ce sont là les défis à relever et qui ne peuvent être remis à plus tard par aucune réalité politique.

Notre expérience nous fait-elle dire que nous avons réussi et que nous avons relevé ce défi ?
Nous ne voulons absolument pas affirmer cela.

A vrai dire, la pratique constante et continue de ces dernières années nous permet de comprendre quelles sont les difficultés à surmonter dans un processus de sédimentation sur une longue période.
Parmi celles-ci, la possibilité et la praticabilité qui en résulte, pour un mouvement politico-syndical encore en formation, d’être un élément de stimulation, d’un point de vue de l’identité de classe à vérifier dans le conflit, non seulement pour les travailleurs de la logistique, mais, en général, pour toutes les autres formes de prolétariat d’aujourd’hui.

Sur la façon dont nous devrions être en mesure de transformer la colère et la radicalité spontané des travailleurs, vues de nombreuses fois aux grilles des entrepôts, dans la sédimentation de la solidarité, de la conscience et de l’identité de classe.

La réponse ne réside certainement pas dans le choix d’idéologiser les travailleurs, mais plutôt dans un effort dialectique pour essayer d’insérer des raisonnements globaux dans la pratique quotidienne du conflit et de la confrontation avec le patron.

C’est une trajectoire qui doit savoir conjuguer, en précisant ponctuellement les limites et les rôles, le gradualisme syndical et la perspective politique stratégique en se mesurant avec la fonction toujours pertinente et essentielle du syndicat conflictuel (et auto-organisé) dans un cadre général, mais caractérisée aussi par la faiblesse manifeste des syndicats de base.

Et qui doit également se mesurer, compte tenu du niveau de la lutte, à la difficulté de transformer la solidarité sporadique, si elle n’est pas un pur solidarisme des nombreux présents après les épisodes les plus éclatants et les plus violents devant les grilles des entreprises (par exemple, à l’Esselunga de Pioltello après l’attaque d’une équipe organisée de briseurs de grève, ou, à Basiano[3], après les charges de police très dures, avec des blessés et des arrestations ), en une solidarité active en participant organiquement aux luttes aujourd’hui à ‟charge” du réseau plus étroit des militants de la coordination de soutien. C’est aussi en fonction de la construction de niveaux d’organisation plus avancés, qui incluent, notamment, des rencontres stables entre et avec les travailleurs pour le développement de la conscience.

Difficultés objectives, également déterminées par la période, et subjectives qui, nous le pensons, devraient être soumises à une analyse critique et autocritique de la part de toutes les réalités collectives et singulières qui participent à cette lutte comme à d’autres luttes, dans un processus qui vise à les dépasser.

Nous sommes en effet convaincus que ce morceau de la lutte de classe, difficile et réelle, qui porte avec elle l’imaginaire des luttes radicales et gagnantes, mais aussi le caractère dramatique de quelques défaites, ne saurait être en soi déterminant si ne commence à s’opérer un processus d’agrégation de forces (réelles et de subjectivités politiques et syndicales) susceptible de modifier, avec plus de poids et de détermination, les rapports de forces actuels à l’intérieur d’une stratégie plus globale de transformation de l’existant.

Les compagnons et compagnes du Centre Social Autogéré Vittoria (Milan)


Notes :

[1] Autoroute directe entre Milan, et plus précisément la voie de contournement Est (la Tangenziale) et Brescia, à environ 80 kilomètres. Cette autoroute doublera celle déjà existante et saturée Milan-Bergamo-Brescia [NdT].
[2] Dans la phase de la circulation, il n’y a pas de production immédiate de la plus-value, mais cette phase influe de manière décisive dans la composition de la valeur d’échange, d’autant plus dans un mode de production flexible et ‟léger” qui repose sur le just in time et donc qui n’est plus fondé sur des économies d’échelle.
[3] Respectivement à l’Est et au Nord-Est de Milan.

Traduction : XYZ/OCLibertaire

Source : ici

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Force contre force : <br> la lutte des classes dans la vallée de la logistique

Anna Curcio et Gigi Roggero

Le 28 janvier 2014

Il a raison Il Sole 24 Ore, l’un des rares organes d’“information” qui rapporte les faits en précisant l’importance du match. Il le fait avec la clarté arrogante et le recours éhonté aux mensonges de ceux qui défendent sans fioriture les intérêts de leur camp, celui des patrons : « Il n’est pas facile d’être entrepreneur lorsque pendant dix mois son activité est compromise par une vingtaine de fauteurs de troubles qui bloquent de fait les opérations de l’un des principaux acteurs de l’agro-industrie italienne, dont dépendent le revenu de 2100 ménages et une filière d’au moins 10 000 personnes ».

Eh bien oui, effectivement, sur le conflit Granarolo est en train de se jouer un véritable “bras de fer”, d’une extraordinaire importance. D’un côté, il y a les 51 travailleurs licenciés en mai 2013 par le consortium de coopératives SGB, un des groupes qui concentrent les appels d’offres du secteur et fournit des facchini[1] à bas coût aux entreprises, qui peuvent ainsi faire croître leurs bénéfices – en l’occurrence, Cogefrin (qui gère l’import-export des matières plastiques entre les pays arabes et l’Europe à l’Interporto de Bologne[2]) et Granarolo (le géant laitier leader de l’agro-industrie en Italie, dont l’objectif est de gagner de nouveaux marchés à l’international). De l’autre, on trouve SGB et ses clients, Granarolo et Cogefrin, et Legacoop, l’organe de représentation des coopératives “rouges”.

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Les facchini licenciés n’ont pas l’intention d’abandonner les blocages qui depuis des mois interrompent le cycle de production/distribution des deux entreprises, ni les initiatives de boycott des produits Granarolo (qui s’étendent au contraire bien au-delà de Bologne), et de leur côté SGB, Granarolo, Cogefrin et Legacoop jouent le tout pour le tout, sans même se soucier du respect de la légalité et des droits formels. En mai 2013, ils ont demandé et obtenu que la commission de garantie sur la grève déclare comme « service essentiel » la distribution du lait et des produits laitiers, plaçant ainsi les marchandises distribuées par Granarolo sous la protection de la loi 146 qui fixe les limitations du droit de grève (garantissant des services d’utilité publique tels que les transports). C’est une règle juridique que les avocats du travail estiment inapplicable, parce que Granarolo n’est pas en position de monopole : même si le lait devait être considéré comme « bien de première nécessité », dans les supermarchés, les bars ou les hôpitaux il est toujours possible de se procurer du lait autre que celui de marque Granarolo.

Cependant, la partie ne se joue pas avec les seuls acteurs formellement impliqués. Aux côtés des 51 facchini licenciés se sont rangé un petit syndicat de base, le Si-Cobas, des centres sociaux et des collectifs d’universitaires, de précaires et d’étudiants. S’est ainsi mis au point un dispositif politique et de lutte organisé et efficace, capable de passer de l’affrontement aux initiatives de communication (faisant éclater, grâce aux sites Web et aux réseaux sociaux, la chape de silence initiale des médias), des blocages et piquets aux initiatives de boycott, de la guérilla informatique (ces derniers jours, Anonymous a attaqué et fait tomber le site de Granarolo) à la production de matériaux pour la défense juridique. De son côté, la partie adverse a fait appel aux pouvoirs en place de Bologne la “rouge” : le préfet et le procureur (les blocages ont donné lieu à des centaines de plaintes), le maire et ses adjoints, les représentants de la CGIL et les médias, tous disposés sans tergiverser à resserrer les rangs pour soutenir Granarolo, Cogefrin et Legacoop.

C’est dans ce cadre, donc, qu’il faut replacer l’intensification de l’offensive patronale de ces derniers jours contre le combat des facchini. Cela remonte au 20 janvier dernier, quand les travailleurs ont lancé un rassemblement permanent aux portes de l’entreprise Granarolo pour demander l’application de l’accord signé en préfecture, en juillet, entre les parties, à savoir le syndicat Si-Cobas, qui organise les facchini licenciés, et les représentants de Cogefrin et Granarolo, en présence de la Legacoop et de la CGIL. L’accord n’avait rien à voir avec une disponibilité de principe à négocier, il était le fruit de la radicalité de la lutte : imposé par les travailleurs et non pas offert sur un plateau par des syndicats et des patrons qui se seraient concertés.
Il venait en effet après plus de soixante-dix jours de blocages et de piquets sur les deux établissements, après les charges de la police, après les initiatives de boycott, après une manifestation dans les rues de Bologne et après quatre rencontres avec le préfet, intervenu comme “médiateur”. L’accord prévoyait la réintégration de 23 des 51 travailleurs – licenciés pour avoir fait grève contre une réduction de salaire illégale de 35% pour “des raisons de crise” – et un engagement à renégocier la position des 28 salariés restants d’ici au 30 septembre. Les travailleurs et le syndicat, pour leur part, s’étaient engagés à interrompre les blocages, mais avec une promesse ferme : « S’ils ne sont pas tous réintégrés en septembre, nous retournerons à Granarolo avec toute la force dont nous avons déjà fait preuve », a écrit l’un des facchini sur son profil Facebook. Et c’est bien ce qui s’est passé.

La réorganisation patronale

Le conflit s’insère dans ce que nous avons défini comme un cycle de luttes ayant, au cours des deux dernières années au moins, contraint de nombreuses coopératives de la logistique à céder aux revendications des travailleurs. En particulier, celles portant sur l’application de la convention collective nationale du secteur et sur le respect des charges et des rythmes de travail établis par contrat mais systématiquement transgressés à force de chantages et de licenciements. Cependant, face aux victoires des facchini, le front patronal est en train de se réorganiser, cette dernière année notamment. Et plus les conquêtes des travailleurs ont été importantes, plus la réaction patronale a été dure et violente, cherchant à récupérer ce que les luttes avaient arraché avec les dents. La convention collective nationale du secteur en est un exemple : signée par la CGIL, la CISL et l’UIL, fortement contestée par les syndicats de base Si-Cobas et Adl-Cobas, elle constitue un recul significatif en matière de droits des travailleurs.

Dans le cadre de cette réorganisation, d’une part les entreprises changent les horaires des chargements et des déchargements de marchandises pour essayer de contourner les blocages, ou délocalisent des pans de la production – c’est ce que fait Granarolo –, d’autre part investissent partiellement dans la technologie pour réduire les coûts et l’importance de la force de travail. C’est ce que fait l’Artoni de Padoue, qui ces dernières semaines est au cœur d’un autre type d’affrontement : là, les nouvelles machines ont permis à l’entreprise de récupérer une partie des conquêtes arrachées par les travailleurs.

Cela démontre au moins deux choses.

Premièrement, l’exploitation politique de la crise par les patrons : les investissements dans les nouvelles technologies, ainsi que la pénétration sur les marchés internationaux, sont là pour prouver que l’austérité et les sacrifices imposés aux travailleurs sont un choix et non une nécessité. Dans la logistique, ce sont les luttes qui accélèrent le développement –la question politique, celle sur laquelle se joue l’affrontement stratégique, étant : qui le contrôle, ce développement ?
Deuxièmement, que nous devons faire très attention à ne pas interpréter les conflits dans ce secteur comme un retour au passé. Il suffit de participer à un piquet pour comprendre que les pratiques de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe (comme le recours à des briseurs de grève cachés dans les camions ou embauchés pour attaquer les grévistes) se combinent avec les formes les plus avancées du développement capitaliste : la grande souffrance physique des facchini prend aujourd’hui place dans un environnement productif à forte concentration de connaissances. Ce qui confirme la centralité du savoir, un savoir circulant dans les chaînes ou condensé sous forme de machines ; mais, loin de toute interprétation progressiste et déterministe, la connaissance est également un dispositif de hiérarchisation et d’exploitation, un champ de bataille pour et contre l’accumulation du capital. « La logistique est la logique du capital », a expliqué lors d’un débat un facchino à l’Interporto de Bologne, également étudiant en informatique – et il s’appuyait non sur un concept abstrait, mais sur sa détermination dans la lutte. Posséder les connaissances du cycle de production, ses coordonnées spatiales et temporelles, c’est une arme redoutable, une arme forgée dans les arsenaux du patron et retournée contre lui.

Ce à quoi nous assistons ces jours-ci à Bologne est aussi une des conséquences de cette réorganisation. Là, elle se joue en faisant appel à la collaboration conjointe de la politique et du pouvoir judiciaire, du système économique et des médias, pour tenter de raconter une autre histoire. A travers une offensive de communication de grand style, qui a mis mal à l’aise jusqu’aux plumes prestigieuses de la presse nationale, ils se sont mis à raconter que Granarolo est à la merci d’un groupe de provocateurs et que si l’accord signé à la préfecture en juillet n’a pas été respecté, c’est parce que les manifestations n’ont jamais cessé. Le préfet Sodano a pris soin d’en rajouter en déclarant qu’« on ne peut pas négocier avec un pistolet sur la tempe ». Dans le même élan certains ont encouragé et même essayé de justifier l’arrestation de deux travailleurs (dont un représentant syndical), arrestation effectuée par la police, couverte par le procureur, soutenue par la CGIL, qui dans un communiqué infâme se dit inquiète du sort des deux cents travailleurs... présents dans l’entreprise ! Seule la détermination des travailleurs et des camarades, aidés de multiples preuves vidéo et d’avocats compétents, a permis qu’ils soient remis en liberté. Preuve qu’à Bologne la fracture entre les classes peut enfin s’exprimer : c’est l’un des terrains sur lesquels insister, pour généraliser les luttes.

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Granarolo a entre-temps écrit une lettre aux Bolognais, sous forme de publication payante dans les journaux locaux. Elle fait mine de prendre ses distances avec les coopératives qui ont mis à pied les 51 facchini, celles qui ces dernières années lui ont permis d’atteindre un chiffre d’affaires à neuf zéros, et se plaint des dommages subis par l’entreprise et les citoyens du fait des blocages. Pendant ce temps, dans les supermarchés, on voit de plus en plus de produits Granarolo vendus au rabais, un stratagème destiné à reconquérir la part de marché perdue, vu que de moins en moins de gens se laissent prendre au discours de la marque “solidaire”. D’ailleurs, ces jours-ci, Granarolo semble ne pas lésiner sur les cadeaux. Le 23 janvier, avant que la police ne s’acharne avec une grande violence sur un piquet de grève pacifique, en recourant à des moyens offensifs comme les gaz urticants, les techniques de rupture des articulations et les coups de poing dans la figure, les hommes de l’unité mobile qui défendaient l’établissement ont été vus sortant avec des cartons de lait et de mozzarelle. Une prime d’encouragement pour le sale travail qu’ils allaient faire quelques heures après !

Face à face avec l’Émilie ‟rouge”

Dès le début, la lutte de Granarolo avait pris des caractères exemplaires. En arrivant dans l’Émilie ‟rouge”, les conflits avaient atteint le cœur du système de coopératives, autour duquel est organisé le travail dans la logistique de distribution. Le système d’intermédiation du travail par le biais des coopératives s’est trouvé ainsi attaqué là où il est historiquement le plus fort, là où les coopératives constituent une articulation fondamentale entre pouvoirs économique, politique et social, pouvoirs imbriqués et fermement détenus par la gauche depuis la Seconde Guerre mondiale. Ayant perdu jusqu’à la mémoire lointaine du mutualisme conflictuel et autonome des origines, les coopératives fonctionnent désormais exclusivement comme des canaux d’intermédiation du travail, de réduction de ses coûts et de privatisation du Welfare, opérant dans une sorte de zone franche où les droits des travailleurs et les réglementations en matière de fiscalité sont systématiquement contournés. Et la distinction faite méthodiquement par Legacoop entre coopératives ‟vertueuses” qui respectent les droits des travailleurs et ‟fausses” coopératives qui les négligent ne suffit pas. C’est le système d’intermédiation en tant que tel, autrement dit la dérégulation continue du travail que cela comporte, qui est le problème. Un problème manifestement aggravé par la présence prépondérante de travailleurs migrants regroupés et racialisés, fortement sensibles au chantage et donc soumis à des temps et des rythmes de travail particulièrement insupportables.

Mais le caractère exemplaire de la lutte des facchini de Cogefrin et de Granarolo tient aussi au fait qu’en attaquant le système des coopératives, elle a touché un nerf sensible dans le système actuel de gestion et d’organisation d’une grande partie du travail précaire en Italie. Ce qui est en jeu, c’est donc quelque chose qui va bien au-delà d’un conflit de secteur. Gagner cette bataille, c’est ouvrir une fenêtre d’opportunité pour améliorer les conditions de vie et de travail des facchini dans toute l’Italie, mais aussi de tant de précaires soumis au système pervers de chantage et d’exploitation des coopératives. Legacoop et la CGIL le savent bien. C’est pourquoi ils ont tellement peur de 51 travailleurs migrants licenciés, d’un petit syndicat de base, des militants des centres sociaux et des collectifs étudiants, et c’est pourquoi ils sont prêts à jouer le tout pour le tout.

De leur côté, les entreprises, en l’occurrence Cogefrin et surtout Granarolo, observent les blocages de la production avec une extrême appréhension. Lorsque des piquets bloquent les portes de Cogefrin, c’est toute la chaîne de distribution qui saute : les produits ne sortent pas de l’usine, n’arrivent pas à temps sur les navires et donc à destination. Et pour ramener le système à son rythme normal, il faut au moins dix jours. Il ne s’agit donc pas seulement de pertes financières, même si celles-ci restent importantes ; le ralentissement de la chaîne de distribution se répercute sur l’ensemble du système, produisant aussi des dégâts dans d’autres sociétés, et aucune entreprise n’est prête à assumer cette responsabilité. Dans un établissement comme Granarolo qui travaille des produits ‟frais”, un blocage de quatre heures signifie 2-300.000 euros de dégâts, auxquels il faut ajouter la perte en termes d’image, amplifiée par les campagnes de boycott. Et, dans le capitalisme contemporain, on sait bien que s’attaquer à l’image, c’est s’attaquer immédiatement aux processus de valorisation du capital. En bref, si les facchini de la logistique avaient voulu se débarrasser de la dimension rituelle des luttes des confédérations syndicales sur le travail pour faire vraiment mal aux patrons, ils y ont pleinement réussi. Et leur force, la force de leur lutte, est ce qui, aujourd’hui, plus que tout, fait peur.

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Un extraordinaire espace de subjectivation

Si le front patronal est bien conscient des enjeux de ce ‟bras de fer”, comme l’indique sur ce point le journal de la Confindustria, le camp du travail vivant a lui aussi les idées claires. Les étudiants, précaires et militants qui sont depuis longtemps aux côtés des travailleurs à la porte des entreprises de logistique ne sont pas exclusivement poussés par un sens éthique de la solidarité, même si l’indignation est évidemment un moteur d’une grande importance dans tout processus de conflit élargi. Ils sont là, d’abord et avant tout, parce qu’ils reconnaissent dans ces luttes et ces travailleurs un trait commun.

Aujourd’hui, dire « nous sommes tous des facchini » ne signifie pas se plonger dans des rêves de palingénésie sociale ou tiers-mondiste, ni – comme l’affirment d’une surprenante même voix quelques théoriciens militants et la partie adverse – faire abstraction des différences évidentes qui existent entre un facchino et un étudiant.
Si l’on s’en tenait à ce constat sociologique, il faudrait logiquement considérer que les facchini devraient rester seuls aux portes de leur entreprise et les étudiants à l’université, comme le voudraient précisément les patrons. Outre que c’est oublier ces facchini qui sont aussi des étudiants ou ces étudiants exploités par le système des coopératives, et ne rien comprendre aux processus de précarisation et d’appauvrissement structurels qui investissent la totalité du travail vivant, l’élément politique que certains semblent ignorer, c’est que gagner à Granarolo, cela veut dire être tous plus forts, et perdre, être tous plus faibles. En disant et en répétant que les luttes de la logistique ont la possibilité de se généraliser, nous avons touché au cœur du problème : il ne s’agit pas d’imaginer, de façon linéaire, que l’on a trouvé un petit bout de la recomposition, mais simplement de reconnaître que ces luttes sont aujourd’hui l’un des centres névralgiques du conflit social dans son ensemble.

Elles sont aussi, voire surtout, un extraordinaire espace de subjectivation. Ici, dans la dure réalité matérielle de l’exploitation et du conflit, de la nécessité de s’attaquer quotidiennement à l’élaboration de rapports de force, il n’y a vraiment pas de place pour les certitudes idéologiques et identitaires où les organisations du mouvement trouvent refuge dans les moments d’impasse et de difficulté. C’est pourquoi ces luttes sont un espace crucial de croissance subjective et de formation, voire de reformation, y compris pour les militants, jeunes et moins jeunes, qui y participent. C’est là, après tout, une constante de l’histoire : dans les luttes, les processus de subjectivation s’accélèrent de façon spectaculaire. Ou, pour le dire avec les mots de Marx : « Lors les grands développements historiques, vingt ans ne valent qu’un seul jour, mais ensuite peuvent venir des journées qui concentrent en elles vingt ans. »

La question de la corruption et le slogan « Legacoop Mafia ! », par exemple, reviennent sans arrêt dans les discussions, dans un langage assez différent du lexique politique établi du mouvement. Les coopératives qui volent l’argent des travailleurs, les flics qui sortent avec des cartons de mozzarella offerts par Granarolo en récompense des services rendus, les patrons voleurs qui profitent de la crise pour licencier et restructurer à leur avantage les salaires et les conditions de travail : les habitués des argumentations raffinées feront sans doute la grimace, mais pour nous, tout cela est constitutif de la lutte de classe. Ce n’est que par-là, et non par des raccourcis rhétoriques, que la lutte contre la corruption peut devenir une lutte contre un système qui produit la corruption.

Même les ‟passions”, sur la base desquelles, tristesse ou joie, de nombreux camarades fondent leurs jugements, reprennent pied ici dans l’affrontement de classe. La colère et même l’exaspération se combinent avec la gaieté ; le désir de vengeance contre les patrons et leurs laquais est en même temps un désir du commun. Nous nous souvenons encore de ce qu’a écrit récemment un travailleur de l’Interporto sur son profil Facebook : « Je vous jure que le directeur d’Arco Spedizioni décharge et charge les caisses par – 2 degrés tandis que les travailleurs restent au chaud à faire le barbecue en écoutant de la musique. C’est pas ça le communisme ? » Pour de nombreux travailleurs migrants, la lutte n’est plus seulement une phase temporaire dans le but d’obtenir quelque chose : c’est devenu un mode de vie et de socialisation. Ils demandent à retourner au travail, c’est-à-dire au salaire, mais en aucune manière on ne peut les contraindre au retour à la normalité de l’exploitation. Nous osons même utiliser, pour en renverser le sens, un terme qui nous a toujours été correctement ennemi : intégration. Dans la rhétorique officielle, en fait, il ne s’agit que d’intégration dans l’État et la citoyenneté, dans le ciel de l’égalité formelle et l’enfer de l’inégalité substantielle, en somme, dans les circuits de l’exploitation et de la valorisation du capital. L’intégration dans les luttes, c’est au contraire la rupture de l’intégration capitaliste, c’est l’ouverture de l’espace du commun et de l’autonomie. Cela montre bien que le constat tout court de l’hétérogénéité dans la composition de travail vivant est susceptible d’essentialiser l’hétérogénéité elle-même, de la transformer en un fait de nature, au risque de stériliser toute perspective de recomposition. Dans les piquets de grève et dans les blocages, dans cet espace commun déterminé par les luttes, les différences deviennent au contraire des éléments de création collective.

« Facchini sans loi » titre un article de Dario Di Vico paru récemment dans Il Corriere : dans la « vallée de la logistique », explique le célèbre journaliste de la via Solferino, tout risque de sauter. Les patrons commencent à avoir peur parce qu’ils craignent que le chantage cesse d’être toujours du même côté. Le préfet Sodano aimerait que les travailleurs soient les seuls à avoir un pistolet pointé sur la tempe. Mais les choses peuvent changer, et ce ne sont pas toujours les mêmes qui se trouvent – métaphoriquement – du côté du canon.

Original : ici

Traduction : XYZ/OCLibertaire

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Notes de la traduction :
[1] Facchino : “porteur”, mais aussi terme couramment employé en Italie pour désigner les ouvriers et manœuvres de la logistique.
[2] Interporto = dry port (“port sec”) ou hub logistique. Comme un port maritime, mais sur terre, c’est une plateforme regroupant un ensemble d’infrastructures par et dans lesquelles transitent des conteneurs, qui arrivent, sont triés et aiguillés, déchargés et rechargés pour repartir vers une nouvelle destination (hub secondaire ou destinataire final).

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Gagner est possible : généraliser la logistique des luttes

Entretien avec Aldo Milani (SI-Cobas) – Gigi Roggero

Le 3 mars 2014

Après une grève, 51 travailleurs sont licenciés de la SGB, un consortium de coopératives qui gère en sous-traitance la force de travail pour Granarolo et Cogefrin. C’était au début du mois de mai 2013 : s’en sont suivi 10 longs mois de piquets, de blocages, de plaintes, de négociations et d’accords non respectés par les employeurs. Depuis le 20 janvier 2014, avec le début d’un rassemblement permanent aux portes de Granarolo, une semaine d’intenses émotions a commencé : blocages sauvages, de nouveau avec la capacité de frapper les intérêts matériels du patron ; charges et coups de la police, gaz urticant, travailleurs et syndicalistes arrêtés.

L’adversaire, avec prétention, pensait qu’il pourrait balayer cette étrange armée de travailleurs migrants, de syndicalistes de base, de collectifs militants, d’étudiants et de précaires. Mais le mur commence à céder, les luttes à se frayer une voie, le patron est obligé de se rasseoir à la table des négociations. Vendredi, en même temps qu’une autre journée de grève importante de la logistique, le SI-Cobas (Sindacato Intercategoriale - Comitati di Base) se réunit à la préfecture avec le géant Legacoop, qui, avec son président Poletti au ministère du travail est devenu un pilier du gouvernement national. Legacoop dit qu’il est prêt à accepter tout ou presque : la reprise des travailleurs d’ici le mois de juin, le remplacement ou une solution économique pour les travailleurs de la Cogefrin, le retrait des plaintes.

Ce serait une grande victoire, mais pour l’instant - en l’absence de faits concrets – ce n’est qu’une première étape, quoique fondamentale.

« Les journaux parlent de notre euphorie après la rencontre, mais ce n’est pas exact » dit Aldo Milani, coordinateur national du Si-Cobas. « Mais il est clair que pour nous, le fait que Legacoop nous reconnaisse comme syndicat sur la base de la lutte et sur les rapports de force que nous avons construits est un résultat politique fort. La dimension du conflit est devenue maintenant nationale et plus seulement à l’échelle d’une entreprise. Ce qui a par exemple influé est le fait qu’ils ont maintenant Poletti [1] comme ministre du Travail, donc avec une situation de confrontation directe, c’était très risqué pour eux. Déjà, dans les jours qui ont précédé la rencontre à la préfecture de la semaine dernière, nous avions eu l’impression que les choses évoluaient dans cette direction, c’est-à-dire qu’ils étaient en grande difficulté de ne pas trouver de solution. Nous avons fait une déclaration dans laquelle nous disions que la lutte allait se durcir et les patrons ont fait leurs évaluations. Nous en sommes à dix mois de lutte maintenant : il y avait une radicalisation et un élargissement, il y a aussi la fatigue des travailleurs qui la mènent, nous devons donc tenir compte de tout cela. Lors d’une réunion récente, quelques camarades ont posé le problème de pouvoir clore le conflit rapidement ; même au sein de notre syndicat, il y en avait qui ont souligné l’attaque dure, aussi sur le plan administratif (nous pouvons être condamnés financièrement pour les dommages que nous causons à l’entreprise, au mépris du droit de grève). J’ai insisté sur le fait que c’était là les conditions pour gagner, donc qu’il fallait faire un effort supplémentaire : à la fin nous avons décidé d’aller de l’avant ».

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Quels sont les principaux éléments de ce cycle de luttes de la logistique ?

Un élément essentiel concerne les relations qui se sont construites avec différents milieux sociaux et militants. Dès le début, sur la base de relations antérieures, y compris individuelles, beaucoup ont pris part et, peu à peu, il y a eu une adhésion consciente. Déjà, dans les Slai-Cobas, quelques-uns des éléments qui avaient conduit à notre division étaient la logistique et les migrants. Nous nous sommes caractérisé pour avoir défini les luttes, non sur des résultats immédiats dans l’entreprise, mais en les faisant circuler dans les différentes réalités des travailleurs, y compris du point de vue physique, reprenant ainsi certaines traits des expériences les plus positives de l’histoire des luttes ouvrières italiennes et internationales (des IWW aux années 1960).
Au début, nous n’avions pas une connaissance claire et détaillée de la présence de la force de travail immigrée, mais sa forte concentration dans la logistique a permis de promouvoir cette initiative en se déplaçant sur le territoire, donc en ne restant pas dans l’entreprise. Nous sommes allés d’une coopérative à l’autre pour obtenir des informations et des contacts que nous ont donnés les travailleurs qui menaient la lutte avec nous. Les travailleurs migrants se sont sentis abandonnés, beaucoup d’entre eux étaient entrés en contact avec les syndicats confédérés pour obtenir un permis de séjour ou comme intermédiaires des services de l’emploi, comme des agences de services. Nous avons apporté ce qu’ils appellent la dignité, ce qui a ensuite payé y compris du point de vue des accords qui ont été conclus par les luttes. Il suffisait de déboucher la situation d’où est sorti ce flux de la lutte.

Nous ne devons pas idéaliser la réalité, il y a aussi des problèmes a posteriori. Là où nous avons mené des luttes les plus importantes, il y a une tendance chez les travailleurs qui obtiennent des résultats concrets (compter dans l’entreprise, avec un meilleur salaire) à se sentir plus à l’aise, parfois trop. Ils se rendent compte qu’à ce moment-là, ils ont de la force et obtiennent des résultats, avec une difficulté à voir au-delà des données immédiates. Il s’agit donc de créer des cadres conscients, sinon on risque de se limiter à une lutte radicale mais trade-unioniste, sans un cadre plus général. Ces travailleurs, en effet, vivent sur le territoire, louent un logement, ont des enfants qui vont à l’école : la contamination avec des éléments solidaires qui viennent d’expériences militantes et qui peuvent avoir une formation parfois un peu idéologique est donc importante, de même que la confrontation directe avec la police qui vient réprimer ou avec Poletti qui est devenu ministre du Travail, parce qu’il se crée alors une concaténation d’éléments qui élargissent le cadre de référence.
Le manque de conscience politique des travailleurs peut être une force comme impulsion et une faiblesse en termes de perspective : ils mènent une lutte dure, ils agrègent leurs amis dans l’entreprise, mais il faut aussi relier les luttes. Pour cette raison, nous avons commencé à faire de la formation interne au SI-Cobas, non seulement sur les salaires mais aussi du point de vue politique. Nous ne pouvons pas avoir une conception gradualiste dans laquelle on mène d’abord la lutte syndicale et ensuite viendra la lutte politique : là où nous avons commis cette erreur, il a été plus difficile de reprendre une bataille générale.
D’autre part, il n’est pas étonnant qu’à Bologne sept ou huit travailleurs, devenus militants syndicaux, commencent à s’exprimer presque plus sur le plan politique, parfois c’est moi qui doit les forcer à retourner au travail dans l’entreprise parce que sinon ils risquent de perdre ce terrain de lutte.

Il y a eu donc un enchaînement d’éléments qui sont issus de l’expérience et des relations de certains d’entre nous, qui sont liés de manière pragmatique à des situations concrètes sur les territoires.
Dans ce court laps de temps, à Milan, il y a même eu l’adhésion au Si-Cobas d’une série de compagnons de groupes radicaux. Nous sommes un syndicat qui, en partants de la formation léniniste de certains, est le plus anarchiste du point de vue de son développement, parce que nous n’avons pas de structures trop formelles comme les autres syndicats de base.

Cependant, c’est aussi une force, parce que c’est ce qui permet l’auto-organisation concrète des travailleurs...

Je pense que oui. Il faut dire aussi qu’avec la logistique, nous avons découvert une mine d’or. Quelqu’un a dit que l’on ne peut pas être seulement dans la logistique, comme pour minimiser son importance. Nous étions également présents parmi les métallurgistes de l’Alfa, la sidérurgie à Breda, nous avons bloqué l’ATM à Milan il y a dix ans[2].
À Milan, nous avions fait un travail avec les Roms, mais dans la logistique nous avons trouvé une condition particulière : en effet, nous avons rencontré une volonté subjective disponible à la radicalité du point de vue politique et syndical. La condition est particulière même par rapport à d’autres pays.

Nous devons toujours avoir à l’esprit que le système italien de la logistique est caractérisé par les coopératives, avec la surexploitation de la force de travail, un faible niveau de l’investissement technologique et une certaine difficulté à rester sur le marché international. Dans la mesure où nous avons élevé le niveau du coût de la force de travail, nous obtenons des résultats. Chez Bartolini, TNT, DHL, GIs et ailleurs, nous gagnons des accords d’entreprises qui remettent en question les conventions nationales et nous commençons à poser concrètement les bases pour aller au-delà des coopératives.
Même certains grands groupes de commanditaires (évidemment pas LEGACOOP, mais TNT ou DHL) se posent le problème de surmonter ce stade où ils ont utilisé les coopératives qui, en effet, représentent un coût supplémentaire et n’est plus une opportunité. Qu’est-ce qui s’oppose à cette poussée ? L’élément essentiel est la présence de la Mafia, la Camorra et ’Ndrangheta dans le secteur coopératif, à travers une relation directe avec le commanditaire. La coopérative n’est pas seulement une force du point de vue économique comme le trafic de drogue (sans investissement, avec le contrôle de la force de travail tandis que le chiffre d’affaires est tout bénéfice), mais sert également à laver l’argent sale – il suffit de penser aux coopératives qui construisent l’Expo à Milan. Pourquoi à Esselunga, un des plus grands centres de distribution avec 600 personnes, les coopératives sont-elles dirigées par les sœurs Mangano avec Dell’Ultri et la relation avec la Mafia ? Donc, je ne pense pas que les clients peuvent rompre avec ce système. Un des exemples récents est que DHL Express a viré ses deux principaux dirigeants, des gens à 600.000 euros par an, en raison de ce type de rapports. DHL, en baisse à Rome, a pu construire des entrepôts grâce à la présence de la Mafia et de la Camorra, les différents entrepôts ne sont même pas leur propriété. Ou, autre exemple, l’entrepôt de TNT de Piacenza qui appartient à un consortium.
Indubitablement, l’adversaire se réorganise. Un des facteurs en notre faveur, c’est que l’Assologistica ou d’autres structures syndicales patronales ne sont pas formées comme la Confindustria.

Stratégiquement, ils sont très puissants, mais n’ont pas encore une syndicalisation significative des cartels. En face de notre croissance, parce qu’ils ne peuvent pas obtenir du jour au lendemain les infrastructures et les innovations, ils doivent se concentrer davantage sur la réduction du coût de la force de travail. Les entreprises tentent alors de subsumer nos revendications (le fait que les entreprises prennent en charge leurs propres salariés), font des opérations de façade et appliquent un mélange entre le modèle coopératif italien et le modèle français du travail intérimaire. Par exemple, la Poste italienne a maintenant besoin de licencier, ils appellent les travailleurs et les placent devant l’alternative entre la cassa integrazione sans perspectives (licenciement) ou le retour à l’entrepôt, réduisant donc le coût de la force de travail par l’utilisation de la coopérative.

Tout cela rend encore plus important le problème de ne pas organiser le syndicat sur la base de l’entreprise. Souvent, les travailleurs pensent qu’ils ont obtenu, en peu de temps, les résultats dont ils peuvent se contenter, tandis qu’avec l’accélération de la crise, d’un jour à l’autre, la situation change. Entre nous et l’Adl-Cobas, nous organisons 10.000 travailleurs alors que les travailleurs de la logistique sont 150.000 ; nous touchons donc le noyau central, mais le secteur est très stratifié sur le territoire. Il y a une tendance à la concentration du capital, mais il y a aussi beaucoup d’éparpillement et de subdivision. La semaine dernière, nous sommes sortis satisfaits d’une négociation avec TNT car nous avons obtenu plus que la convention nationale, à la suite de quoi je parle à un dirigeant qui me dit qu’ils ont décidé de détacher le secteur domestique de tout le reste, pour des problèmes globaux (avec la vente à l’Ups ils doivent mincir pour éviter de subir les lois européennes sur les trusts, en concurrence avec DHL). Entre Piacenza et Bologne, 1000 personnes sont en jeu. En assemblée les délégués avaient déjà décidé de ne pas faire grève, après avoir obtenu cet accord ; après que j’aie expliqué le problème, il y eu une adhésion totale des travailleurs à la grève. Nous devons donc avoir une motivation politique plus stratégique pour aller de l’avant : c’est là notre tâche. Il y a en effet une diffusion de masse, en termes relatifs, mais si nous ne parvenons pas à agir dans la crise dans sa totalité, nous pouvons obtenir des résultats et des victoires à court terme, mais nous ne serons pas en mesure de résister dans le développement de ce processus.
De toute évidence, et cela ne dépend pas seulement de nous, nous devons créer les conditions pour que d’autres sujets de classe se mobilisent, des précaires aux étudiants, en renforçant les conjonctions que j’ai mentionné plus tôt. Nous prenons toujours en compte que ce sont des luttes à contre-courant, dans la récession : nous ne sommes pas en effet dans une phase de développement, dans laquelle on peut obtenir des conquêtes dans un cadre économique expansif.

Un facteur décisif est la production de subjectivité qui est déterminant dans ces luttes...

L’aspect subjectif est central. Au cours des dernières années, les militants politiques ont intériorisé un sentiment de défaite et de lamentations. Pour leur part, les syndicats de base gèrent une sorte de petit trésor, sans la capacité de voir au-delà de leur propre situation particulière. L’idée s’est répandue d’être en mesure de créer les conditions plus favorables au sein de l’économie capitaliste, d’où peuvent surgir des batailles peut-être radicales, mais trade-unioniste, sans une vision politique globale. Il y a donc un problème crucial de la subjectivité à affronter dans les luttes. De ce point de vue, la logistique est devenue d’une grande importance, peut être un point de référence. Nous ne devons pas penser en termes d’élargissement radial à partir de nous-mêmes, l’important est de se remuer sur les territoires, de se déplacer, tout en construisant des structure de référence en termes d’organisation, en sédimentant aussi des capacités de gérer la technique syndicale sans lesquelles on risque de ne faire que de la démagogie.

Alors que dans les années 1920 et 1930, pendant la crise, les prolétaires adhéraient en masse aux syndicats, aujourd’hui, il est plus probable que les syndicats intégrés dans la gestion de l’Etat, qui maintiennent encore un contrôle sur divers secteurs des travailleurs, confrontés à un processus de crise aussi profond, peuvent exploser.
Ce qui augmente par conséquent les possibilités de ceux qui se bougent dans une perspective de mouvement, parce que les travailleurs vont se retrouver privés des services qui leur étaient auparavant offerts. Par exemple, après les licenciements chez TNT, ils discutent des licenciements de nombreux travailleurs. Par conséquent, il n’y aura plus de planche de salut : ce n’est pas que le pire soit le meilleur, mais cela créé des possibilités. A Bologne, il est significatif que nous nous soyons retrouvés face à la Legacoop, mais en même temps le syndicat se forme dans diverses branches, de l’hôtellerie à la métallurgie. La présence de travailleurs immigrés est la force motrice dans les zones qui étaient auparavant liés à la CGIL.

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Une chose très importante est que dans le syndicat se forment des compagnons qui se bougent sur un terrain plus large et pas seulement revendicatif. Les expériences que les travailleurs font en une année de lutte valent beaucoup plus que celles réalisées au cours d’années sans luttes. Il s’agit d’un processus de subjectivation extraordinaire et rapide, qui ne s’est pas produit à Frattocchie[3] mais dans la matérialité des conflits. Il faut ajouter que la force extraordinaire de travailleurs immigrés, d’une certaine manière, découle de leur faiblesse. Ce sont des figures qui, dans les nouveaux contextes dans lesquels ils vivent, n’ont pas de références syndicales et politiques, n’ont aucune protections ni économiques ni sociales. Ce mouvement est fort parce que derrière il a moins de traditions de ce genre. Il est donc moins intégrable, et il y a évidemment des aspects négatifs ou problématiques, cependant, ces travailleurs ont moins de contraintes que les travailleurs italiens.

Ce processus décisif de luttes et de subjectivation a réintroduit le thème de la victoire au centre de l’agenda politique. Après de nombreux succès, à partir du milieu de l’année dernière, les patrons se réorganisent, comme vous l’avez expliqué. La lutte à Granarolo a touché un point névralgique central, l’adversaire a déterminé un plan de politisation immédiate de la lutte. S’il on peut gagner ici, en assumant toujours le caractère de partialité du succès, dans quelle mesure peut-il produire un effet positif en cascade sur d’autres luttes au sein et au-delà du secteur ?

Contrairement à d’autres luttes, ici nous avons tendance à casser le cadre extraordinaire des relations politiques et syndicales. Si nous pensons au fait que le gouvernement Renzi est basé sur certains de ces piliers, nous nous rendons compte que la lutte syndicale attaque directement une réalité qui semblait contrôlée et gérée par les structures de pouvoir établies. De l’extérieur, on peut voir les services offerts par le modèle émilien, qui ont effectivement domestiqué le social. La reconnaissance d’un nouvel élément est arrivée à travers des rapports de force. On peut vraiment déterminer un processus d’élargissement et de généralisation, dans la mesure où nous cassons les équilibres politiques, économiques et même militaires, avec les tentatives de répression.
C’est une grande réussite d’avoir contraint les patrons de ce colosse à un ‟armistice” dans lequel le ‟fort” accorde tout, et ce que nous demandons est évidemment encore peu, mais cela rompt justement un équilibre politique. Cela a déjà eu un effet, ce sera d’autant plus un exemple pour d’autres luttes qu’avec une petite force, apparemment, nous avons obtenu les résultats qui vont au-delà des attentes de ceux qui ont eux-mêmes participé à la bataille.
Bologne peut donc devenir un facteur d’élargissement et acquiert une plus grande centralité politique grâce aux luttes de la logistique. Ce n’est pas là une addition mathématique, mais la capacité de mettre ensemble différents sujets : si un petit noyau est capable de faire bouger l’adversaire, c’est parce que lui aussi est en crise, en s’insérant dans ces fractures et en devenant un point de référence, ce qui met à l’ordre du jour la nécessité de commencer à penser en plus grand du point de vue politique général. Notre expérience ne peut pas se baser exclusivement sur l’enracinement territorial, nous devons suivre sur les territoires les possibilités de lutte, aussi du fait de la stricte caractéristique mobile de cette composition. En bref, il est décisif d’avoir montré la faiblesse de l’adversaire.

Dans ce contexte, la discussion sur la communication se place aussi sur un nouveau plan. La presse a jusqu’à présent peu pris en considération les luttes de la logistique (si elle s’y intéresse, c’est principalement en raison des scandales liés à la collusion avec la Mafia et la Camorra). Du point de vue de la communication, le suivi des luttes est le fait des militants qui y participent, nous le développons principalement par l’Internet, e-mail ou facebook. Non pas parce que la lutte des classes ne pourrait se développer que grâce à l’ordinateur, mais parce qu’il était important de mobiliser beaucoup d’énergies différentes et de frapper sur différents plans.

Il y a un point important : le secteur de la logistique a en effet des caractéristiques apparemment classiques, mais avec le niveau le plus avancé du développement capitaliste. Bloquer les marchandises aux portes et frapper la marque Ikea ou Granarolo sont des formes d’attaque globale adéquates aux processus généraux de l’accumulation du capital...

Ainsi, à Ikea, par exemple, nous avons débloqué la situation quand nous avons frappé la marque et nous avons même atteint la Suède, où des gens se sont manifestés. À ce point-là, les dirigeants ont cédé.
Il faut également prendre en considération que, contrairement à d’autres époques des migrations prolétariennes, les immigrants qui arrivent ici ont des niveaux de scolarisation, de compétence et de formation intellectuelle souvent élevés (même du point de vue de la communication). Les patrons pensent qu’ils ont à faire avec des esclaves ignorants, alors qu’ils sont face à des personnes capables de soutenir la confrontation et ils s’en trouvent décontenancés. Les lieux de travail et de vie des personnes qui mènent les luttes dans la logistique se situent dans les zones suburbaines, beaucoup de gens ont tendance à ne pas les voir, mais à mesure qu’elles sont en train d’encercler les villes et de se généraliser au niveau national, ces luttes peuvent devenir un élément d’entraînement.

* Une version abrégée de cette interview a été publiée dans le quotidien Il Manifesto (aussi en ligne), le 4 mars 2014.

Original : ici

Traduction : XYZ/OCLibertaire


Notes de la traduction
[1] Giuliano Poletti, nouveau ministre du travail du gouvernement Renzi (février 2014), est un pur produit de la gauche historique italienne. De 1982 à 1989, il était secrétaire de la Fédération du Parti communiste italien de l’Émilie-Romagne, puis devient conseiller provincial à Bologne pour le PDS (Parti démocratique de gauche, post-PCI à partir de 1991). Depuis cette date, il a gravi les marches les plus élevées du secteur des coopératives : de 1992 à 2000, comme président de l’organisme de formation de la Legacoop d’Émilie-Romagne, puis président de cette Legacoop régionale et vice-président national de la Legacoop. En 2002, il devient président de la Legacoop nationale et en février 2013, il est choisi comme président de l’Alliance des coopératives italiennes.
[2] L’Azienda Trasporti Milanesi est la société publique de la commune de Milan, qui gère les transports publics de la métropole lombarde, autobus, trolleys, tramways et métro et emploie environ 8 500 personnes.
[3] Célèbre et historique école de formation des cadres du PCI, près de Rome.

Le militant interviewé, Aldo Milani, a été banni de la province de Piacenza pour une durée de 3 ans (mesure de « foglio di via »). Cette mesure a été prise 3 jours avant une grève générale dans le secteur de la logistique appelée le 22 mars 2013 par le SI-Cobas et Adl-Cobas, qui a été particulièrement suivie dans des grands centres comme Milan, Padoue, Piacenza, Vérone et Bologne. Sa voiture a eu aussi les pneus crevés. Cette grève générale de la logistique a été combattue et condamnée par les 3 grandes confédérations (CGIL-CISL-UIL), et surtout par la CGIL particulièrement à Bologne.

A Piacenza (au nord de l’Emilie-Romagne mais plus proche de Milan que de Bologne et de fait faisant maintenant partie de l’hinterland milanais) se trouvent concentrés quelques grands entrepôts : Ikea pour toute l’Europe du Sud, la TNT, GLS, où des conflits ont commencé en 2012.

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Annexes

Quelques documents, rares mais utiles, disponibles en français

Interview de militants du SI-Cobas

Interview de Mohamed Arafat, délégué Si-Cobas de TNT-Piacenza (Emilie-Romagne) et de Marco, Darut et Tavvrodos, délégués Si-Cobas de l’entreprise SDA de Rome, après la grève nationale des travailleurs des centres de tri, de la logistique et du transport, organisée par le syndicalisme de base le 22 mars 2013.

Vous êtes des travailleurs de l’ombre, et pourtant, ces derniers temps, la presse italienne a parlé de vous, soit pour dénoncer les conditions de travail moyenâgeuses dans lesquelles vous opérez, soit pour dénoncer, le plus souvent, votre intransigeance et votre jusqu’au-boutisme. Pourquoi, travailleurs de l’ombre ?

Marco : On travaille sur différents centres de tri pour le compte de plusieurs très grosses entreprises de transport auprès desquelles passent commande d’autres grands groupes pour le transfert et la livraison de marchandises ou de colis. On ne nous voit pas, mais c’est nous qui chargeons et déchargeons les paquets dans lesquels, par exemple, il peut y avoir des bouquins d’Amazon, tel ou tel meuble Ikea, tel ou tel paquet UPS. Tout ça dépend des donneurs d’ordre et des centres sur lesquels on bosse, mais tu peux être sûr que si on décide de s’arrêter, c’est une partie de la circulation des marchandises qui s’arrête.

Mohamed : La situation sur les centres de tri, la logistique et le transport de marchandises est partout la même en Italie. Il y a plusieurs grosses boites, comme par exemple TNT, SDA ou BRT-Bartolini. Ces boites ne sont pas nos employeurs. Elles sous-traitent toute l’activité réelle à des coopératives. Ces coopératives, qui en général ne durent pas plus de deux ans, ne nous emploient pas véritablement, puisque sur le papier on est nous aussi membres de ces coopératives. Dans les faits, en tant que travailleur « associé », tu es serviable et corvéable à merci. La grosse boite, la donneuse d’ordre, n’a officiellement rien à voir avec toi. Au bout du compte, toi, tu n’as affaire qu’à un contremaitre.

Avant que vous ne commenciez à vous organiser, il y a deux ans dans le Nord et le Centre du pays, plus récemment, à Rome, la convention collective du secteur n’était parfois même pas appliquée par les coopératives qui vous « emploient » ?

Mohamed : Non, les conventions collectives, jusqu’à ce qu’on commence à s’organiser et à lutter pour qu’elles soient réellement appliquées n’étaient pas respectés, ni pas les coopératives, ni par les donneurs d’ordre, le tout étant bien entendu couvert par les gros syndicats, comme la CGIL, pourtant signataire de ces conventions. Pour te donner un exemple, dans certains centres de tri, jusqu’à il y a peu, on te faisait arriver le matin, à cinq heures, pour te faire travailler jusqu’à huit. Si le flux de camions s’arrêtait, on te disait de lever le pied. Mais du coup, tu n’étais pas payé. Et puis à midi tu reprenais, jusqu’à quinze heures, et ainsi de suite. Le tout pour 6 euros, ou 6 euros cinquante de l’heure. Et bien entendu, de but en blanc, on pouvait te dire qu’il fallait que tu sois là le lendemain matin à l’aube alors que tu avais fini à minuit. Du coup, à Piacenza, on était un certain nombre à dormir à la gare, sur les bancs, ou en voiture, parce qu’on n’avait même pas le temps de rentrer chez nous. Plus tu baissais la tête, plus tu acceptais tout et n’importe quoi, et plus tu avais de chance que les chefs te fassent travailler. Si tu protestais, on te disait qu’il n’y avait pas de boulot. Tout ce système s’appuie sur les lois de précarisation et de flexibilisation du marché du travail en Italie qui existe depuis la moitié des années 1990, mais c’est aggravé, dans notre secteur, par un réseau semi-mafieux, voire complètement mafieux, de coopératives en tout genre, qui ouvrent, puis font faillite, et des grosses boites qui, jusqu’à il y a peu, se dédouanaient de toute responsabilité.

Darut : Si tu voulais dire quelque chose, tu n’avais personne vers qui te tourner. Ni SDA, c’est-à-dire les Postes italiennes, pour qui on charge et on décharge des colis toute la journée, ou toute la nuit, ici, à Rome, ni personne, juste « ta » coopérative qui, jusqu’à décembre de l’an passé, faisait ce qu’elle voulait avec nos fiches de salaire, ne payait pas les charges, les vacances, etc. Elle profitait aussi du fait que la plupart d’entre nous, ici, on n’a pas la nationalité italienne, on est Roumains, Erythréens ou Péruviens et que la maîtrise et les chefs de la coopérative pensaient pouvoir nous marcher sur la gueule.

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Quel a été l’impact de la grève du 22 mars ?

Mohamed : La grève a touché les hubs [principaux centres de tri qui répartissent les colis au niveau national, NdR] et plusieurs sites : Bologne, Piacenza, Milan, Padoue, Vérone, Trévise et Rome. Elle a été lancée à l’initiative de deux syndicats de base, le Si-Cobas et l’Adl-Cobas[*], surtout présent en Vénétie [dans le Nord-Est de la péninsule]. Ce sont majoritairement les manutentionnaires qui ont fait grève mais très peu de chauffeurs-livreurs. Néanmoins, les principaux centres de tri répondant à TNT, SDA, BRT-Bartolini, UPS, MTN, Antonio Ferrari, à savoir les entreprises qui travaillent sur le secteur colis, courrier, transport de marchandises, ont été touchés. Le centre logistique Ikea de Piacenza a également été paralysé. C’est le principal centre de stockage de la marque qui alimente pour partie les magasins Ikea d’Europe du Sud et du pourtour méditerranéen.

C’est la première fois que vous vous arrêtez tous en même temps ?

Mohamed : Oui, en effet. Cela fait deux ans qu’on se bat, centre par centre, pour l’application de la convention collective du transport et de la logistique. Ça fait dix, voire même quinze ans parfois, que sur certains centres le contrat n’était pas appliqué. Rien n’était respecté : ni les horaires, ni les taux de rémunération, ni les conditions de travail.

Marco : Sur certains centres, comme le mien, à Rome, par exemple, l’Inspection du travail est passée plusieurs fois, de même que la brigade financière. On les avait appelés pour qu’ils viennent constater les conditions dans lesquelles on bossait. A chaque fois, il n’y avait aucune mesure de prise, même quand les flics constataient que la plupart des contrats de travail n’étaient pas en règle ou que certains travaillaient tout simplement au noir et n’étaient même pas déclarés.

Quelle a été l’enjeu de ce mouvement national ?

Mohamed : Dans le cas de la grève de mars, et celle que l’on va refaire en mai, ce qu’on demande, c’est d’avoir nous aussi notre mot à dire dans les discussions sur les conventions collectives du secteur transport et logistique qui devraient être renouvelées cette année. Les trois syndicats confédéraux, CGIL, CISL et UIL, sont en train de négocier dans notre dos, sans nous tenir informés de rien, ni nous, ni même les travailleurs qui sont syndiqués chez eux d’ailleurs. Pire encore, ils sont en train de négocier sur la base d’un texte qui impliquerait un recul sur plusieurs points. Tu penses bien que si maintenant les patrons veulent revenir sur les droits qu’on a arrachés à la suite de deux années de combats, on ne va pas se laisser faire.

C’est pour cela aussi que la grève a été aussi importante, avec 100% de grévistes sur le hub SDA de Rome, par exemple.


Base actuelle de négociation entre les syndicats confédéraux et le patronat du secteur transport et logistique actuellement en discussion contre laquelle se bat le Si-Cobas et l’Adl-Cobas
• Élimination de la journée de 8 heures.
• Retour aux 40 heures par semaine.
• Extension des interruptions de travail (pause non rétribuée) à un maximum de 4 heures.
• Imposition de la semaine mobile pour les chauffeurs-livreurs de façon à faire disparaitre les dimanches.
• Imposition de trois jours de carence en cas de maladie.
• Élimination quasi complète des garanties permettant de limiter la flexibilité et le recours aux contrats précaire dans un secteur où la précarité est déjà la règle.
• Suppression du 14ème mois pour les nouveaux embauchés et gel de l’ancienneté.


Le mouvement a donc touché les centres où le Si-Cobas ou l’Adl-Cobas sont présents ?

Mohamed : Si dans ce secteur on travaillait dans ces conditions, c’est en bonne partie du fait des syndicats confédéraux. Pendant dix ou quinze ans, ils ne nous ont jamais écoutés. Ils sont parfaitement au courant de comment marche le système des coopératives, mais leur réponse a toujours été la même : « on ne peut pas faire grand-chose, c’est le système qui veut ça, etc. ». La sensation qu’on avait, lorsqu’on se tournait vers les syndicats confédéraux, c’était comme de parler à un autre patron, ou à un autre chef.

Tavvrodos : C’est pour cela aussi que sur les sites de Roma 1, Roma 2 ou sur le hub central de SDA [ce qui représente en tout et pour tout près de 250 travailleurs, NdR], où on était pour la plupart syndiqués de fait à la CGIL, on est tous passés au Si-Cobas depuis quelques mois. Alors c’est vrai, ça a pris du temps et on s’est pas mal fixés sur ce qui se faisait à Bologne, où il y avait déjà beaucoup de camarades érythréens qui avaient commencé à se battre avec le Si-Cobas, des gens que l’on connaît pour certains parce que l’on vient de la même région ou de la même ville ou parce qu’on a traversé la Méditerranée ensemble.

Vous avez organisé une première réunion nationale, à Bologne, des délégués des différents sites en lutte…

Tavvrodos : Les délégués se sont vus au niveau national le 19 avril. Ça a été l’occasion de discuter des suites à donner au mouvement. Et ça a aussi été l’occasion de se dire que la lutte doit continuer, au-delà du résultat des discussions au niveau national par rapport à la question du renouvellement de la convention collective.

Sur plusieurs centres, on retrouve parmi vos collègues des travailleurs qui sont originaires d’Afrique du Nord ou du Machrek. On peut dire qu’il y a un lien entre le « printemps arabe » et les grèves dans votre secteur ?

Mohamed : Moi, je suis Egyptien. J’ai commencé à militer quand j’étais à la fac, à Mansoura, avant de venir ici. Après la révolution du 25 janvier, après que Moubarak a été renversé, on était plusieurs à plaisanter et à dire, sur TNT Piacenza, qu’il fallait qu’ici aussi on fasse comme à Place Tahrir. Et au bout du compte on a fait notre petite révolution, au sens où personne n’aurait jamais parié une seconde que nous autres, des travailleurs immigrés pour la plupart, des précaires, des « moins-que-rien », on aurait été capable de faire valoir nos droits, et notre dignité. C’est ça aussi, le message : avec l’unité, avec la solidarité, c’est possible de commencer à gagner.

Le 04 mai 2013

___

[*]Association Droits des Travailleurs-Comités de Base.

Cette interview a été publiée sur le site http://www.ccr4.org/ (Courant communiste révolutionnaire du NPA)


Un militant syndicaliste sauvagement agressé à Milan

23 janvier 2014

Le mardi 14 Janvier, dans le nord de Milan, le syndicaliste Fabio Zerbini a été sauvagement battu par deux hommes soupçonnés d’être liés au crime organisé italien.

Fabio Zerbini est coordinateur pour le SI-Cobas, un syndicat de base actif dans la logistique et le secteur des entrepôts. Quelques jours auparavant, il avait trouvé un rétroviseur extérieur de sa voiture cassée. Une note a été laissée sur son pare-brise avec des excuses et un numéro de téléphone à appeler pour organiser une réunion pour le dédommager. C’est à ce rendez-vous que deux hommes l’ont sauvagement attaqué, l’un d’eux disant : « Si les travailleurs continuent à faire grève et nous casser les couilles, vous allez en payer le prix ». L’agression de la semaine dernière est une escalade de la violence des attaques contre le syndicat. Fulvio di Giorgio, un autre coordonnateur SI-Cobas, a déclaré : « Nous avions l’habitude de pneus crevés ou de voitures brûlées, mais ils ne sont jamais allés jusqu’à un véritable passage à tabac ».

Avant l’agression, Fabio avait été impliqué dans plusieurs conflits de travail, il est difficile de comprendre auquel les hommes faisaient allusion. Par exemple, il fut impliqué dans la grève de 80 travailleurs à l’entrepôt Kuehne-Nagel à Santa Cristina à la mi-décembre, où les travailleurs ont gagné la reconnaissance syndicale et le respect des conditions fixées dans le contrat national (ainsi que le retrait de quatre licenciements pour des motifs politiques). De même, dans un entrepôt Carrefour juste en dehors de Milan, la société Serim a été forcée à reconnaître le syndicat et d’entamer des discussions avec les travailleurs.

Dans cette attaque, cependant, beaucoup soupçonnent fortement l’implication de la mafia. Un système d’exploitation règne sur la ceinture industrielle dans le nord de l’Italie d’où les entrepreneurs tirent profit, entrepreneurs qui sont parfois entre les mains du crime organisé. Une enquête en 2011 a conduit à la mise sous séquestre de six branches de TNT suite à la découverte que les services étaient confiés à une section de la ’Ndrangheta (une organisation criminelle de Calabre, dans le sud de l’Italie). Et en 2009, par exemple, Marcello Paparo, un homme d’affaires également lié à la ’Ndrangheta, a été arrêté pour, entre autres infractions, blessures volontaires sur un travailleur d’un des entrepôts de son consortium, « un syndicaliste qui a créé des problèmes ».

L’attaque a empêché à Fabio d’assister à une assemblée de travailleurs à Santa Cristina, mais une autre réunion sur les luttes dans la logistique et le secteur de l’entrepôt a été organisée pour le 19 janvier. Comme le SI-Cobas l’écrit dans son communiqué de presse, « Nous ne les laisserons pas nous intimider ».

Source : http://strugglesinitaly.wordpress.com/


Interview de Fabio Zerbini,
coordinateur du SI-Cobas

Le 14 janvier 2014, Fabio Zerbini, l’un des militants les plus en vue du Syndicat Intercatégoriel-Travailleurs Autoorganisés-Comités de Base, Si-Cobas, a été attiré dans un guet-apens et roué de coups.

[Fabio Zerbini au cours d’une manifestation contre la répression syndicale à l’encontre du SiCobas au printemps 2013]

Une fois à terre, ses agresseurs l’ont menacé de mort et lui ont ordonné d’arrêter de se mêler de la lutte des magasiniers. La réponse n’a pas tardé à arriver, avec des messages de solidarité de toute l’Italie et au-delà, ainsi que l’organisation d’une rencontre ouvrière de solidarité qui s’est tenue le 19 janvier à Milan en présence de 300 ouvriers et qui a décidé de l’organisation d’une grève nationale du secteur. Fabio a échappé au pire, il s’est rétabli et il est plus déterminé que jamais à poursuivre le combat. Nous revenons, avec lui, sur les enjeux de la lutte actuelle dont le Si-Cobas est partie-prenante.

Comment s’est passée l’agression ?

Le 23 décembre dernier, j’ai retrouvé ma voiture avec un rétroviseur cassé. Bizarrement, il y avait laissé un mot de quelqu’un se disant chauffeur de camion, qui m’aurait accroché en faisant une manœuvre et qui m’assurait vouloir repayer les dégâts au plus vite, après les fêtes, dès qu’il serait de retour sur Milan. Je l’ai donc appelé. Le rendez-vous a été fixé le 14 dans l’après-midi. Quand je suis descendu de voiture, le gars m’a dit de le suivre, son camion étant garé juste derrière. C’est alors qu’un autre type m’a sauté dessus par derrière et les deux se sont mis à me tabasser en gueulant « arrête avec tes conneries d’AG de travailleurs ». L’agression était préméditée et organisée.

Vous avez une idée de qui peut être derrière tout ça ?

Impossible à savoir, mais ça vient très certainement des patrons travaillant dans le secteur de la logistique et qui gèrent les “coopératives”. Une bonne partie du transport, mais surtout du dépôt et du tri de marchandises ou de colis d’un certain nombre de très grosses boites leur est sous-traité, que ce soit la poste italienne, des entreprises privées comme UPS, ou des grosses enseignes. Le 23 décembre, on intervenait justement, avec les camarades du Si-Cobas, sur un débrayage de 80 magasiniers de la société Kuehne-Nagel, à Santa Cristina, dans la province de Pavie, et à qui Carrefour sous-traite une partie de ses dépôts. En tout état de cause, quel que soit l’origine de l’agression, l’enjeu est de faire peur. Mais bien entendu, ils ne réussiront pas.

Sous-traitance et mafia vont de pair. C’est ce que vous dites en tout cas, au Si-Cobas. Vous les dérangez ?

En effet. Il existe des liens entre les entrepreneurs des “coopératives” et la criminalité organisée. C’est ce qui ressort en tout cas de l’arrestation en septembre dernier de Enrico Di Grusa et Cinzia Mangano, propriétaires de tout un réseau de coopératives en Lombardie, proches de la ‘Ndrangheta, la mafia calabraise, et de la droite locale.
Mais cela fait un certain temps que l’on dérange les patrons. Dans le secteur logistique et transports de marchandise il existe une convention collective qui n’est respectée quasiment nulle part, et que le système des “coopératives” permet de contourner. En militant pour organiser les travailleurs, pour qu’ils fassent valoir leurs droits, on ne s’est pas fait que des amis. Le mouvement a commencé sur certains dépôts de la grande distribution, en 2009, puis s’est étendu et s’est intensifié au cours des deux dernières années. Aujourd’hui, près de 6.000 travailleurs, souvent très jeunes et immigrés, sont organisés au sein du Si-Cobas, dans plusieurs provinces du pays, au Nord surtout, mais aussi en Emilie-Romagne, en Toscane ou à Rome.

Quels sont vos objectifs, au Si-Cobas ?

Ce que l’on revendique, c’est l’application totale de la convention collective, qui a été renégociée par ailleurs au printemps dernier et que nous n’avons pas signée, à la différence de la FILT, la fédération transport de la CGIL, car le salaire horaire moyen fixé par la convention est en-dessous du salaire moyen en Italie. Mais on utilise la question de l’application de la convention collective comme un instrument unificateur de tout un secteur à partir duquel on peut commencer à peser et inverser le sens des attaques.

Comment expliques-tu la combativité du secteur, pourtant constitué de travailleurs précaires et immigrés, pour lesquels la perte de l’emploi peut aussi signifier la fin de la carte de séjour ?

Je crois qu’ils ont commencé à prendre confiance grâce à leurs luttes dans un secteur aussi nodal, pour le capitalisme d’aujourd’hui, que la logistique et les transports. Et puis les travailleurs immigrés qui se battent sur les dépôts, ce ne sont plus ces immigrés que l’on voit à la télé en Italie, lorsqu’ils descendent des bateaux des passeurs à Lampedusa, lorsqu’ils ont survécu à l’odyssée hallucinante qu’ils ont faite. Ils l’ont été, mais aujourd’hui, ils ressemblent plus, si tu veux, aux migrants du Sud de l’Italie, dans les années 1950 et 1960, et qui travaillaient dans les grandes usines du Nord de la péninsule. Ils sont marginalisés, relégués dans les quartiers périphériques, certes, mais ils ont un logement, leurs enfants vont à l’école, et à travers les grèves et les débrayages, ils se sont rendu compte de leur poids et de leur pouvoir objectif, et j’insiste bien sur le terme « pouvoir ».

Quelle sont les dispositions que vous pourriez prendre dans les prochains jours ?

On a tout d’abord appelé à l’organisation d’une rencontre, à Milan, au Centre Social Autogéré Vittoria, avec les délégués et les militants du Si-Cobas, notamment. On y décidera de ce qu’on doit faire, de façon à aller au-delà du premier mouvement de solidarité qui m’a beaucoup touché par ailleurs, avec des messages par dizaines et des photos qui ont été postées notamment sur la page Facebook du Si-Cobas, avec des camarades et des travailleurs de la logistiques qui ont posé, avec des affiches, à la suite de l’agression. De mon côté, je crois qu’il faut continuer le combat, mais qu’il faut lui donner aussi une perspective politique, avec l’organisation d’une mobilisation unitaire qui pourrait tourner notamment autour du mot d’ordre de l’élimination du système des coopératives, l’esclavagisme du XXIème siècle, et l’application intégrale de la convention collective du secteur logistique et transport.

Propos recueillis par MR.

Le 18 janvier 2014


 [Assemblée de travailleurs de la logistique au CSA Vittoria de Milan en soutien à Fabio Zerbini]

Cette interview a été publiée sur le site http://www.ccr4.org/ (Courant communiste révolutionnaire du NPA)


Le cauchemar logistique <br> des travailleurs italiens

Antonello Mangano

31 janvier 2013

Depuis quelques mois, les services de manutention de marchandises de Milan et de ses environs sont perturbés par un mouvement de grève. Plusieurs multinationales situées à proximité de Milan – deuxième plus grande ville italienne et moteur économique du pays – sont également affectées par ces perturbations.
Polo Logistico est une entreprise de logistique qui travaille pour le géant suédois du meuble, Ikea, dans la ville de Piacenza. Il s’agit du plus grand centre de stockage d’Ikea en Italie. La société emploie 500 personnes, qui distribuent des produits dans la partie orientale de la région méditerranéenne.
Les tensions sont vives depuis le mois d’octobre. Les employé(e)s, exploités par les coopératives qui les embauchent, protestent contre le versement irrégulier des salaires, le non-paiement des heures supplémentaires, le racisme, la discrimination à l’égard des travailleurs/euses syndiqués, les charges de travail trop importantes et les faibles rémunérations.
Fin octobre, de violents affrontements entre la police et les travailleurs/euses manifestants ont provoqué d’autres protestations devant l’ambassade d’Égypte, pays d’origine d’un grand nombre de ces employé(e)s.
Début novembre, une chaîne humaine d’environ 150 personnes formée devant l’entrepôt d’Ikea a donné lieu à des échauffourées, à l’issue desquelles douze travailleurs/euses ont été licenciés pour leur rôle dans les manifestations, bien qu’ils aient été réintégrés depuis.
Suite à un blocus, le 17 décembre, la société Polo Logistico a été contrainte de fermer provisoirement, ce qui s’est traduit par de graves répercussions financières sur l’entreprise.

Le dernier conflit en date s’est récemment terminé par la réintégration de huit employé(e)s qui « refusaient d’aller travailler sur d’autres sites », d’après un porte-parole de la société. Pour les syndicats, il s’agissait plutôt d’une « mutation punitive ».

Les travailleurs/euses protestent principalement contre le groupement de coopératives, Consorzio Gestione Servizi (CGS), accusé d’exploiter ses employé(e)s.
Selon Paolo Dosi, le maire de Piacenza, « les travailleurs/euses sont conferiti [embauchés] au titre d’un accord passé avec un groupement de coopératives. »
Le porte-parole d’Ikea en Italie, Valerio Di Bussolo, déclare qu’Ikea travaille avec CGS parce que ce dernier « gère de nombreux contrats, ce qui lui permet d’offrir, grâce à la flexibilité qui en résulte, un bon niveau d’efficacité organisationnelle. »

Or, cette « flexibilité » est source d’inégalité et de mauvaises conditions de travail pour les employé(e)s. De l’extérieur, cela semble aller à l’encontre des valeurs que prône Ikea.
« Depuis l’an 2000, Ikea a adopté un code de conduite très strict et très clair visant à garantir que les prix bas de ses produits ne soient pas associés à des conditions sociales et environnementales inacceptables », précise l’entreprise. « Partout dans le monde, nous favorisons un dialogue basé sur le respect total des droits de nos employé(e)s. ».

Toutefois, la réalité est tout autre pour les travailleurs/euses des coopératives d’Ikea en Italie. Et la crainte que la multinationale suédoise ne déplace ses activités dans un autre pays n’est pas sans conséquence sur le soutien au mouvement de protestation au niveau local. S’il y a une personne qui est à 100 pour cent derrière les employé(e)s, c’est bien Aldo Milani, le secrétaire général d’un COBAS, petit syndicat indépendant.
« Ces travailleurs/euses manipulent 130 kg par heure. Chaque année, ces coopératives changent de nom [en utilisant de faux documents] pour échapper à la contribution au régime des pensions. Nous avons vu des consortia de 2000 employé(e)s. » Aldo Milani dit que ce type de coopérative est typiquement italien : « Vous ne trouverez pas ce système dans d’autres pays. Une très faible infrastructure nationale de transport, principalement basée sur le transport routier, alliée à la flexibilité et à un faible coût du travail, c’est le seul moyen d’être compétitif sur le marché international. »

Turbulences

Dans le brouillard, à six heures du matin, on trouve aux piquets de grève une nouvelle génération de syndicalistes. Luis Seclan et Mohamed Arafat figurent parmi les plus connus, mais tous savent très bien que leur travail est indispensable au système économique italien et ils s’opposent à toute forme d’exploitation ou de racisme.
Mais Ikea n’est qu’un exemple. Toutes les plateformes de logistique autour de Milan sont prises dans la tourmente.

Les travailleurs/euses réagissent, qu’ils soient employés dans les chaînes de supermarché telles qu’Esselunga et Coop ou dans les entreprises de coursiers comme TNT et SDA. Les blocus visant à empêcher l’entrée des briseurs de grève et la sortie des marchandises est la méthode la plus fréquente, mais les piquets de grève et les manifestations sont également répandus.

En juin 2012, un piquet de grève installé au centre commercial Basiano, non loin de Piacenza, a été le théâtre d’affrontements avec la police, qui se sont soldés par plusieurs jambes cassées du côté des grévistes et une personne qui s’est retrouvée dans le coma.

Le mouvement de grève a commencé lorsque plusieurs dizaines d’employé(e)s d’une coopérative ont reçu une lettre de licenciement, et après le renvoi de treize autres employé(e)s qui avaient soutenu la grève de leurs collègues. Les travailleurs/euses engagés à la place de ceux qui avaient été congédiés n’étaient payés que 4,50 euros de l’heure, au lieu des 9 euros prévus dans le contrat national.
Malgré la crise économique qui sévit en Italie, le secteur de la logistique se développe. Les centres commerciaux, le commerce en ligne et les coursiers ont engrangé d’importants bénéfices au cours de ces dernières années.

La Région logistique milanaise (RLM) se trouve au cœur de ce système italien. Les fournisseurs expédient les marchandises vers d’immenses plateformes, qui les envoient à leur tour aux détaillants. Les produits que les consommateurs/trices italiens trouvent en magasin, ou qu’ils achètent sur Internet, sont manipulés par une main-d’œuvre péruvienne, pakistanaise et égyptienne.

Ces travailleurs/euses supportent de moins en moins des conditions de travail toujours plus précaires alors que leurs employeurs s’enrichissent.

Auparavant, grâce à la stabilité financière qu’assuraient les contrats permanents, les contrats à durée indéterminée et les salaires décents, les employé(e)s pouvaient fonder une famille, contracter une hypothèque et envoyer leurs enfants à l’université. Or, depuis quelques années, les loyers et les impôts augmentent tandis que les salaires diminuent. C’est ce qui a provoqué cette massive vague de grève, soutenue par les petits syndicats indépendants plutôt que par les grandes confédérations syndicales, et par un réseau de solidarité composé de militant(e)s de gauche et d’étudiant(e)s.

Embaucher illégalement en toute légalité

Claudio Frugoni est juriste. Il fait partie d’un réseau de protection juridique des travailleurs/euses dans la zone de Basiano, réputée pour ses centres commerciaux. « Il s’agit d’une lutte pour le travail, pas d’une lutte contre le racisme », déclare Claudio Frugoni.

Les coopératives servent désormais de couverture pour embaucher illégalement des travailleurs/euses, même si ces organisations sont officiellement légales. L’astuce consiste à faire passer une personne pour un « travailleur associé » qui n’est pas autorisé à effectuer des heures supplémentaires. Si les travailleurs/euses protestent, les employeurs leur disent : « Reste chez toi quelques jours, il n’y a pas de travail pour toi. » Mais il s’agit en fait d’une mesure de rétorsion.

Les coopératives existent depuis longtemps en Italie mais, alors qu’à l’origine elles ont été créées pour la protection mutuelle des travailleurs/euses, aujourd’hui elles sont souvent utilisées pour les exploiter, et ce d’autant plus que de nombreuses coopératives ont un seul client et qu’elles travaillent avec un unique fournisseur. Dans ces cas, le président(e) d’une coopérative est souvent un ancien chef d’atelier qui fait le même travail depuis le début de sa carrière.

Nabil Hassan, militant syndical d’un COBAS, affirme que ce système s’apparente à l’embauche illégale pratiquée dans le secteur de l’agriculture : « 90 % des coopératives n’ont aucun lien avec l’entreprise et ne choisissent pas les heures de travail. »

En novembre dernier, le réalisateur britannique Ken Loach a réagi à l’exploitation des travailleurs/euses migrants dans le nord de l’Italie. « Les récompenses sont importantes, mais le respect des travailleurs l’est encore plus » a-t-il déclaré en refusant le prix que lui décernait le festival de cinéma de Turin pour l’ensemble de son œuvre.
Par ce geste symbolique, Ken Loach a non seulement rappelé les conditions de travail désastreuses des travailleurs/euses employés dans les coopératives de logistique, mais aussi contre tout le système d’externalisation en Italie.

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Article publié sur le site de Equal Times ici


En complément

Sur la constellation des ‟syndicats de bases” italiens, on peut se reporter à :
La petite galaxie du syndicalisme alternatif

Sur les luttes dans la logistique, il y a aussi ce texte mais qui parlait surtout des ports de commerce :
Globalisation et grèves dans les ports de commerce

Site du SI-Cobas (scission du SLAI-Cobas), présent surtout dans le Piémont, Lombardie, Emilie-Romagne

http://www.sicobas.org/

Site de l’ADL-Cobas (originaire de Vénétie, existe aussi en Emilie-Romagne)

http://www.adlcobas.it/


P.-S.

Ces textes sont disponible dans un format PDF (A4 - 20 pages) ici

titre documents joints

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